LETTRES
SUR L’ISLANDE.

v.
LANGUE ET LITTÉRATURE.

À MONSIEUR VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

Les écrivains du nord, qui ont cherché à remonter aussi haut que possible dans les traditions primitives de leur pays, divisent en deux grandes familles la race gotho-caucasienne dont ils font provenir tant de peuples. La première se répand dans la Perse, la Chaldée, l’Inde, l’Égypte, et s’avance jusqu’au Thibet. Elle adore le soleil, elle se baigne dans le Gange, elle bâtit les pyramides. C’est la fille aînée de Sem, celle à qui sont échus en partage les rives fécondes du Nil et les jardins poétiques de Sacountala. Nous recourons à elle comme à notre sœur aînée. Son sphynx a des oracles que nous voudrions connaître. Ses védas renferment des trésors de sagesse que nous ne nous lassons pas de fouiller, et quand, à travers les siècles, son langage mystérieux nous arrive, ou par une inscription symbolique, ou par le chant du poète, notre esprit devient attentif, comme si elle allait nous révéler tous les secrets du passé et toutes les lois de l’avenir.

La seconde famille s’avance sur le littoral de la mer Noire, le long de la mer Caspienne. Elle touche d’un côté à la Sibérie, de l’autre au Pont-Euxin, et c’est là que les Scandinaves plaçaient leur Asgaard, la demeure de leurs dieux. Comme un fleuve qui déborde, elle s’étend au nord et au midi, et de trois côtés différens inonde toute l’Europe. La race gothique peuple les forêts de la Scandinavie ; elle occupe le Danemark, la Suède, la Norwége, et lui donne une même religion et une même langue. La seconde race s’en va, avec des armures de fer, là où l’Elbe, aujourd’hui, murmure tristement dans ces plaines de Dresde traversées par tant de batailles ; là où le Rhin bondit au pied du Drachenfels, et de sa vague azurée caresse la blanche tourelle et les coteaux de Rudesheim, chantés par les Minnesœnger. Elle est ardente et énergique, jalouse de son indépendance, fière de sa force et de son courage. Ses jours de fête sont des batailles, et ses premiers poètes sont des soldats. Elle envahit successivement la Saxe, la Souabe, l’Helvétie, et une partie de la Gaule. Laissez-la venir. Bientôt elle sera aux portes de Rome et fera reculer les conquérans du monde devant elle.

Mais par les montagnes de la Thrace, par la Macédoine et l’Illyrie, par les champs phrygiens, par les plaines d’oliviers de la Grèce, voici venir la troisième race. Celle-ci est jeune et riante ; elle se couronne de fleurs et se crée des mythes d’amour. Avec sa fraîche et charmante imagination, elle s’en va semant sur ses pas la fable ingénieuse, faisant de sa religion un poème, et de ce poème un chant de joie. Cette montagne, qui s’élève devant elle, c’est l’Olympe, cette autre le Parnasse, et cette mer qui soupire sur le rivage est celle qui a enfanté la déesse de la beauté. Tout ce qui lui vient des autres peuples s’épure et s’embellit en passant par ses lèvres poétiques ou par ses mains d’artiste. C’était un édifice informe, c’est maintenant le temple de Diane ; c’était une grossière statue d’Isis, c’est la Vénus de Praxitèle ; c’était le récit mystérieux de quelque prêtre égyptien, c’est devenu un chant d’Homère, une scène de Sophocle, une ode d’Anacréon.

Et maintenant, à prendre l’une après l’autre ces trois races, qui croirait qu’elles ont eu un même berceau, qu’elles proviennent de la même souche ? Ni leurs mœurs, ni leur caractère, ni leur histoire ne se ressemblent ; mais il existe entre elles un lien continu que le temps a rendu peu à peu moins apparent, sans qu’il se soit jamais brisé. Il y a encore, entre le Nord et l’Orient, un signe de parenté qui s’est maintenu à travers les siècles et les révolutions ; ce signe, c’est la langue, la langue islandaise, la vieille langue scandinave, dont il est facile de reconnaître l’identité avec les dialectes germaniques et les dialectes grecs. Ainsi, en remontant par l’anglais et le hollandais, par le danois et le suédois, jusqu’à l’anglo-saxon, au vieil allemand, à l’islandais, et de là jusqu’au mésogothique, on arriverait à démontrer très bien de quelle racine tous ces rameaux sont sortis et comment ils ont divergé. On pourrait faire la carte géographique de toutes ces langues, les suivre comme autant de fleuves dans leurs sinuosités, dans leurs conquêtes, et, à l’aide de ces études philologiques, constater la migration des peuples, mieux qu’on n’a jamais pu le faire par d’autres rapprochemens. « Car, comme le dit Rask, les lois, les mœurs, la religion changent ; la langue reste, et, pour apprendre à connaître l’origine d’un peuple, pour pénétrer dans un passé obscur où la tradition certaine nous manque, où l’histoire est souvent interrompue, il n’est pas de guide plus sûr que les langues[1]. »

