LETTRES
SUR L’ISLANDE.

vi.
DÉCOUVERTE DE L’ISLANDE.

À M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

Les Scandinaves étaient, comme on sait, d’intrépides navigateurs. Ils n’avaient ni le sextant, ni l’astrolabe, ni la boussole ; ils n’avaient pas appris à mesurer la hauteur du soleil pour connaître leur latitude, ni à pointer une carte pour déterminer leurs distances. Mais ils se jetaient dans leur bateau, la rame à la main, et s’en allaient, comme des oiseaux de mer, chercher la côte lointaine. Souvent la vague orageuse leur servit de guide, et la tempête les conduisit au lieu où ils voulaient aborder. Cependant, au viiie siècle, Beda[1] avait signalé de nouveau cette île de Thulé, dont le nom se trouve dans l’histoire de Pline, dans les vers de Virgile[2]. Cent ans plus tard, le moine Dicuil la dépeignait non plus d’après de vagues conjectures, mais d’après des notions positives. Des Irlandais y avaient abordé, des moines y avaient séjourné depuis le mois de février jusqu’au mois d’août, et l’on retrouva leurs vestiges. L’Islande était connue d’un autre peuple de marins ; et les Norwégiens, qui avaient déjà exploré tant de rivages, ne la connaissaient pas encore. Le hasard, qui les avait conduits sur des côtes étrangères, fut encore cette fois leur pilote. L’orage les jeta sur cette terre de volcans et d’orages.

Un pirate, nommé Nadodd, s’en allait de Norwége aux îles Ferœ[3]. Un coup de vent le fit dévier de sa route et l’emporta au nord. Il se croyait perdu au milieu de l’Océan ; il aperçut la côte. Lui et ses compagnons amarrent le navire, prennent leurs armes, descendent à terre, et les voilà marchant à travers les champs de lave ; ils promènent leurs regards autour d’eux, et n’aperçoivent aucune trace humaine. Ils prêtent l’oreille et n’entendent aucun bruit. Ils montent sur une colline élevée, et ne voient ni fumée ni habitation. L’Islande attendait sa colonie d’émigrés, et elle était déserte. Nadodd y resta jusqu’en automne. Alors le ciel se couvrit de nuages, la neige tomba sur les montagnes, et, en partant, il nomma la terre qu’il venait de découvrir : Terre de Neige (Snœland)[4].

Ceci se passait en 861. Trois ans après, un Suédois, appelé Gardas, entreprit un voyage aux Hébrides pour y recueillir un héritage : il fut surpris comme Nadodd par une tempête, et jeté sur les rives d’Islande. Il demeura, pendant l’hiver, à Husavik, et, à son retour, loua beaucoup le pays qu’il avait vu[5].

Il n’en fallait pas tant pour séduire l’esprit aventureux des hommes du Nord. Il suffisait de dire qu’on avait découvert une nouvelle contrée. Qu’elle fût riche ou pauvre, n’importe, ils voulaient la voir. En 864, dans une maison norwégienne, le sang du sacrifice coulait sur l’autel des dieux scandinaves, et un pirate, enthousiasmé par tout ce qu’on racontait de l’Islande, se préparait à aller visiter cette terre lointaine. C’était Floki. Il avait voulu se rendre les divinités propices par des prières publiques, et il consacrait à Odin trois corbeaux, qui devaient, à défaut de boussole, le guider dans son excursion. Peut-être avait-il entendu conter l’histoire de Noé dans son arche ; peut-être était-ce alors un moyen employé par plusieurs navigateurs. Quand il eut doublé les îles Ferœ, Floki lâcha le premier de ses corbeaux, qui, ne se souciant pas sans doute d’entreprendre un voyage de découverte, s’en retourna tranquillement au lieu d’où il était parti. Peu après, il lâcha le second, qui s’élança dans les airs, tournoya au-dessus du navire, et revint lâchement se poser sur sa cage, effrayé de cette immensité d’eau. Enfin Floki lâcha le troisième ; et celui-ci, comme pour venger l’honneur de sa race, s’en alla hardiment vers le nord ; le vaisseau le suivit et aborda à Reykianes. Nadodd avait vu en automne les montagnes couvertes de neige, Floki les trouva au printemps couvertes de glace, et donna au pays le nom qui lui est resté Terre de glace (Island)[6]. Il revint, l’été suivant en Norwége, et dépeignit, comme il les avait vus, ces champs arides, ces volcans enflammés, ces montagnes sauvages de l’Islande. Mais un de ses compagnons raconta au peuple crédule que c’était un pays charmant, où le sol était sans cesse couvert de fruits, où le beurre découlait des rochers.

