Lionel Lincoln/Chapitre XXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 296-306).


CHAPITRE XXIV.


Je m’étonne, Monsieur, puisque les femmes sont des monstres à vos yeux et que vous les fuyez, et j’en crois vos serments, je m’étonne que vous désiriez vous marier.
Shakspeare. Tout est bien qui finit bien.



Cécile avait quitté la chambre de Mrs Lechmere pour tâcher de retrouver le calme qu’elle avait perdu. Retirée dans la sienne et prosternée à genoux, elle adressa de ferventes prières à celui qui pouvait seul l’aider à supporter le fardeau d’une douleur qui accablait sa jeune inexpérience. Jusque alors, heureuse et tranquille, elle ne l’avait invoqué que faiblement, et sa dévotion n’avait été qu’extérieure ; maintenant que le malheur l’éprouvait, elle sentait le besoin de consolations divines, et elle ne les implora pas en vain. Son âme s’éleva par les communications intimes qu’elle venait d’avoir avec son Dieu ; le calme solennel qui l’entourait se communiqua à son cœur, et elle se prépara enfin à aller reprendre sa place au chevet du lit de sa grand’mère.

En passant de sa chambre dans celle de Mrs Lechmere, elle entendit la voix d’Agnès en bas, qui donnait les ordres nécessaires aux domestiques pour le repas de noce, et elle s’arrêta un instant pour s’assurer que tout ce qui venait de se passer si récemment n’était autre chose qu’un jeu de son imagination en délire. Elle jeta un coup d’œil sur sa parure qui, toute modeste qu’elle fût, n’était pas celle de tous les jours ; elle frissonna en se rappelant cette apparition d’un si funeste présage, et arriva enfin à l’effrayante réalité qui se présentait à son esprit nue et dans toute son horreur. Après avoir posé sa main sur la porte, elle prêta l’oreille avec une terreur secrète pour écouter si quelques sons ne sortaient pas de la chambre de la malade. Le bruit avait cessé en bas, et elle n’entendit aussi que le sifflement du vent qui semblait se jouer le long des cheminées et des angles de la maison.

Encouragée par le silence solennel qui régnait dans la chambre de sa grand’mère, Cécile ouvrit alors la porte, dans la douce persuasion qu’elle allait être témoin de la résignation d’une chrétienne dans ce même lieu où elle avait entendu si récemment les imprécations du désespoir. Elle entra d’un pas timide, car elle craignait de rencontrer le regard creux mais perçant de l’inconnu qui avait apporté le billet du médecin, et dont l’extérieur et le langage étaient encore présents à sa pensée d’une manière vague, mais terrible. Cependant elle reconnut bientôt que son hésitation et ses craintes étaient sans fondement ; la chambre était vide. Après avoir jeté un coup d’œil autour d’elle, dans l’espoir d’y retrouver son cher Lionel, elle s’avança d’un pas léger vers le lit, et entrouvrant les rideaux, elle souleva la couverture, et découvrit à l’instant la fatale vérité.

Les traits de Mrs Lechmere étaient déjà raides, et ils avaient pris cette expression livide et cadavéreuse qu’imprime la main de la mort. L’âme en partant avait laissé l’empreinte des souffrances sur la figure, et l’on y voyait encore les traces profondes de ces passions qui, même au moment de la mort, lui avaient fait porter ses regards en arrière sur ce monde qu’elle quittait pour toujours, au lieu de les diriger en avant sur cette existence inconnue vers laquelle elle était entraînée rapidement. Peut-être la violence même du coup qu’elle recevait, la manière brusque et subite dont il était porté, soutinrent-ils le courage de la pauvre Cécile dans ce moment d’épreuve. Elle ne dit rien, ne fit aucun mouvement pendant plus d’une minute ; mais elle resta les yeux fixés sur ces traits ravagés qui lui avaient été chers depuis l’enfance, avec une sorte de saint respect qui n’était pas exempt d’horreur. Alors se retracèrent à sa mémoire ces présages funestes qui avaient accompagné son mariage, et en même temps se présenta l’idée accablante que peut-être n’était-ce pas la plus terrible des infortunes qui lui étaient réservées.