Il n’y avait autrefois, dans la Scandinavie, qu’une seule langue, et elle s’étendait même à quelques parties de l’Angleterre. Plusieurs livres authentiques en font foi[2]. On l’appelait : langue danoise (dœnsk tungu), car alors le Danemark était le plus célèbre et le plus puissant des trois royaumes. Plus tard, quand il commença à perdre son influence, ou quand il s’écarta du dialecte primitif, la langue danoise s’appela langue du nord (norrœna[3] tungu ou norrœnt mal), et enfin, au xiie siècle, langue islandaise, car le danois, le suédois, avaient pris une autre direction, et la langue-mère, la vraie langue, se trouvait retranchée en Islande. Elle avait été transplantée dans cette nouvelle terre par une colonie de familles nobles qui la parlaient avec une sorte d’élégance, et qui craignaient de l’altérer. C’est ainsi qu’elle rejeta tout alliage étranger, toute locution nouvelle. C’était en Norwége la langue de tout le monde, ce fut en Islande une langue choisie et épurée. Qu’on se figure maintenant, sous le règne du petit-fils de Charlemagne, les premières familles de la Gaule, les premiers soldats qui prêtèrent, en langue romane, le serment que nous connaissons, jetés tout à coup sur une île ignorée au milieu de l’Océan, échappant à toute influence extérieure, et conservant avec un soin religieux les souvenirs traditionnels que leur ont transmis leurs pères, et la langue qu’ils ont appris à balbutier. Pendant ce temps, tout change dans le pays qu’ils ont quitté, notre histoire se renouvelle, notre langue se transforme. Celle de Corneille remplace celle de Villon, celle de Balzac ne ressemble pas à celle de Rousseau. Un jour nous abordons sur cette île habitée par des hommes issus de la même race que nous, et ils nous parlent une langue que nous n’entendons plus, et ils lisent des livres que nous ne pouvons comprendre. C’est la langue primitive de nos pères, ce sont les livres écrits il y a neuf siècles. Or, voilà précisément le phénomène philologique qui est arrivé en Islande, à l’égard du Danemark, avec cette différence que la langue romane, autant que nous pouvons en juger d’après le serment de Strasbourg, n’était encore qu’un idiome grossier et informe, tandis que la langue islandaise, à l’époque où elle traversa les mers avec la colonie norwégienne, est énergique, souple, et richement développée. En l’étudiant aujourd’hui, avec les idées de philologie progressive que le temps nous a enseignées, on est étonné de ses combinaisons grammaticales, de son allure franche et hardie, de son habileté à rendre les nuances les plus délicates de la pensée, et de son accentuation à la fois douce et sonore. Elle n’a ni les syllabes dures des langues germaniques, ni le sifflement perpétuel de l’anglais. Sa construction est simple, assez semblable à la nôtre, et cependant plus libre. Elle a, comme l’allemand, une admirable aptitude à créer de nouveaux mots ; elle a, comme le grec, les trois genres, comme le danois l’article déterminé qui se place à la fin des substantifs, comme le latin la déclinaison des noms propres. Et, cependant, elle est restée telle qu’elle était. Seulement on vous dira que, sur les côtes de l’île, dans les ports fréquentés par les bâtimens étrangers, le peuple a modifié légèrement sa prononciation et mêlé quelques expressions danoises à l’élément islandais ; mais, dans l’intérieur du pays, elle s’est conservée pure et intacte, on la parle comme on la parlait au temps d’Ingolfr, le premier colon, et, dans toute l’étendue de l’île, il n’est pas un paysan illettré, pas un pâtre ignorant, qui ne comprenne parfaitement les livres islandais les plus anciens. L’étude de cette langue est d’une haute importance, non-seulement pour les œuvres qu’elle renferme, mais par le large espace qu’elle nous ouvre au nord. Elle jette un rayon lumineux sur toute la philologie scandinave, elle touche au méso-gothique, elle nous rapproche de l’Asie. J’ai constaté par des recherches faciles à faire son identité étroite avec le danois et le suédois, sa parenté avec l’allemand, le hollandais, l’anglo-saxon et l’anglais. D’autres ont établi, par des recherches vraiment savantes, ses rapports avec le grec et les langues slaves[4].

Les plus anciens monumens littéraires de l’Islande sont les runes. Peu de questions ont occupé autant que celle-ci la science des antiquaires, et jusqu’à présent elle est restée indécise. Ni Worm, ni Grimm, ni Magnussen, ni Rask, n’ont pu lui donner une solution complète. On ignore l’époque positive à laquelle les runes furent introduites en Europe et celle à laquelle elles cessèrent d’être en usage. On n’a pas encore déterminé leur valeur précise dans les temps anciens, ni leur filiation, ni le rapport exact du caractère runique au caractère écrit que nous employons de nos jours. Plusieurs philologues ne sont pas même d’accord sur l’interprétation à donner aux runes. Palgrave rapporte dans son Histoire des Anglo-Saxons, une inscription à laquelle trois hommes distingués ont attribué un sens totalement opposé. Champollion et Seyffarth n’ont pas eu plus de contestations sur les hyéroglyphes égyptiens, que les écrivains d’Allemagne et de Danemark n’en ont eu sur les hyéroglyphes du nord. Dans cet état d’incertitude, quelle que puisse être notre opinion, nous nous garderons bien de rien conclure, et nous chercherons seulement à rapporter aussi exactement que possible ce que l’on sait sur les runes.