Dans ce temps-là, Harald aux beaux cheveux régnait en Norwége : il avait succédé à son père à l’âge de dix ans[7]. Son royaume n’était d’abord qu’une de ces étroites principautés, comme il y en avait eu un grand nombre en Suède et en Danemarck. Mais il avait l’ame ambitieuse, et il était, dit la saga, grand, fort, courageux et habile[8]. Dans son audace et sa jeunesse, quand il eut mesuré son domaine de prince, il se sentit à l’étroit, et rêva guerres et conquêtes : une femme acheva de lui donner l’impulsion. Cette femme était Gyda, fille du roi Eirik. Harald l’avait envoyé demander en mariage ; mais la fière Gyda répondit qu’elle ne se sentait aucunement tentée d’épouser un si petit roi[9], et que s’il voulait être aimé d’elle, il fallait qu’il lui donnât à partager, non pas sa pauvre couronne de prince, mais la couronne de Norwége.

Quand les ambassadeurs de Harald vinrent lui rendre compte de leur mission, il applaudit aux paroles de la jeune fille, et jura de ne pas couper sa chevelure, de ne pas la peigner avant que d’avoir soumis toute la contrée à son pouvoir. Ainsi entraîné par ses désirs ambitieux et ses rêves d’amour, il déclara la guerre à ses voisins, les subjugua l’un après l’autre, et envahit leur principauté. Bientôt son armée devint si nombreuse, son nom si redoutable, que pas un de ses anciens rivaux n’osa lui résister. Il étendit son bras de fer sur toute la Norwége ; et celle qui peu d’années auparavant semblait prendre en pitié sa destinée obscure, vint lui tendre la main sur le champ de bataille, et le salua roi. Mais il avait conquis ses peuples par la force, et, sur sa route, il n’avait semé que la haine et le mécontentement. Des hommes qui avaient été ses égaux, gémissaient de le nommer leur souverain ; des familles puissantes s’indignaient de se courber devant lui : elles cédaient à sa volonté, mais en cherchant autour d’elles le moyen de recouvrer leur indépendance. Alors Floki explorait l’Islande ; et l’île lointaine, l’île déserte, leur apparut comme un dernier refuge. Le pays était pauvre, disait-on, mais il n’avait point de maître ; et l’aristocratie norwégienne, froissée dans ses intérêts, humiliée dans son orgueil, s’en alla chercher les landes arides dont on lui avait parlé, heureuse de reprendre sa liberté, heureuse de mettre entre elle et son despote l’immense espace des mers.