Cette nouvelle pensée l’agite et lui rend des forces ; elle referme aussitôt le rideau sur ce corps inanimé, et sort de l’appartement à pas précipités. La chambre de Lionel était sur le même étage que celle qu’elle venait de quitter. Avant qu’elle ait eu le temps de faire une seule réflexion, sa main est sur le loquet de la porte. Tant de circonstances accumulées ont troublé ses idées. Prête à franchir le seuil, elle cherche pourtant à les rassembler ; une sorte de honte et de délicatesse s’oppose à ce qu’elle va faire ; mais la crainte l’empote, d’affreux pressentiments la dévorent de nouveau, et elle s’est précipitée dans la chambre en appelant à grands cris celui qu’elle cherche.

Quelques tisons, restes d’un feu presque éteint, avaient été rapprochés avec soin et jetaient une clarté faible et vacillante. La chambre semblait être remplie d’un air froid et perçant qui glaça Cécile dès qu’elle entra, et de grandes ombres se jouaient sur les murs, mobiles et tremblantes comme la lueur qui brillait encore dans le foyer. Mais l’appartement était vide comme celui de la défunte. S’apercevant que la porte du petit cabinet de toilette était ouverte, elle y courut, et alors l’air froid de la chambre, les vacillations du feu se trouvèrent expliqués : la porte de la rue au bas de l’escalier était tout ouverte, et le vent montait en sifflant jusqu’à l’étage supérieur.

Si Cécile avait voulu expliquer les sentiments qui la portèrent à descendre et la manière dont elle le fit, il lui eût été impossible d’y réussir ; car, plus prompte que la pensée, elle était sur le seuil de la porte avant d’avoir pu songer à sa position.

La lune continuait à se montrer à travers les nuages, jetant à peine assez de clarté pour laisser apercevoir le calme qui régnait dans le camp et dans la ville. Le vent d’est soufflait encore au travers des rues, soulevant des tourbillons de neige, et balayant toutes les places publiques. Mais on n’apercevait nulle part aucune trace d’hommes ni d’animaux.

Avec la même rapidité qu’elle était accourue à la porte, Cécile s’en éloigna en tressaillant, frappée de cette scène lugubre ou tout semble lui parler encore de la mort de sa grand’mère. En un instant elle est remontée dans la chambre, et elle en examine les moindres recoins avec une inquiétude toujours croissante, dans l’espoir d’y retrouver son mari. Mais ses forces, entretenues jusque alors par l’espèce de transport qui l’agitait, finissent par s’épuiser. Elle ne peut supporter l’idée que Lionel l’ait abandonnée dans le moment où il savait qu’elle avait le plus besoin de secours, et elle ne peut s’empêcher d’associer dans son esprit son absence mystérieuse aux sinistres présages de la nuit. L’infortunée serre ses mains l’une contre l’autre dans l’agonie du désespoir, pousse un grand cri en appelant sa cousine, et tombe sur le plancher dans un état d’insensibilité complète.

Agnès surveillait les apprêts du repas ; elle voulait qu’il fût digne en tout des Lechmere, et qu’il fît honneur à sa cousine aux yeux de son seigneur et maître. Malgré le bruit des domestiques empressés à exécuter ses ordres, le cri perçant de Cécile retentit jusque dans la salle à manger, suspendit tous les mouvements, et glaça tous les cœurs.

— C’est mon nom ? dit Agnès ; qui m’appelle ?

— S’il était possible que l’épouse de mon maître poussât un pareil cri, reprit Meriton avec une emphase convenable, je jurerais que c’est milady.

— C’est Cécile ! c’est Cécile ! s’écria Agnès qui déjà s’était élancée hors de la chambre ! oh ! je redoutais ce mariage précipité !

Les domestiques la suivirent avec empressement, et la fatale vérité fut alors connue de toute la maison. Le corps de Mrs Lechmere fut découvert à leur vue ; ils crurent tous que c’était la cause de l’état où ils voyaient la jeune épouse.