Le mot rune en islandais signifie parole, mais surtout parole mystérieuse. Il se retrouve dans la langue méso-gothique, kymrique, anglo-saxonne, et toujours avec la même signification. Les Finnois l’emploient pour désigner leurs chants populaires, leurs vieilles ballades[5], et les sagas islandaises lui donnent souvent aussi le même sens.

Selon des traditions anciennes, les runes furent apportées dans le nord par Odin. Ce fut lui qui apprit au peuple à s’en servir, et qui lui révéla leur puissance magique. Avec les runes, il pouvait, dit l’Edda[6], guérir les maladies, apaiser les orages, arrêter une flèche dans son vol. Avec les runes il brisait les chaînes des prisonniers, il réveillait les morts, il étouffait un incendie. Il savait comment il fallait les employer pour gagner l’amour d’une femme, et il connaissait des secrets mystérieux qu’il ne voulait révéler qu’à sa sœur ou à sa bien-aimée.

Dans une autre partie de l’Edda, Sigurd prie une valkyrie de lui enseigner la sagesse, et elle lui apprend différentes espèces de runes ; les runes victorieuses pour résister à ses ennemis, pour triompher dans les combats ; les runes de mer pour n’avoir rien à redouter des orages ; les runes de forêt pour connaître les plantes médicales, et traiter efficacement toutes les plaies.

On gravait les runes sur la proue du navire, sur le pommeau du glaive, sur les cornes à boire, quelquefois sur des baguettes en bois que l’on portait en guise d’amulette[7], et le peuple croyait à la vertu de ces caractères mystérieux. Un jour on présenta à Égil une coupe empoisonnée, il s’ouvrit une veine, en fit jaillir du sang, écrivit avec ce sang des paroles runiques sur la coupe, et à l’instant elle se rompit en deux[8]. Un autre jour, on le conduisit auprès d’une jeune malade pour laquelle on avait inutilement employé tous les remèdes ; il la fit lever, chercha dans son lit, et à la place où elle était couchée, trouva une baguette couverte de caractères runiques. Il prit cette baguette, la jeta au feu, et en replaça une autre, avec d’autres lettres, sous l’oreiller de la malade. À peine s’était-elle mise dans son lit, qu’il lui sembla qu’elle sortait d’un long sommeil. Elle se sentait encore très faible, mais elle était guérie.

Quelquefois la rune n’était autre chose qu’une lettre hyéroglyphique. On la gravait avec la pointe d’un couteau sur le bras, ou sur la poitrine. Un N signifiait naud (nécessité) ; un J, js ( glace ) ; un F, Freya (déesse de l’amour) ; un Th, Thor (dieu de la force). C’étaient là les runes puissantes, les runes mystiques, enseignées par les dieux, adoptées par la foule et perpétuées par la tradition.

Mais il y avait à côté de ces hyéroglyphes revêtus d’un tel prestige, un alphabet runique fort simple, servant aux inscriptions de batailles, aux épitaphes, et les paysans de la Norwége, de la Finlande, les employaient à se faire des calendriers. De là est venu tout le merveilleux des croyances populaires. Cet alphabet se composait de quinze à seize caractères[9]. Il n’y avait qu’un seul caractère pour les consonnes dont l’accentuation se ressemble, pour le g et le k, pour le d et le t, pour le b et le p, pour le u, le v, le y[10]. Évidemment c’étaient là des caractères d’écriture venus de l’Asie, et descendant peut-être en droite ligne des Phéniciens. Mais le peuple, qui ne les comprenait pas, leur attribua une influence mystérieuse. Il lui fallait un moyen quelconque de tromper son ignorance, d’amuser sa crédulité. Il prit ces hyéroglyphes et se tatoua comme les sauvages de l’Inde, et se fit des amulettes comme les fakirs. Les prêtres, qui avaient sans doute intérêt à le laisser dans son erreur, ne cherchèrent point à l’éclairer. Ils se servirent de l’alphabet runique selon leurs lois secrètes, et abandonnèrent la foule à ses superstitions.

