Lionel Lincoln/Chapitre XXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 276-283).


CHAPITRE XXII.


Tu ressembles trop à l’esprit de Banquo ; retire-toi !
ShakspeareMacbeth.



Le major Lincoln trouva la chapelle du roi différente en tous points de l’édifice vénérable, mais profané, qu’il venait de quitter. En y entrant, la lueur de sa lanterne alla frapper sur les riches tapis écarlates qui décoraient plusieurs bancs, et sur les ornements brillants du bel orgue qui maintenant était aussi muet que les morts qui reposaient sous le pavé du temple et autour de son enceinte. Les colonnes élancées, surmontées de leurs élégants chapiteaux, projetaient leurs ombres douteuses dans les nefs latérales et peuplaient les galeries hautes ainsi que la voûte de fantômes vaporeux et fantastiques.

En avançant dans la chapelle, Lionel s’aperçut avec plaisir du changement de température. La chaleur qu’on avait entretenue pendant les différents offices du jour ne s’était point encore dissipée ; car quoique la ville et la garnison manquassent de bois, le temple favorisé, où le représentant du souverain avait coutume de venir prier, ne connaissait pas encore les privations qu’imposait le siège. Job fut chargé de ranimer le feu mourant des poêles, et comme il savait très-bien où se trouvait la provision de bois, il se mit à l’ouvrage avec une vivacité qu’augmentait encore le froid qu’il avait.

Lorsque tous les préparatifs furent terminés, Lionel alla chercher une chaise, tandis que Job, accroupi contre un des poêles qu’il venait de rallumer, se tenait dans l’humble posture qui lui était habituelle et qui exprimait d’une manière si touchante le sentiment qu’il avait de son infériorité. Lorsqu’une chaleur douce et bienfaisante eut dégourdi les membres demi-nus du pauvre idiot, sa tête tomba sur sa poitrine, et il s’endormit d’un profond sommeil, comme un chien de chasse harassé qui a enfin retrouvé son gîte. Un esprit plus actif eût désiré sans doute de connaître les raisons qui pouvaient engager son compagnon à se rendre à l’église à une heure aussi indue. Mais Job était étranger à la curiosité, et il était bien rare que les faibles lueurs de son intelligence s’étendissent plus loin que les saints préceptes qu’on lui avait inculqués avec tant de soin, avant que la maladie eût troublé toutes ses facultés, ou ces principes populaires du moment qui animaient tous les esprits des habitants opprimés de la Nouvelle-Angleterre.

Lionel n’était pas aussi tranquille. Sa montre lui disait que bien des minutes pénibles s’écouleraient avant qu’il pût espérer de voir sa prétendue, et il se disposait à l’attendre avec autant de patience qu’en comportaient ses vingt-cinq ans et les circonstances où il se trouvait. Bientôt le calme de la chapelle ne fut plus interrompu que par les sifflements du vent et le pétillement de la flamme du poêle contre lequel Job était étendu dans un heureux oubli de ses maux.

Lionel essaye de retenir ses pensées vagabondes et de les reporter sur la cérémonie solennelle dans laquelle il allait bientôt jouer le premier rôle. Mais, trouvant cette tâche trop difficile, il se leva, et approchant d’une fenêtre, regarda les rues désertes et les tourbillons de neige que le vent chassait devant lui, écoutant avec impatience si aucun bruit ne lui annoncerait l’arrivée de ceux que sa raison lui disait qu’il ne pouvait attendre encore. Il alla se rasseoir et porta autour de lui un œil inquiet, éprouvant une sorte d’appréhension involontaire que quelqu’un ne fût caché dans l’obscurité qui l’environnait, dans le dessein secret de s’opposer à son bonheur. Tous les incidents de la journée lui paraissaient si singuliers et si romanesques, que par moments il pouvait à peine les croire réels, et qu’il avait besoin de jeter un coup d’œil rapide sur l’autel, et même sur son compagnon assoupi, pour se persuader qu’il n’était pas le jouet d’une vaine illusion. Il porta de nouveau les yeux sur les ombres incertaines et multipliées qui paraissaient à son imagination frappée se mouvoir lentement le long des galeries et dans le vague de l’air, et il sentit renaître toutes ses craintes avec une force qui les faisait ressembler à un pressentiment. Enfin son agitation devint si pénible qu’il s’enfonça dans les recoins les plus sombres de l’édifice, regardant si personne n’était caché dans les bancs, et jetant un œil scrutateur derrière chaque colonne ; mais il n’entendit que le bruit sourd et retentissant de ses pas.