Plus d’une heure s’écoula avant que les soins les plus assidus eussent pu rendre à Cécile assez de connaissance pour qu’il fût possible de lui adresser quelques mots. Alors sa cousine profita d’un instant où elle se trouvait seule avec elle pour prononcer le nom de son mari. Cécile l’entendit avec une joie soudaine, mais regardant autour de la chambre d’un air égaré, comme si ses yeux le cherchaient, elle serra ses mains contre son cœur, et retomba dans cet état d’insensibilité dont on avait eu tant de peine à la tirer. Agnès crut deviner alors la véritable cause de son désespoir, et elle sortit de la chambre dès qu’elle eut réussi encore une fois à lui faire reprendre ses sens.

Agnès Danforth n’avait jamais eu pour sa tante cette confiance et ce respect sans bornes qui purifiaient les affections de la petite-fille de la défunte. Elle avait de plus proches parents auxquels elle était attachée sincèrement, et n’étant pas aveuglée par la tendresse, elle remarquait ces traits d’égoïsme et d’insensibilité qui étaient propres à Mrs Lechmere. Si donc elle avait consenti à s’exposer aux privations et aux dangers d’un siège, c’était uniquement par attachement pour sa cousine, qui sans elle aurait eu peine à supporter l’ennui de sa solitude.

Par suite de cette disposition, la mort inattendue de Mrs Lechmere était pour elle un sujet de deuil, mais non pas de désespoir. Sans doute si l’état de Cécile ne lui eût pas causé autant d’inquiétude, elle se fût retirée pour pleurer librement une personne qu’elle connaissait depuis si longtemps, et que, dans la sincérité de son cœur, elle croyait si peu préparée à ce passage solennel. Mais elle vit qu’il ne s’agissait point de répandre de veines larmes, qu’il fallait agir, et passant dans le parloir, elle fit dire à Meriton de venir lui parler.

Lorsque le valet parut, elle affecta un sang-froid bien éloigné de ce qu’elle éprouvait, et le pria de chercher son maître et de lui dire que miss Danforth désirait le voir un moment sans délai. Pendant que Meriton était allé s’acquitter de sa commission, elle s’efforça d’appeler toute son énergie pour se tenir prête à tout événement.

Cependant les minutes s’écoulaient, et Meriton ne revenait point. Elle se leva, et rapprochant sans bruit de la porte, elle prêta l’oreille. Elle crut entendre parcourir les parties les plus reculées de la maison, d’un pas précipité qui prouvait qu’il faisait sa recherche en conscience. Enfin le bruit des pas approcha, et elle se convainquit bientôt qu’elle allait le revoir. Elle reprit aussitôt sa place, et à son air on eût dit qu’elle s’attendait à voir arriver le maître au lieu du valet. Meriton pourtant revint seul.

— Eh bien ! le major Lincoln ? dit Agnès ; lui avez-vous dit que je l’attendais ici ?

L’étonnement était peint dans tous les traits de Meriton.

— Bon Dieu ! miss Agnès, s’écria-t-il, mon maître est sorti ? sorti un soir comme celui-ci ! et ce qui est encore plus étrange, il est sorti sans être en deuil, lorsque la mort est entrée dans la maison, et l’a frappé dans une personne de son sang encore !

Agnès sut se contenir ; elle suivit le cours que les pensées de Meriton avaient pris, dans l’espoir d’arriver plus facilement à la vérité, sans laisser entrevoir les craintes qui l’agitaient.

— Comment savez-vous, monsieur Meriton, que votre maître ait poussé à ce point l’oubli des convenances ?

— C’est aussi sûr, Madame, que je le suis qu’il avait ce soir-là son grand uniforme lorsqu’il est sorti pour la première fois, quoique alors je ne songeasse pas que Son Honneur allait se marier. D’ailleurs, Madame, ses habits de deuil sont enfermés dans une armoire, et j’en ai la clé dans ma poche.

— Il est assez bizarre qu’il ait choisi une pareille heure pour s’absenter, et cela le jour même de son mariage.

Meriton s’était habitué depuis longtemps à identifier tous ses intérêts avec ceux de son maître, et le rouge lui monta au visage en entendant ce reproche détourné qui lui semblait s’adresser tout à la fois au peu de galanterie de Lionel, et à son manque de délicatesse en général.