Les deux premiers colons d’Islande, Ingolfr et Leifr, surnommé plus tard Hiorleifr, avaient encore un autre motif de s’expatrier. Ils s’étaient attiré, par un double meurtre, la haine d’une famille nombreuse, et ils fuyaient autant pour éviter sa vengeance que pour échapper à la domination de Harald. Leur première émigration date de 870[10]. Mais ce n’était, en quelque sorte, qu’un voyage d’essai, une reconnaissance de pays. Ils abordent en Irlande et y passent l’hiver. Au printemps, Hiorleifr s’en va guerroyer en Islande, Ingolfr retourne en Norwége. Un an après ils se rejoignent, et cette fois se disposent à partir pour long-temps. Ingolfr offre un sacrifice aux dieux, et consulte les oracles scandinaves qui lui indiquent la route d’Islande. Hiorleifr, qui peut-être avait reçu, dans son dernier voyage, quelques notions du christianisme, refusa de sacrifier, et accepta pour oracle la parole de son ami. Ils s’embarquent emportant avec eux tout ce qu’ils possédaient, et parmi ses richesses de corsaire, Ingolfr avait placé ses dieux pénates. À quelque distance de la côte, ils se séparent. Hiorleifr s’en va à l’est. Ingolfr, avec son esprit superstitieux, jette à la mer ses idoles, promettant d’aborder là où elles aborderont. Mais le vent l’entraîna d’un autre côté, et il débarqua à l’ouest de la côte, dans un endroit qui a conservé son nom et qui s’appelle encore aujourd’hui : Ingolfs hœfdi (promontoire d’Ingolfr). En arrivant, Hiorleifr s’était bâti une demeure, et avait essayé de labourer la terre ; mais il fut assassiné par des esclaves irlandais qu’il avait amenés avec lui. En apprenant cette nouvelle, son compagnon d’armes s’écria avec sa foi de païen : « C’est un grand malheur pour un homme comme celui-là de mourir de la main d’un esclave ; mais tel est le sort de ceux qui ne veulent pas sacrifier aux dieux[11]. » Après cette oraison funèbre, il poursuivit les meurtriers, les atteignit aux îles Westmann, et les massacra. De là vient le nom des îles Westmann. Cependant il s’était mis à la recherche de ses dieux pénates, et, après de longues perquisitions, il les découvrit auprès de Reikiavik. Il éleva sa demeure sur le rivage où la mer les avait jetés, et, de pirate qu’il était, il devint laboureur et pêcheur. Peu à peu d’autres familles norwégiennes le suivirent, et s’en allèrent habiter diverses parties de l’île. Au bout de soixante ans, l’Islande était presque entièrement occupée, et le nombre des émigrés devint si grand, que le roi Harald, craignant de voir son pays se dépeupler, imposa une amende de cinq onces d’argent sur tous ceux qui voulaient partir.

Ces émigrés étaient, pour la plupart, des hommes de famille noble, qui exerçaient dans leur pays un certain droit de souveraineté. Ils emmenaient avec eux tous ceux qu’ils avaient eus autrefois sous leur domination, ils fuyaient le despotisme de leur roi, et redevenaient libres en posant le pied sur le navire ; mais leurs esclaves restaient esclaves. Lorsqu’ils débarquaient sur la côte d’Islande, le chef de la tribu prenait un tison enflammé et parcourait le pays. Toute la terre qu’il enlaçait dans ce cercle de feu lui appartenait, et il la distribuait comme une terre de conquête à ses vassaux. Puis une fois le partage fait, il se retranchait avec ses serfs dans un domaine, et vivait comme un seigneur suzerain. S’il voulait tenter une excursion maritime, ses vassaux étaient obligés de répondre à son appel ; s’il avait une guerre, ses vassaux devaient le soutenir. C’était la féodalité norwégienne, moins le roi qui la gênait ; c’était l’aristocratie des hauts barons de France appliquée à une race de pirates, à un peuple de pêcheurs. Quelques-uns d’entre eux bâtissaient un temple, et prenaient le titre de Godi. Ils étaient tout à la fois magistrats et pontifes. On les appelait comme juges dans les causes difficiles. On prêtait serment sur l’anneau qu’ils portaient à leur doigt, et chaque famille leur payait un tribut religieux.