En revenant de sa ronde, Lionel approcha du poêle et céda au vif désir d’entendre le son d’une voix humaine, ne fût-ce que celle de Job. Il toucha légèrement l’idiot du bout du pied, et celui-ci se réveilla avec une promptitude qui prouvait combien son repos était ordinairement court et troublé.

— Vous êtes bien maussade aujourd’hui, Job, dit Lionel s’efforçant de cacher sa faiblesse sous une gaieté affectée ; sans cela vous m’auriez demandé la raison qui m’a amené ici ce soir.

— Les enfants de Boston aiment leurs chapelles, répondit l’idiot.

— Oui, mais ils aiment encore mieux leur lit, et dans ce moment il y en au moins la moitié qui savourent une jouissance que vous paraissez apprécier.

— Job aime à manger et à avoir chaud.

— Et à dormir aussi, si j’en juge par votre assoupissement.

— Oui, dormir est assez doux. Job ne sent pas qu’il a faim lorsqu’il dort.

Lionel garda quelques instants le silence, touché des souffrances que Job venait d’exprimer, sans le savoir, avec un si touchant abandon ; enfin il continua :

— Mais j’espère voir arriver ici bientôt le prêtre, deux dames et le capitaine Polwarth.

— Job aime le capitaine Polwarth : il a toujours beaucoup de provisions.

— Ne penserez-vous donc jamais qu’à votre estomac, drôle que nous êtes ?

— Dieu a créé la faim, dit Job d’un air triste ; il a créé aussi les aliments ; mais le roi garde tout pour ses voraces habits rouges.

— Eh bien ! écoutez et soyez attentif à ce que je vais vous dire. Une des dames qui va venir ici est miss Dynevor ; vous connaissez miss Dynevor, Job ? la belle miss Dynevor !

Mais les charmes de Cécile n’avaient point fait sur l’idiot leur impression accoutumée, et il continua à regarder Lionel avec son apathie ordinaire.

— Assurément, Job, vous connaissez miss Dynevor ! répéta Lionel avec une humeur dont en tout autre moment il aurait été le premier à rire ; elle vous a donné bien des fois de l’argent et des vêtements.

— Oui, Mrs Lechmere est sa grand’mère.

C’était certainement la moindre recommandation de Cécile aux yeux de Lionel, qui s’arrêta un moment avant d’ajouter :

— Quels que soient ses parents, elle doit cette nuit même devenir ma femme. Vous serez témoin de la cérémonie, ensuite vous éteindrez les lumières et vous rendrez la clef de l’église au docteur Liturgy. Demain matin vous viendrez me voir et recevoir votre récompense.

L’idiot se leva avec un air d’importance singulière, et répondit :

— Ce qu’il y a de sûr, c’est que le major Lincoln va se marier et qu’il invite Job à ses noces. Maintenant Nab peut prêcher tant qu’elle le voudra, sur l’orgueil et la vanité ; malgré tout ce qu’elle pourra dire, du sang est du sang, et de la chair est de la chair.

Frappé de l’éclair d’intelligence qui brillait dans les yeux de l’idiot, le major Lincoln lui demanda l’explication de cet étrange langage ; mais l’expression vague et immobile que la physionomie de Job avait reprise prouvait que ses pensées étaient rentrées dans leurs étroites limites, et avant qu’il eût le temps de répondre, un bruit soudain à l’entrée de la chapelle attira leur attention à tous deux. La porte s’ouvrit au même moment, et le docteur Liturgy, tout couvert de flocons de neige et enveloppé de sa redingote et d’un manteau, entra dans la grande nef avec gravité. Lionel s’avança pour le recevoir, et le conduisit à la chaise qu’il venait de quitter.

Lorsque le docteur se fut débarrassé des nombreux préservatifs qu’il avait pris contre le froid, il jeta un regard satisfait autour de lui, et le sourire bienveillant qu’il adressa à Lionel prouvait qu’il était content des apprêts qu’il avait faits.

— Je ne vois pas pourquoi l’on n’aurait pas toutes ses aises dans une église aussi bien que dans une bibliothèque, major Lincoln, dit-il en se rapprochant du poêle. C’est une idée puritaine de croire que la religion a quelque chose de lugubre ou de triste, et je ne vois point pourquoi nous ne chercherions pas à rendre le plus agréable possible pour nous et pour les autres l’endroit où nous sommes appelés à remplir les devoirs sacrés.

— C’est vrai, Monsieur, répondit Lionel en regardant avec inquiétude à travers une des croisées. Ma montre marque dix heures, cependant je ne les ai pas encore entendues sonner.

— Le froid dérange toutes les horloges publiques. Notre pauvre nature est sujette à tant de maux, que nous devons chercher toutes les occasions d’être heureux ; c’est vraiment un devoir pour nous.