— Mais, miss Agnès… Vous voudrez bien remarquer, Madame… Voyez-vous ; cette noce n’a ressemblé en rien à une noce anglaise ; et je ne saurais dire non plus qu’il soit fort commun en Angleterre de mourir aussi soudainement qu’il a plu à Mrs Lechmere de le faire.

— Peut-être, interrompit Agnès, lui est-il arrivé quelque accident. L’homme le plus insensible ne s’absenterait pas volontairement dans un pareil moment.

Les pensées de Meriton prirent aussitôt la même direction, et l’attachement qu’il avait pour son maître lui fit partager sans hésiter les craintes de la jeune personne.

Agnès appuya son front sur sa main, et resta un instant plongée dans ses réflexions. Elle leva alors la tête et dit au fidèle domestique :

— Savez-vous, monsieur Meriton, où couche le capitaine Polwarth ?

— Si je le sais, Madame ! Le capitaine est un homme qui couche toujours dans son lit, à moins que le service du roi ne l’appelle ailleurs. C’est un homme qui a soin de lui-même que le capitaine Polwarth.

Miss Danforth se mordait les lèvres, et une gaieté maligne se peignit un instant dans ses yeux ; mais le moment d’après elle reprit son air grave et elle continua :

— Je crois donc qu’il faut… C’est une extrémité cruelle et pénible, mais je ne vois rien de mieux à faire…

— Avez-vous quelques ordres à me donner, miss Agnès ?

— Oui, Meriton ; vous allez vous rendre chez le capitaine Polwarth ; et vous lui direz que Mrs Lincoln désire qu’il vienne sur-le-champ ici, dans Tremont-Street.

— Ma maîtresse ! répéta le valet tout interdit ; mais, miss Agnès, la femme de chambre dit qu’elle n’a pas la connaissance, et qu’elle ne sait ni ce qui se passe, ni ce qu’on lui dit. C’est une bien triste noce, Madame, pour l’héritier de notre maison.

— Eh bien donc ! dites-lui, reprit Agnès en se levant pour quitter la chambre, que miss Danforth serait bien aise de le voir.

Meriton ne resta que le temps nécessaire pour témoigner qu’il approuvait ce changement dans le message, et il partit alors avec un empressement que redoublaient encore les craintes qu’il commençait à concevoir pour la sûreté de son maître. Malgré son inquiétude, le valet n’était nullement insensible à la rigueur du climat dans lequel il se trouvait, ni aux désagréments particuliers de la nuit pendant laquelle il était obligé de s’y exposer si inopinément. Néanmoins, malgré la neige qui tombait par flocons, et en dépit du froid qui le glaçait jusqu’aux os, il fut bientôt arrivé au logis de Polwarth. Heureusement pour la patience du pauvre Meriton, Shearflint, le laquais du capitaine, n’était pas encore couché ; il venait seulement de quitter son maître, qui avait jugé prudent, avant de se mettre au lit, de se lester de quelques provisions.

La porte s’ouvrit au premier coup de Meriton, et lorsque l’autre eut exprimé sa surprise par les exclamations ordinaires, les deux valets se rendirent ensemble dans une pièce où les restes d’un bon feu de bois répandaient encore une douce chaleur.

— Quel affreux pays que cette Amérique pour le froid, monsieur Shearflint ! dit Meriton en rapprochant les tisons avec sa botte et en se frottant les mains au-dessus de la braise. Je ne trouve pas que notre froid anglais ressemble du tout à cela ; le nôtre a plus de force, plus d’énergie ; mais il ne nous coupe pas la figure comme un méchant rasoir, ainsi que ce vilain froid d’Amérique.

Shearflint, qui se croyait extrêmement libéral, et qui se faisait un point d’honneur de montrer de la magnanimité à l’égard de ses ennemis, ne parlait jamais des colons sans prendre un air de protection qui prouvait selon lui qu’il avait des sentiments, et il répondit avec assurance :

— C’est un pays neuf, monsieur Meriton, et il ne faut pas y regarder de trop près. Lorsqu’on voyage, il faut apprendre à se faire à tout, surtout dans les colonies, où l’on ne doit pas s’attendre à trouver tout aussi bien que chez soi.