Quand le christianisme pénétra dans le nord, les missionnaires poursuivirent de tout leur zèle l’usage des runes qu’ils regardaient comme un reste de paganisme. Mais ils ne purent ni l’anéantir d’un seul coup, ni faire disparaître les anciens monumens. Les runes se propagèrent parmi certaines populations, jusqu’au xive siècle[11]. C’est là encore une des richesses scientifiques du nord. En prenant les runes sous le point de vue fabuleux, elles présentent un côté pittoresque des superstitions scandinaves ; en les prenant sous le point de vue réel, elles nous aident à remonter à l’origine de l’écriture. Un jeune Islandais que la mort a malheureusement enlevé trop tôt à de belles et savantes études, M. Bryniolsen, auteur d’une dissertation latine qui parut, il y a quelques années, avec éclat à Copenhague, après avoir comparé l’alphabet runique du nord à l’alphabet grec, étrusque, slave, phénicien, persan, arménien, égyptien, indien, n’hésite pas à croire que cet alphabet provient, comme la langue scandinave, de la race gotho-caucasienne, et que c’est là l’origine même de l’écriture[12].

De cet essai grossier d’intelligence, l’Islande arrive promptement à une manifestation plus libre et plus complète de la pensée. Elle passe des caractères informes, mal composés, à l’alphabet européen ; de l’inscription tumulaire à la littérature. Cette littérature ne ressemble pas à celle des autres peuples, et il suffit d’observer l’état du pays, pour comprendre qu’il ne pouvait en être autrement. Il n’y a là, ni villes, ni centre de réunion. Toutes les habitations sont éloignées l’une de l’autre. Le prêtre est seul, le paysan seul. Si deux familles se rencontrent, c’est par hasard ; si elles se réunissent, ce n’est que pour un instant. Les moyens de communications sont rares et difficiles. Le messager payé par le gouverneur s’en va deux fois par an, du midi au nord de l’île, et met trois mois à faire son voyage. À part cette excursion officielle, la famille islandaise n’a que la grande foire d’été pour savoir ce qui arrive dans le pays et au-delà. Adieu donc le bruit quotidien des journaux ; adieu l’éclat de la tribune ; adieu la voix encourageante du salon. L’homme qui s’occupe d’études passe solitairement sa vie, au milieu de son enclos ; s’il lui vient une noble et généreuse inspiration, pas une parole sympathique ne l’encourage ; s’il lui vient une heure de doute, pas une main amie n’est là pour le relever. C’est chose triste à voir et douce en même temps. C’est une preuve encore que le travail de l’intelligence est bien au-dessus de tous ces ressorts factices dont nous voudrions le faire dépendre, que l’homme peut vivre avec bonheur dans un cercle suivi d’études, et se passer de ce murmure d’approbation que nous nous sommes habitués à envier.

Par suite de cet isolement des individus, la littérature islandaise présente un caractère singulier que l’on retrouverait difficilement ailleurs. Elle a échappé à l’imitation, mais elle a échappé aussi à l’entraînement des masses. Ailleurs, le siècle jette au peuple une grande pensée, l’homme de génie imprime à son époque un large mouvement ; ici le siècle n’a qu’une action lente et uniforme ; l’homme de génie est à peine entendu. En France, Voltaire donne à toute une génération la parole railleuse, le rire sceptique ; en Allemagne, Goethe change la marche de la littérature ; en Angleterre, Byron fait retentir dans tous les cœurs la plainte amère de Manfred, la longue élégie de Child-Harold. En Islande, la voix du poète passe comme l’écho de rocher en rocher, de maison en maison. Elle résonne mais elle n’ébranle pas. Ailleurs, la littérature porte une admirable empreinte d’inspiration hardie et de spontanéité. Ici, c’est le fruit de la patience et du travail. En mettant de côté les chants des Scaldes, les deux Edda, les Sagas, trois beaux chapitres poétiques qui méritent bien d’être traités à part, leurs plus beaux livres sont des livres d’érudition : livres de droit, annales, traités de mathématiques, et commentaires de théologie. La Nialssaga indique toute la subtilité d’esprit, toutes les habitudes juridiques des Islandais, et leurs expéditions maritimes le long des côtes d’Angleterre et de Norwège nous prouvent qu’ils devaient avoir de très bonne heure des connaissances réelles en astronomie. Mais chaque œuvre écrite s’est faite chez eux laborieusement dans un grand repos, et avec une longue suite de veillées d’hiver. Quelques-unes de ces œuvres ont été livrées au public, mais il en est qui resteront long-temps encore enfouies dans l’obscur bœr qui les a vues naître.

À travers ces travaux de patience, de temps à autre la poésie a fait entendre sa voix harmonieuse, et réveillé par un de ses chants le prêtre courbé sur ses livres d’étude, et le pêcheur assis dans son bateau. Il n’est, comme on le sait, si pauvre pays où les muses ne puissent faire mûrir leur riche moisson. Elles ont bien jeté de charmantes fleurs sur les glaces du Groenland[13], et quand on traverse l’Islande, on est heureux de les voir apparaître au milieu de ces montagnes désertes, où l’isolement est si profond, le long de ces dunes rocailleuses où le bruit de la mer est si triste.