Tous ces chefs de tribu vivaient à l’écart, maîtres dans leur domaine, jaloux de leur pouvoir, et indépendans l’un de l’autre. Mais souvent ils se regardaient d’un œil d’envie. Dans leur humeur belliqueuse, la moindre contestation provoquait une guerre, la plus légère étincelle amenait un incendie. Ils avaient rapporté de leur terre natale l’amour des combats. Ils s’asseyaient à table appuyés sur leur hache d’armes, et dormaient sur leur glaive. Au premier cri d’alarme, on les voyait monter à cheval, et ils s’en allaient piller et brûler la demeure de leurs voisins. Quand la discorde s’était ainsi jetée entre eux, c’étaient, de part et d’autre, des provocations continuelles et des représailles sans fin. Il n’y avait point de loi pour les punir, point de pouvoir pour les maîtriser, et l’Islande dévastée leur demandait en vain merci. Ces guerres désastreuses firent sentir la nécessité d’une organisation générale qui donnât une sorte d’unité à tant d’élémens disparates, et mît un frein à l’ambition de tant de familles rivales l’une de l’autre.

Un Islandais, Ulfliot, partit pour la Norwége avec la mission d’étudier les lois en usage et de les rapporter dans son pays. Il suivit pendant trois ans les leçons de Thorleif, surnommé le Sage, et s’en revint avec un code qui, en 928, fut adopté à l’Althing, non sans quelque contestation. C’est le code connu sous le nom de Gragas[12]. L’Islande fut divisée en quatre parties, d’après les quatre points cardinaux, et subdivisée en douze districts. Chaque district avait son tribunal, ses réunions particulières ; mais la nation tenait toutes les années une diète solennelle à Thingvalla. L’assemblée était présidée par les douze représentans des districts, et au-dessus d’eux s’élevait le chef judiciaire élu par le peuple et proclamé homme de la loi. C’était bien l’homme de la loi, car, à une époque où elle n’était pas encore écrite, il devait la savoir littéralement par cœur, et la répéter chaque année aux diverses tribus. Pendant deux cents ans, ce code primitif se perpétua ainsi par le souvenir et par la parole. Mais les Islandais, qui le gardaient si fidèlement dans leurs traditions, ne se faisaient pas scrupule de le transgresser chaque fois qu’il condamnait leurs projets de vengeance. Souvent la voix conciliatrice des juges fut méconnue, et la sentence du logmadr étouffée par des cris de guerre et des vociférations haineuses. Les chefs de cohorte s’en allaient à leur diète le glaive à la main, comme les Hongrois ; quand la discussion légale ne leur donnait pas gain de cause, ils avaient recours à la force, et le roc sacré, le logberg, du haut duquel le législateur rendait ses oracles, devenait le théâtre sanglant de leurs combats.