— Ce n’est pas qu’après tout je sois difficile en fait de temps, reprit Meriton ; on ne saurait l’être moins que moi, je vous jure. Mais parlez-moi de l’Angleterre pour le climat, si ce n’est pour autre chose. L’eau tombe du ciel dans ce bienheureux pays en bonnes grosses gouttes, et non pas en petites pointes gelées qui vous piquent la figure comme autant d’aiguilles fines.

— Et en effet, monsieur Meriton, maintenant que je vous regarde, on dirait que vous avez secoué la houppe à poudre de votre maître autour de vos oreilles. Tenez, je finissais justement d’égoutter le pot de toddy du capitaine ; goûtez-en, cela pourra servir à dégeler vos idées.

— Diable ! Shearflint, dit Meriton en remettant le pot sur la table pour respirer, après lui avoir donné une accolade qui pouvait compter au moins pour deux, est-ce que le capitaine vous en laisse toujours autant à égoutter ?

— Ah bien oui ! le capitaine ne laisse qu’un petit fond, reprit Shearflint en donnant au pot un mouvement circulaire pour en remuer le contenu, et en avalant d’un trait le peu qui y restait encore ; mais comme ce serait vraiment dommage que rien se perdît dans ces temps de détresse, je me fais une règle de boire ce qui reste, après y avoir fait une légère addition, pour que le tout coule plus aisément. Mais quel motif peut vous amener à une pareille heure, monsieur Meriton ?

— Vous disiez bien, Shearflint ; en effet, le froid avait gelé mes idées. Comment ? diable ! je suis chargé d’un message de vie ou de mort, et j’oubliais ma commission comme un imbécile qui arrive tout frais de sa province !

— Il se machine donc quelque chose ? dit l’autre en lui offrant une chaise sur laquelle Meriton s’assit sans dire mot, tandis que le laquais de Polwarth en prenait une autre avec un égal sang froid. Eh bien ! je m’en suis douté lorsque j’ai vu revenir le capitaine mourant de faim après qu’il avait fait sa toilette avec un soin tout particulier pour aller souper dans Tremont-Street.

— Il s’est machiné quelque chose en effet, car une chose bien certaine, c’est que mon maître s’est marié ce soir dans la chapelle du roi.

— Marié ! répéta l’autre ; grâce à Dieu, il ne nous est pas arrivé de pareil malheur, quoiqu’on nous ait fait l’amputation. Il me serait impossible à moi de vivre avec un homme marié. Non, d’honneur, monsieur Meriton : un maître en culottes est bien assez pour moi, sans en avoir encore un en jupons.

— Cela dépend tout à fait de la position des personnes, Shearflint, reprit Meriton en prenant un air de compassion comme s’il plaignait le pauvre diable. Ce serait une grande folie à un capitaine d’infanterie, qui n’est rien qu’un capitaine d’infanterie, de se lier par les nœuds de l’hymen. Mais, comme nous disons à Ravenscliffe et dans Soho-Square, Cupidon écoutera les soupirs de l’héritier d’un baronnet du Devonshire, qui a quinze mille livres sterling de rente.

— Dix mille, monsieur Meriton, reprit l’autre d’un air très-prononcé de mauvaise humeur, dix mille ; je n’ai jamais entendu dire davantage.

— Allons donc ! j’en compterais moi-même plus de dix mille, et je suis sûr qu’il y en a beaucoup que je ne connais pas.

— Eh bien ! quand il y en aurait vingt mille, s’écria Shearflint en se levant et en roulant les tisons au milieu des cendres, de manière à éteindre le petit reste de feu qui brûlait, ce n’est point cela qui vous aidera à vous acquitter de votre commission. Vous devriez vous rappeler que nous autres domestiques de capitaines pauvres, nous n’avons personne pour nous aider à faire notre ouvrage, et que nous avons besoin de repos. Que vouliez-vous, monsieur Meriton ?

— Parler à votre maître, monsieur Shearflint.