L’Islande se peuple au ixe siècle. Au xe elle a des écoles. Haller en fonde une à Haukadalr, dans une petite vallée près du Geyser. Sœmund de qui nous vient l’Edda, en fonde une autre dans sa solitude de poète, Isléifr établit celle de Skalholt, et Ogmundr, celle de Hoolum. La première date de 999, la seconde de 1080 ; les deux autres de 1057 et 1107. On apprenait dans ces écoles, la lecture, l’écriture, le chant d’église, un peu de latin et de théologie. Mais il y avait alors en Islande des hommes riches, et quand leurs fils avaient recueilli, dans le pays même, les premières notions de la science, ils s’en allaient en Allemagne, en France, en Italie, continuer leurs études. Au bout de quelques années, on les voyait revenir comme des moissonneurs, avec la gerbe littéraire qu’ils avaient glanée le long de leur route. Ils savaient, comme des clercs de Bologne ou de Paris, leur quadrivium, et ils s’étaient fortifiés par leur contact avec les hommes les plus célèbres de chaque pays. Toutes ces excursions à travers les villes étrangères, leur ouvraient un nouvel espace dans le domaine de la pensée, et cependant ils restaient fidèles à leur pauvre contrée, et n’appliquaient qu’à des œuvres nationales l’intelligence qu’ils avaient acquise.

C’est là le beau temps, c’est là l’âge d’or de la littérature islandaise. C’est du xie au xiiie siècle que cette littérature a produit les œuvres qui, aujourd’hui, nous étonnent et nous charment le plus. L’Islande alors est jeune, et forte, pleine de sève et d’audace, et fière de son indépendance. Elle se retrempe dans les souvenirs héroïques de ses pères, elle s’instruit par les voyages. La religion scandinave lui garde encore ses fictions poétiques, et le christianisme l’éclaire de son flambeau.

Les colons de Norwége, en abordant sur les côtes d’Islande, n’ont trouvé, il est vrai, qu’une contrée aride et rebelle à toute culture, mais ils n’ont pas encore vu le sol bouleversé comme il le fut depuis par les tremblemens de terre et les éruptions de volcan. Ils n’ont pas été décimés par la famine et l’épidémie. Ils occupent, au bord de la mer, de larges espaces de verdure, et des savans assurent que, sur ce sol aride où nous ne voyons plus que des masses de lave, il y avait autrefois des forêts. Ainsi, ils vivent avec confiance, acceptant avec courage les rigueurs de leur climat, et demandant aux flots qui les entourent ce que la terre leur refuse. Tandis que les uns s’en vont jeter leurs filets le long des baies, ou explorer les rives étrangères, les autres continuent paisiblement leurs études, et la littérature se forme et s’élargit. Déjà la jurisprudence, l’histoire naturelle, les mathématiques, trouvent des organes. La poésie inspire les scaldes, et Sœmund chante la sagesse d’Odin et la cosmogonie. Les plus belles sagas se répandent dans l’intérieur des familles. Snorri-Sturleson[14] écrit sa Chronologie des rois de Norwége, et Arae fixe, par des faits positifs et des dates certaines, l’histoire primitive de son pays. C’était un pauvre prêtre à qui ses connaissances firent donner le surnom de frodr (savant). Il avait écrit plusieurs grands ouvrages qui ont été perdus. Il ne nous reste de lui que ses esquisses historiques, ses Schedœ, et le livre des origines islandaises, le Landnama bok.

Il s’est fait aussi à cette époque deux ouvrages qui ne peuvent être classés ni dans l’histoire, ni dans la poésie, et qui méritent d’être notés à part. Le premier est le calendrier ecclésiastique, connu sous le nom de Rymbegla, le second est le Kongs-skugg-Sio (Miroir du Roi).

Le Rymbegla fut écrit entre le xiie et le xiiie siècle. C’est un livre composé de paragraphes détachés sur les fêtes, sur la division du temps, sur le cours du soleil, sur l’âge du monde, tout cela jeté pêle-mêle comme des notes d’érudit, comme les fragmens de lecture qu’amassait Jean Paul. À côté d’un chapitre sur les évêques de l’Islande, voici venir l’histoire des empereurs romains, et puis celle des rois d’Israël, et celle d’Hector et de Sémiramis. L’auteur a fait un étonnant mélange de connaissances réelles et d’idées fabuleuses. Par exemple, il croit sans hésiter à l’existence des cyclopes, des dragons, des basiliques et des syrènes comme il croit à celle d’Isleifr, premier prélat de Skalholt. Il raconte avec la plus charmante crédulité qu’il y a bien sûr des pays où les hommes n’ont pas de tête et portent le nez et les yeux dans la poitrine. D’autres ont une tête de chien et aboient quand ils veulent parler. D’autres viennent au monde sans bouche, et ne vivent que du parfum des fleurs et de l’arome des plantes. Il y a quatre grands fleuves qui découlent du paradis : le Gange, le Nil, le Tigre et l’Euphrate, et les voyageurs ont trouvé en Grèce un fleuve qui teint en blanc les moutons qui viennent s’y abreuver, et un autre qui les teint en noir. On a découvert aussi en Phrygie, un lac où les pierres croissent comme des arbres, et beaucoup d’autres choses merveilleuses qu’on ne croirait pas, dit le naïf conteur, si elles n’étaient attestées par les philosophes.