Telle fut l’Islande pendant près de quatre siècles, et le christianisme lui-même, avec ses pieux symboles et ses paroles miséricordieuses, ne put adoucir qu’après de longues résistances les passions violentes de cette race de corsaires. Déjà le Danemarck, la Suède, la Norwége, avaient abjuré le culte de leurs anciens dieux, et l’Islande le conservait encore. Plus d’une fois l’Évangile lui avait été annoncé, et elle ne l’avait pas entendu. Les holocaustes de sang plaisaient trop à l’imagination de ces hommes de guerre pour qu’ils consentissent si vite à y renoncer, et le dieu Thor, avec son marteau, emblème de la force, était bien le dieu qu’ils devaient adorer. Le premier qui essaya de les arracher à leur idolâtrie était un Irlandais envoyé par saint Patrice. Il fit quelques prédications, et bâtit une église dédiée à saint Colomban. Après lui vint une femme de la même nation, qui introduisit la vie chrétienne au milieu du paganisme scandinave, et fit poser des croix au-dessus de plusieurs montagnes. Les Islandais respectèrent ces croix, quelques-uns firent de saint Colomban un héros, et lui donnèrent une place honorable dans le Valhalla, mais voilà tout ce que produisit le zèle des missionnaires irlandais. Bientôt pourtant une voix plus hardie et plus opiniâtre se fit entendre : c’était celle d’un Islandais, celle de Thorvaldr le voyageur[13]. Il avait été baptisé par l’évêque Frédéric de Saxe, et il amena l’évêque avec lui pour prêcher le christianisme dans son pays. Mais il avait long-temps guerroyé sur les côtes étrangères, et il se souvenait trop de son ancien métier de soldat. La parole était pour lui un moyen d’action trop faible et trop lent ; il eut voulu convertir l’Islande par le fer et par le sang. Ses sermons ressemblaient à des cris de colère, et si on lui faisait une injure, il sentait bouillonner tout son sang de pirate. Un jour, deux poètes islandais avaient improvisé contre lui une épigramme, il désespéra de leur salut, et les tua comme deux mécréans. Une autre fois, il apprit qu’un de ses ennemis se trouvait non loin de lui : c’était aussi un païen intraitable qui n’avait pas voulu prêter l’oreille à ses prédications. Il le tua pour en avoir plus tôt fini. Le digne évêque n’eut pas le courage de suivre plus long-temps un tel compagnon ; il retourna dans son église de Saxe et mourut saintement. Quant à Thorvaldr, après avoir porté son rude prosélytisme à travers toute l’Islande, il sentit renaître en lui le goût des voyages lointains. Il s’en alla en Grèce, en Syrie, à Constantinople et à Jérusalem ; puis, il s’arrêta en Russie, et fonda un couvent où il mourut.

Après lui vint Thangbrandr, envoyé par le roi Olaf Tryggvason. C’était un homme de la même trempe que Thorvaldr. D’une main il tenait la croix évangélique, mais de l’autre il tenait le glaive. Il ne reculait ni devant un meurtre ni devant une bataille, et il savait également discuter avec les pontifes païens et lutter avec les berserkirs. Malgré tant de zèle et tant de courage, il ne put vaincre l’obstination des Islandais, et s’en retourna en Norwége. Mais le roi Olaf renvoya deux autres missionnaires. Ceux-ci tâchèrent d’agir sur l’esprit du peuple par les cérémonies religieuses, et ils réussirent. Les prêtres catholiques parurent à l’assemblée du Thing avec leurs blancs surplis et leurs longues chasubles ; l’encensoir balancé par une main d’enfant exhala ses parfums, et la cloche répandit dans les airs ses sons plaintifs et harmonieux. C’est une belle page à ajouter à ces admirables pages que M. de Châteaubriand a écrites sur la cloche dans son Génie du christianisme. La foule s’émut à l’aspect de cette solennité religieuse, et plusieurs hommes qui étaient restés inébranlables à la colère de Thorvaldr et aux sermons de Thangbrandr s’inclinèrent, par un mouvement involontaire, devant le prêtre qui s’avançait ainsi précédé de la croix. Puis, les leçons évangéliques, répétées tant de fois, s’étaient pourtant insinuées dans quelques esprits ; puis, le roi Olaf, qui était puissant, menaçait l’Islande de toute sa colère, si elle refusait d’entendre la parole des nouveaux missionnaires, et enfin une voix s’éleva pour proposer l’adoption du christianisme. Mais, à ces mots, les vieux Scandinaves sentirent se ranimer toute leur ferveur païenne, et l’assemblée se divisa en deux partis, l’un tout disposé à accueillir la nouvelle loi, l’autre bien résolu à défendre l’ancien culte. Dans cet état de crise, on allait, comme de coutume, résoudre la question par un combat, on allait s’entretuer pour savoir qui l’on devait adorer, du Christ ou d’Odin. Un Islandais, plus sage que les autres, demanda si l’on ne pourrait pas suspendre encore les hostilités, et faire trancher la difficulté par des arbitres. Sa proposition fut écoutée, et chaque parti nomma ses juges. Mais les missionnaires catholiques gagnèrent pour trois marcs d’argent Thorgeir, le plus influent et le plus intraitable païen. Le lendemain, Thorgeir s’avança au milieu de la foule, et après avoir cherché à démontrer combien ces divisions de parti portaient de préjudice à la république, il s’écria : « Vous tous qui m’écoutez, accepterez-vous la religion que je vais proposer ? » Les païens, qui le regardaient comme le plus intrépide défenseur de leur croyance, répondirent qu’ils l’accepteraient, et les chrétiens, qui étaient dans le secret de la transaction faite avec lui, répondirent de même. Alors Thorgeir proclama la religion chrétienne, et, malgré les cris d’étonnement et les plaintes de ses anciens partisans, elle fut adoptée.