— C’est impossible ! il est sous cinq couvertures, et je ne soulèverais pas la plus légère de toutes pour un mois de mes gages.

— Alors je le ferai pour vous, parce qu’il faut absolument que je lui parle. Est-il dans cette chambre ?

— Oui, vous le trouverez là quelque part, au milieu des couvertures, reprit Shearflint en ouvrant la porte de l’appartement que Meriton lui avait indiqué, et dans l’espoir que Meriton serait au moins assommé pour sa peine. Il courut reprendre sa place au coin du feu, de peur d’attraper quelques éclaboussures.

Meriton fut obligé de secouer fortement le capitaine, et à plusieurs reprises, avant de réussir à le tirer le moins du monde de son profond assoupissement. Enfin il l’entendit grommeler entre ses dents :

— C’est une chienne d’affaire que celle-là… Si nous avions fait un usage convenable de nos jambes, nous aurions pu les attraper… Vous prenez cet homme pour époux… C’est bien… c’est très… Ah ! que diable avez-vous à me rouler ainsi, diable incarné ? y a-t-il du bon sens de remuer un homme de la sorte, pour troubler sa digestion, lorsqu’il vient de manger !

— C’est moi, M. Meriton.

— Et qui diable vous a permis de prendre de pareilles libertés, monsieur moi, ou monsieur Meriton, ou quelque autre nom qu’il vous plaise de vous donner ?

— Je viens vous chercher en toute hâte, Monsieur ; il est arrivé de terribles choses ce soir dans Tremont-Street.

— Arrivé ! répéta Polwarth qui alors était complètement réveillé. Je sais, drôle, que votre maître s’est marié ; parbleu, c’est moi-même qui ai donné la main à la mariée. Je ne crois pas qu’il soit rien arrivé de plus, du moins d’extraordinaire.

— Plût à Dieu, Monsieur, allez ! Madame ne fait que s’évanouir, et monsieur est parti, Dieu sait pour où, et Mrs Lechmere est morte.

Meriton n’avait pas fini que Polwarth s’était déjà mis sur son séant, du mieux qu’il lui était possible, et qu’il avait commencé à s’habiller, par une sorte d’instinct, et sans avoir de but déterminé. D’après l’ordre malheureux dans lequel Meriton avait annoncé ces différentes nouvelles, le capitaine supposa que la mort de Mrs Lechmere provenait d’une séparation étrange et mystérieuse entre les deux époux, et sa mémoire active ne manqua pas de lui rappeler l’interruption singulière du mariage dont il a été si souvent question.

— Et miss Danforth, demanda-t-il, comment le supporte-t-elle ?

— Comme une brave demoiselle qu’elle est, et avec un vrai courage. Il ne faut pas peu de chose pour déconcerter miss Agnès ; elle ne perd pas aisément la tête.

— Parbleu ! je le crois bien, et il lui est bien plus facile de la faire perdre aux autres.

— C’est elle, Monsieur, qui m’a envoyé vous prier de venir dans Tremont-Street sans aucun délai.

— Elle, mon bon ami ? Vite, donnez-moi cette botte, une seule, grâce au ciel, c’est plus tôt mis que deux ; ma veste, maintenant. mon garçon. — Shearflint ! où êtes-vous donc, mauvais drôle ? donnez-moi ma jambe à l’instant.

Dès que son valet entendit cet ordre, il entra dans la chambre, et comme il était plus au fait que Meriton des mystères de la toilette de son maître, le capitaine fut bientôt équipé de pied en cap.

Pendant qu’il s’habillait, il continua à interroger Meriton sur les évènements qui semblaient s’être passés dans Tremont-Street ; mais les réponses du pauvre diable étaient si embrouillées qu’il lui fut impossible d’y rien comprendre. Dès que sa toilette fut terminée, il s’enveloppa dans son manteau, et prenant le bras du valet, il brava la pluie et la neige pour se diriger tant bien que mal vers l’endroit où on disait que la belle Agnès Danforth l’attendait avec impatience, et malgré sa jambe de bois il marchait avec une ardeur chevaleresque qui, dans un autre siècle et dans des circonstances difficiles, lui aurait valu le surnom de héros.