Tout ce livre est ainsi fait de morceaux disjoints ; c’est en certaines parties un récit fort monotone, et dans d’autres une mosaïque curieuse de préjugés populaires, de croyances superstitieuses. Sous ce rapport, il mérite d’être lu par tous ceux qui veulent se faire une idée complète des connaissances cosmographiques du moyen-âge. Du reste, il est devenu rare, et ce n’est pas sans peine que j’ai pu en acquérir un exemplaire[15].

Le Miroir du Roi ressemble beaucoup par sa forme au castoiement d’un père à son fils, et à tous les livres du même genre. Il renferme deux grandes dissertations sur le commerce, sur la cour. Il devait y en avoir deux autres sur les prêtres et les laboureurs. L’auteur aurait ainsi embrassé les quatre classes de la société. On ignore s’il a accompli son œuvre. Dans tous les cas, les deux premières parties seulement nous ont été conservées. Ce livre fut écrit par le ministre d’un roi de Norwége pour l’instruction d’un prince, et je ne sache pas d’ouvrage qui puisse donner une idée plus étendue et plus nette de l’état du nord au moyen-âge. Ce ministre est un homme fin et habile, homme du monde, homme de cour, façonné à tous les usages de son époque ; fort instruit en beaucoup de choses, et, du reste, crédule comme les hommes de son temps. Si vous voyiez comme il apprend à son élève le moyen d’être marchand, comme il lui recommande d’agir avec prudence, de ne pas se lier trop vite avec ceux qui viennent à lui, de ne pas placer dans la même entreprise tout ce qu’il possède, de peur de perdre tout à la fois ; comme il lui indique bien le secret de vendre à propos, et la nécessité de ménager ses ressources. On croirait entendre un vieux marchand de province confiant, d’une main tremblante, la gestion de ses affaires à son fils, et lui déroulant patiemment toutes les ruses de son métier.

Quand il passe de la maison de commerce à la cour, il se fait encore plus timide et plus cauteleux. Le vieux ministre a vécu au milieu des grands, dans la demeure des princes, il sait avec quelle réserve il faut approcher ceux qui tiennent en main le pouvoir. Il parle de ce terrain glissant des châteaux comme eût pu le faire un courtisan de Louis XIV, mais pas un courtisan n’aurait représenté l’autorité royale sous un aspect aussi imposant. Que de précautions il faut prendre pour pénétrer dans la demeure du roi, et comme il faut être adroit, patient et maître de soi-même dès qu’on aspire à vivre auprès de lui ! Le roi n’est pas toujours de bonne humeur, il faut consulter son regard et l’expression de son visage avant que de lui adresser une demande. S’il est assis à table, on aura soin de se tenir humblement à quelque distance de lui ; s’il parle, on se gardera bien de détourner la tête, de se montrer distrait, ou inattentif ; s’il fait un geste, il faut pouvoir, le premier, interpréter ce geste et agir ; s’il donne un ordre et qu’on ne le comprenne pas, on ne sera pas si hardi que de l’obliger à répéter ce qu’il vient de dire une seconde fois, on répondra qu’il a été entendu et qu’il va être obéi ; s’il appelle un courtisan, le courtisan se jettera à genoux devant lui, et ne se relèvera que quand le roi le lui aura commandé.

Après cela viennent d’autres conseils sur la manière de se vêtir, sur les armes qu’on doit porter, et sur l’équitation. Car ce précepteur du prince est un homme universel, et il apprenait à son élève tout ce qu’on savait vraisemblablement en Norwége au xiie siècle. Quand il lui a ainsi enseigné le respect qu’on doit aux rois, il lui enseigne, par des exemples tirés de la Bible, par l’histoire de David, de Joseph, de Mardochée, la conduite que les rois doivent avoir. Puis, en lui parlant des pays qu’il peut parcourir, il lui dit ce qu’il sait sur chaque pays, et alors nous retombons dans toutes les traditions étranges du Rymbegla et des autres géographies du moyen-âge. Il sait qu’il y a des phoques au Groenland, mais c’est pour lui un animal merveilleux, qui a la tête, les yeux, les épaules comme un homme, et personne n’a vu le reste de son corps[16]. Il dépeint assez exactement l’aurore boréale, mais il est dans un grand embarras pour expliquer d’où elle provient. Cependant, dit-il, comme le Groenland se trouve à l’extrémité du globe, il est probable que cette lumière vient du cercle de feu qui entoure la terre, ou des étincelles qui jaillissent des rayons du soleil quand il se couche, ou peut-être du reflet des glaces qui couvrent toute cette partie du monde.