De cette époque date pour l’Islande une nouvelle ère de science et de poésie. Elle eut des écoles, des prêtres instruits, des voyageurs célèbres, mais elle n’eut pas le repos. Ni la loi politique ni la loi religieuse ne pouvaient dompter l’ambition de ses principales familles. Au commencement du xie siècle, une nouvelle guerre s’allume entre elles, plus longue, plus terrible, plus acharnée que jamais. On vit alors des chefs de parti s’en aller au Thing avec une troupe de treize cents hommes. Ils traversaient le pays comme un fléau, tantôt longeant les côtes avec leurs navires, tantôt s’avançant au milieu des habitations à main armée, et se frayant leur route par le meurtre et l’incendie. Quand ils se rencontraient, ce n’était plus comme autrefois des escarmouches d’un moment ; c’étaient des batailles sanglantes qui duraient tout un jour, et souvent recommençaient le lendemain. Quelquefois ils se trompaient l’un l’autre par une paix simulée, et à peine avaient-ils quitté l’Althing qu’on entendait déjà retentir le cri de guerre. S’ils venaient à succomber, les hostilités recommençaient sous une nouvelle bannière, avec un nouveau chef. Dans leur testament de mort, ils léguaient pour héritage à leurs fils une bataille inachevée, une vengeance incomplète, et leurs fils n’étaient que trop fidèles à remplir ce mandat. Tous les principaux habitans du pays périrent dans ces batailles. Toute la puissante famille des Sturles s’entredétruisit elle-même. Snorri Sturleson, le plus grand écrivain de l’Islande, fut massacré à Reykholt par l’ordre du roi Hakon, et victime de la haine de ses ennemis. Quand ses grands hommes furent morts, la république islandaise mourut elle-même. Elle perdit en un jour son nom de république et son indépendance dont elle était si fière. Depuis long-temps les rois de Norwége avaient essayé de la soumettre à leur pouvoir. Il leur semblait que cette terre, peuplée par la Norwége, devait leur appartenir ; mais l’Islande avait maintenu avec orgueil sa liberté. Les longues guerres oligarchiques anéantirent toute sa résolution. Elle était faible et épuisée, et elle courba la tête sous le joug qui l’attendait. En 1262, les trois grands districts du nord, du sud et de l’ouest se soumirent à la Norwége, en 1264 le district de l’est suivit leur exemple.

Dès ce moment, l’histoire politique d’Islande a cessé d’être. L’Islande n’est plus qu’une province norwégienne qui accepte les ordonnances qu’on lui impose, qui, en 1387, se réunit au Danemarck, et qui attend chaque année du roi qui la gouverne son tarif de commerce et son réglement d’impôts. Mais il est une autre histoire de l’Islande à faire, c’est celle de tous les fléaux qui l’ont traversée sans relâche, de tous les volcans qui ont déchiré ses entrailles, de toutes les maladies qui ont décimé sa population. Celle-là est triste, et on la lit avec douleur dans ses montagnes inhabitées, au milieu de ses champs de lave. Voici ses éphémérides de quelques siècles. Où en trouverait-on de semblables ?