— Le péché ne rend point heureux l’homme tombé, dit une voix basse et sourde qui sortait de derrière le poêle.

— Eh !… quoi ?… que dites-vous, major Lincoln ? voilà une idée bien sombre pour un jour de noces, dit le prêtre en regardant autour de lui.

— C’est ce pauvre jeune homme que j’ai amené pour m’aider à rallumer les feux, qui répète une des sentences de sa mère ; voilà tout, Monsieur.

Pendant ce temps, le docteur Liturgy avait aperçu Job tapi derrière le poêle, et se renversant sur sa chaise, il dit en souriant d’un air dédaigneux :

— Je connais l’enfant, Monsieur, je dois le connaître. Il est versé dans la connaissance des textes, et il est même assez porté à entrer en discussion sur les matières religieuses. Il est fâcheux que dès son enfance on n’ait pas mieux dirigé sa faible intelligence, mais on a étouffé les germes de son esprit en le remplissant de toutes ces subtilités. Nous (quand je dis nous, je veux parler des membres de l’église dominante), nous l’appelons souvent le Calvin de Boston. Eh ! eh ! eh ! Le vieux Cotton[1] lui-même ne l’égalait pas en subtilités ! Mais à propos d’église, ne croyez-vous pas qu’une des conséquences de cette rébellion sera d’étendre les bienfaits du culte dans toutes les colonies, et que nous pouvons déjà entrevoir le moment où la véritable religion sera établie dans toutes ces provinces ?

— Oh ! certainement, dit Lionel en marchant avec impatience vers la fenêtre ; plût à Dieu qu’ils arrivassent !

Le docteur, qui célébrait trop souvent des mariages pour que l’approche de cette cérémonie pût encore lui faire éprouver la moindre émotion, ne comprit pas celle de Lionel, et prenant à la lettre ce que celui-ci venait de dire, il répondit :

— Je suis enchanté de vous entendre parler ainsi, major Lincoln, et j’espère que vous voterez en conséquence lorsque l’acte d’amnistie sera présenté au parlement.

En ce moment Lionel aperçut le sleigh qui enfilait la rue déserte, et poussant un cri de joie, il courut à la porte pour recevoir la mariée. Le docteur resté seul finit sa phrase pour sa propre satisfaction, et quittant une place qu’il trouvait si agréable, il prit une lumière et entra dans le sanctuaire. Après avoir allumé tous les cierges, ouvert son livre, et s’être revêtu de ses ornements sacerdotaux, le docteur, dont tous les traits avaient pris un air de solennité convenable, attendit avec dignité le jeune couple qu’il devait unir. Job, qui s’était placé modestement de côté et dans l’ombre, regardait l’attitude et l’aspect imposant du prêtre avec toute la crainte respectueuse d’un enfant.

En ce moment, un petit groupe sortant de la partie la plus éloignée et la plus obscure de l’église s’avança lentement vers l’autel. Cécile ouvrait la marche, appuyée sur le bras que Lionel lui avait offert, moins encore par galanterie que pour soutenir ses pas tremblants. Elle avait ôté dans le vestibule de la chapelle les vêtements extérieurs qui l’avaient préservée du froid, et sa toilette noble et simple, quoique faite avec précipitation, était en harmonie avec la cérémonie qui se préparait. Une pelisse de satin blanc, bordée de riches fourrures, tombait négligemment sur ses épaules, et ne cachait qu’à demi sa taille svelte et élancée. Sa robe, de même étoffe, était taillée d’après la mode du temps, de manière à dessiner tous les contours d’une tournure charmante. Deux rangs d’une superbe dentelle garnissaient le haut de la robe, et descendaient jusqu’au bas en s’éloignant graduellement l’un de l’autre. Mais cette mise à la fois distinguée et simple (simple pour un jour aussi solennel) était tout à fait perdue ; car, en la voyant, il était impossible de remarquer autre chose que sa beauté et la douce mélancolie répandue surtout son maintien.

En approchant du prêtre, Cécile, par un mouvement gracieux, jeta sa pelisse sur la balustrade peu élevée qui entourait le sanctuaire, et accompagna Lionel jusqu’au pied de l’autel, d’un pas plus ferme qu’auparavant. Ses joues étaient pâles, plutôt par l’effet de l’émotion que de la crainte, tandis que ses yeux exprimaient la plus vive tendresse. Des deux aspirants à l’hymen, elle montrait, sinon le plus de calme, au moins le plus d’unité de pensées et le moins de distraction ; car, tandis que les regards de Lionel erraient avec inquiétude dans les coins les plus reculés de l’église, comme s’il eût craint de voir sortir de l’obscurité quelque objet effrayant, ceux de Cécile étaient fixés sur le prêtre avec une douce et pieuse attention.