L’Irlande est surtout pour lui un vrai pays de prodiges. Il y a là un lac qui change la moitié d’une branche d’arbre en fer, l’autre en pierre. Il y a des sources qui teignent les cheveux. Il y a une île où l’air a une telle force vitale que personne ne peut y tomber malade. Quand un homme a atteint l’âge qu’il présume que Dieu lui destinait, on l’emmène dans un autre pays, pour qu’il puisse mourir, car jamais dans cette île il ne pourrait mourir de maladie. Dans une autre île, quand les habitans meurent, on ne les enterre pas. On les porte près de l’église, et ils se promènent là tranquillement et causent avec les passans.

L’Islande est aussi une terre assez curieuse. On y trouve des baleines dont les naturalistes de nos jours ne soupçonnent guère l’existence, et il y avait autrefois une source qui devait singulièrement plaire aux Islandais. Cette source avait le goût de la bière. Mais si, par un esprit de convoitise trop grand, le buveur voulait aller bâtir sa cabane dans ce lieu privilégié, l’eau merveilleuse fuyait d’un autre côté ; et s’il voulait y remplir ses flacons pour les emporter, elle redevenait à l’instant comme l’eau ordinaire. Il fallait en user sobrement, et alors il n’y avait pas dans la demeure du jarl, dans le palais du roi, de boisson comparable à celle-là.

Le Miroir du Roi fut écrit vers le milieu du xiie siècle. Environ un siècle après, la littérature islandaise commençait à décliner. En 1264, la colonie d’émigrés se rejoint à la mère-patrie, l’Islande se réunit à la Norwége. Ses nouveaux rois lui conservent, il est vrai, ses lois, ses coutumes, mais ils lui imposent des gouverneurs qui ne ménagent ni sa dignité ni ses intérêts. De violentes contestations s’élèvent souvent entre les principaux habitans du pays et les envoyés de Norwége. Les évêques défendent leurs concitoyens, le peuple se plaint de la violation de ses droits, mais les préfets n’en continuent pas moins leurs injustices et leurs exactions. L’Islande, devenue province tributaire d’un autre royaume, semble avoir perdu l’énergie qui la distinguait quand elle était indépendante. Et puis le volcan plus cruel que tous les gouverneurs, plus terrible que tous les despotes, le volcan est là qui gronde et déchire la crête des montagnes, et vomit de toutes parts ses tourbillons de cendre et sa lave brûlante. Au volcan succèdent quelquefois des tremblemens de terre qui ébranlent l’île entière, et au xive siècle arrive la peste noire. Cette effroyable épidémie, qui avait fait le tour de l’Europe, enleva à l’Islande les deux tiers de ses habitans. À peine la pauvre île commençait-elle à se reposer de ses calamités, qu’une troupe farouche de corsaires anglais aborde sur la côte, pénètre dans l’intérieur du pays, brûle, pille tout ce qu’elle rencontre ; et soixante ans après, une nouvelle épidémie décima encore la population.

Après tant de fléaux, on ne peut guère s’attendre à voir le peuple occupé d’études. Aussi tout tombe dans l’oubli, travaux, histoire, science, littérature. Quelques Islandais apprennent encore dans les écoles à lire et à écrire, mais ceux qui se distinguent dans ces premiers élémens d’instruction sont proclamés savans, et ceux qui veulent arriver au plus haut faîte de la science, lisent les bulles des papes et les immunités de l’église. Pendant l’espace de trois siècles, on ne trouverait pas dans tout le pays, un seul homme comparable aux écrivains du xiie siècle. L’Islande ne produit que de pâles lambeaux d’annales et des prières rimées. Quelques habitans apprennent l’anglais et l’allemand par suite de leurs relations avec les marchands d’Angleterre et de Hambourg. Mais on voit à Skalholt et à Hoolum, des évêques qui ne savent même pas le latin. Au xive siècle, un moine nommé Eystèin se rendit célèbre par la publication d’un poème intitulé le Lys. Mais ce poème n’est qu’une froide paraphrase des premiers chapitres de la Genèse et de l’histoire de la passion de J.-C. Un autre Islandais, Biœrn, se fit une certaine réputation par ses voyages. Il avait visité le Groenland, l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et la Terre-Sainte. On croit qu’il avait écrit plusieurs livres sur ces différens pays, mais il ne nous en est resté aucun.