1300. Éruption de volcan.
1306. Les glaces du Groenland entourent l’île, et tout périt par le froid.
1308. Tremblement de terre.
1311. Éruption de volcan.
1339. Tremblement de terre. — Éruption de volcan.
1341. Éruption de volcan.
1346. Éruption de volcan.
1350. Éruption de volcan.
1357. Éruption de volcan.
1360. Éruption de volcan.
1362. Éruption de volcan.

1390. Éruption de volcan.
1402. La peste noire qui enlève les deux tiers des habitans.
1419. Invasion des corsaires anglais qui pillent et ravagent le pays.
1425. Nouvelle invasion non moins cruelle que la première.
1490. Épidémie.
1582. Éruption de volcan.
1583. Éruption de volcan.
1616. Invasion des corsaires algériens.
1695. Glaces flottantes.
1707. Épidémie qui enlève le quart de la population.
1716. Éruption de volcan.
1717. Éruption de volcan.
1720. Éruption de volcan.
1753. Famine.
1755. Éruption de volcan.
1766. Éruption de volcan.
1783. Éruption de volcan. — Épidémie. — Famine.


Ajoutez à cela l’indifférence du gouvernement, qui entendit d’une oreille distraite les plaintes de l’Islande, et n’y répondit pas. Ajoutez le monopole du commerce, le monopole infâme qui, pendant deux siècles, enleva à ce malheureux pays tout ce que les volcans, les pirates, les rigueurs du climat et les tremblemens de terre ne lui avaient pas enlevé. Ajoutez les querelles des gouverneurs avec les évêques, les divisions intestines, et vous aurez une idée de tout ce que cette terre d’Islande a eu à souffrir, et vous aimerez peut-être ce peuple ferme et patient qui a supporté tant de désastres et n’a point déserté son pays.

Depuis la fin du siècle dernier, les volcans dorment dans le flanc des montagnes, le monopole du commerce a été aboli, et le gouvernement danois a compris qu’il y allait de son intérêt de protéger et de soutenir l’Islande ; mais rien ne permet d’espérer que le pays redevienne jamais aussi puissant qu’il l’a été. Il y a eu autrefois des familles riches en Islande, et maintenant il n’y en a plus. Il y a eu 100,000 habitans, et maintenant la population ne s’élève pas à plus de 50,000. L’île est pourtant plus grande que le Danemarck et le Holstein, et presque aussi grande que la Prusse. En Russie, on compte 80 habitans par mille carré, en Norwége 105, en Suède 219, en Islande 34.


X. Marmier.
  1. Beda mourut en 735. Son livre : De natura rerum et ratione temporum, fut imprimé à Cologne en 1537.
  2. Il n’est guère vraisemblable que cette Thulé, mentionnée par les auteurs anciens, soit l’Islande ; mais comme les écrivains du nord ont souvent invoqué ce témoignage, nous ne pouvions le passer sous silence.
  3. Je me sers ici d’une expression consacrée par l’usage, tout en protestant contre un de ces abus de langage qui se représentent fréquemment parmi nous. Le mot œ, placé à la fin de Fer, signifie île. Ainsi, en disant les îles Ferœ, nous faisons le plus complet pléonasme qu’il soit possible d’imaginer. Il en est de même de Jersey et Guernesey : la particule ey est islandaise et signifie aussi île.
  4. Landnama bok.
  5. Landnama bok.
  6. Landnama bok.
  7. Saga d’Olaf Tryggvason, tom. i.
  8. Ibid.
  9. Le texte islandais est plus expressif. « Hun svarar at hun vill eigi spilla meydomi sinum til thess at eiga thann konung er eigi hefir meira enn nokkur fylki til Forrada. » (Saga d’Olaf Tryggvason, tom. i.)
  10. Landnama bok.
  11. Landnama bok.
  12. On en a publié à Copenhague une belle édition en 2 vol. in-4o, avec la traduction latine, et il existe sur ce recueil un très bon commentaire de Schlegel.
  13. Le mot vidfœrla signifie plus que voyageur. Il serait mieux rendu par le mot latin peregrinator.