Agnès et Polwarth les accompagnaient seuls, et à peine étaient-ils tous placés, que la voix basse et imposante du ministre se fit entendre au milieu du calme de la chapelle.

La solennité de l’heure et la solitude presque effrayante de l’église avaient inspiré le docteur Liturgy. L’exhortation qui précède la bénédiction nuptiale fut prononcée avec une onction remarquable ; il faisait de longues et fréquentes pauses entre les membres de phrases qui la composaient ; mais, lorsqu’il en vint à ces mots :

— Si quelqu’un connaît quelque juste raison qui s’oppose à l’accomplissement de ce mariage, qu’il parle maintenant, ou qu’autrement il se taise à jamais !

Il éleva la voix et promena ses regards dans les parties les plus reculées de la chapelle, comme s’il se fût adressé à une multitude d’êtres cachés dans les ténèbres. Les assistants suivirent involontairement la direction de ses yeux, et un moment d’attente pénible, que le caractère imposant de cette scène pouvait seul expliquer, suivit le dernier son de sa voix, qui était allé mourir au sein des voûtes retentissantes.

Au moment où, rassurés par le silence, tous s’étaient retournés vers l’autel, une grande ombre s’éleva du milieu de la galerie supérieure, parut grandir jusqu’au plafond, et de là cet être gigantesque sembla, comme le génie du mal, planer au-dessus du jeune couple.

Le ministre suspendit la prière qu’il commençait, et Cécile saisit le bras de Lionel avec un mouvement convulsif, tandis qu’un frémissement involontaire l’agitait.

L’ombre se retira alors lentement, après avoir fait un grand geste avec le bras, qui se dessina le long de la voûte, et ensuite sur la muraille, jusqu’à l’endroit où étaient les jeunes époux.

— Si quelqu’un connaît quelque juste raison qui s’oppose à l’accomplissement de ce mariage, qu’il parle maintenant, ou qu’autrement il se taise à jamais ! répéta le prêtre à haute voix, comme s’il voulait interpeller tout l’univers.

L’ombre se leva de nouveau, et pour cette fois on put distinguer les proportions monstrueuses d’une figure humaine à laquelle il n’était pas difficile, dans un pareil moment, de croire trouver de l’expression et même de la vie. Ses traits fortement marqués portaient l’empreinte d’une émotion puissante, et ses lèvres semblaient s’ouvrir, comme si l’être aérien prononçait des paroles qui n’étaient point destinées pour des oreilles terrestres. Tout à coup il éleva ses deux bras au-dessus du couple étonné, joignit ses mains comme pour leur donner sa bénédiction, après quoi cette espèce de vision s’évanouit, et aucune forme ne se projeta plus sur la voûte blanche ni sur les murs de l’église.

Une troisième fois le ministre interdit répéta l’appel solennel, et aussitôt tous les regards, comme par une impulsion secrète, se portèrent sur l’endroit où s’étaient reproduits à deux reprises les contours d’une forme humaine ; mais l’ombre ne parut plus. Après avoir attendu en vain quelques minutes, le docteur Liturgy continua d’une voix qui semblait plus tremblante qu’à l’ordinaire ; mais aucun incident extraordinaire ne vint troubler le reste de la cérémonie.

Cécile prononça ses vœux avec une sainte émotion. Lionel, qui semblait s’attendre à quelque malheur étrange, s’efforça de paraître calme jusqu’à la fin du service. Ils furent unis, et lorsque la bénédiction fut prononcée, pas le plus léger bruit ne se fit entendre dans l’église, et personne n’avait le courage de parler. Ils s’éloignèrent tous en silence de l’autel, et se disposèrent à partir. Cécile, pâle et tremblante, se laissa envelopper dans sa pelisse par Lionel, sans paraître s’apercevoir de son attention, et au lieu de l’en remercier par un sourire, elle jeta un regard inquiet sur la voûte, avec une expression à laquelle il était impossible de se méprendre. Polwarth lui-même était devenu muet, et Agnès oublia de faire à la mariée son compliment de félicitation, et de lui exprimer les souhaits que pendant la cérémonie elle n’avait cessé de former pour son bonheur.

Le docteur murmura quelques mots entre ses dents pour recommander à Job d’éteindre le feu et les chandelles, et il sortit sur les pas des mariés avec une précipitation qu’il lui plut d’attribuer à l’heure avancée, laissant le fils d’Abigaïl Pray en possession de la chapelle.


  1. Ecclésiastique distingué de la Nouvelle-Angleterre.