La réformation vint réveiller les esprits de leur torpeur. Le mouvement d’intelligence qui s’opérait alors en Allemagne et en Danemark atteignit aussi l’Islande. On fonda une imprimerie, on réforma les écoles. Quelques bons livres furent publiés ; quelques hommes instruits et zélés répandirent autour d’eux le goût des lettres. À cette époque de régénération, l’Islande ne produisit, il est vrai, aucune œuvre éclatante, mais elle se sentait ravivée par l’étude. Plusieurs Islandais érudits se mirent à écrire. Les uns suivaient les controverses religieuses dont toute l’Europe était alors occupée. D’autres cherchaient à recueillir les nouvelles notions scientifiques publiées par la France et l’Allemagne et les transmettaient à leur pays. On vit paraître alors des dissertations intéressantes sur l’histoire naturelle d’Islande, plusieurs traités de médecine et de physique qui n’étaient point en arrière de ceux qui s’imprimaient alors dans les autres parties de l’Europe, et surtout beaucoup d’annales historiques. Ces annales sont froides, dépourvues de mouvement et de toute idée philosophique. Ce n’est pas là de l’histoire comme nous l’entendons aujourd’hui. Mais les faits sont racontés d’une manière précise, étagés avec soin par ordre chronologique ; et si ces livres sont monotones à lire, ils sont au moins intéressans à consulter, car ils ont été faits avec conscience. Les plus estimés sont ceux d’Arngrim Johnsen[17], quoique ce ne soient que des précis historiques bien pâles, et quelquefois entachés d’une singulière crédulité. On peut lire aussi avec confiance les Annales de Biœrn, qui embrassent l’histoire d’Islande de 1400 jusqu’à 1645. Il travailla à cet ouvrage toute sa vie, et la plupart des faits qu’il raconte se passaient de son temps. Presque toutes ces annales ont rapport à l’histoire de l’île. Cependant on s’occupait aussi des contrées étrangères, et l’on traduisit de l’allemand diverses chroniques. Mais la plus belle époque historique de l’Islande est le xviiie siècle. Alors apparaissent successivement Torfesen, Magnussen, Finnsen, trois hommes dont les Islandais parlent avec vénération.

Le nom de Torfesen est européen. C’était un homme d’un rare savoir et d’une critique sévère, qui, en se dévouant à l’étude des antiquités du nord, rendit de grands services à son pays. La chronique de Norwége et l’introduction mise en tête de sa Chronologie des rois de Danemark[18], devront être étudiés par tous ceux qui veulent avoir une connaissance exacte de l’ancienne Scandinavie.

Arne Magnussen est celui à qui l’Islande doit d’avoir vu sortir de l’oubli où ils étaient plongés ses monumens littéraires. Il dévoua sa vie entière à cette œuvre de science, qui était aussi pour lui une œuvre de patriotisme, et il y consacra sa fortune.

Le nom de Finnsen est peut-être moins connu du monde savant. Mais il sera chéri et respecté de tous ceux qui ont eu recours à son excellente histoire ecclésiastique[19].

Pendant que la science historique se relevait ainsi de son affaissement passé, la philologie faisait aussi quelques progrès. Au xviie siècle, Olafssen compose son lexique runique. Plus tard, J. Magnussen, le frère de celui dont nous venons de parler, écrit une grammaire islandaise. Vidalin publie une fort belle dissertation sur l’ancienne langue scandinave, et plusieurs érudits joignent aux sagas qui se publient à Copenhague des vocabulaires détaillés et des notes très recommandables. On n’avait pas encore d’histoire littéraire nationale. Finnsen la traite avec savoir et habileté dans son histoire ecclésiastique, et Einarsen publie sa Sciagraphia. Ce n’est qu’une esquisse de la littérature islandaise, un catalogue raisonné, une table chronologique. Mais l’esquisse est complète. Tous les noms s’y trouvent, toutes les notes bibliographiques, toutes les dates ; et si ce livre laisse beaucoup à désirer sous le rapport des développemens, il n’en est pas moins précieux comme indication.

À la même époque, la poésie revient aussi visiter l’Islande, et s’essaye à reprendre sur la vieille lyre des scaldes des accords oubliés. Mais elle n’a pas encore retrouvé sa hardiesse d’invention d’autrefois, et au lieu de créer, elle copie. Des soixante-dix-huit poètes cités par Einarsen, la plupart n’ont fait que rimer des anciennes sagas. D’autres traduisent en vers des chapitres de la Bible. Tous chantent obscurément sous l’humble toit qui les abrite. Un seul s’est acquis quelque célébrité. C’est Halgrim Petersson, l’auteur d’un recueil de psaumes que l’on trouve aujourd’hui dans toutes les familles d’Islande. Mais vers la fin du siècle dernier, cette poésie timide et défiante s’enhardit et parle un langage plus élevé. Un sysselmand de Reykiavik écrit plusieurs poèmes remarquables, et une comédie qui n’a pas encore été imprimée, mais qui est fort vantée de tous ceux qui la connaissent. Un pauvre prêtre traduit, dans sa solitude, Pope, Milton, Klopstock. Un homme déjà renommé pour sa science de naturaliste, Eggert Olafssen, l’auteur d’un voyage intéressant en Islande, composa un recueil de vers que tout le monde lirait avec charme. Sa poésie est tendre et rêveuse. Elle a tout à la fois le caractère de l’idylle et de l’élégie, et elle est simple et vraie. C’est un homme des champs qui s’est plu à célébrer son enclos de verdure, ses montagnes d’Islande, ses lacs limpides. C’est un père de famille qui a redit d’une voix émue et touchante ses joies d’intérieur et ses rêves d’amour. Il avait un frère qui était poète aussi et qui a laissé quelques chansons. Mais celui-ci est gai et frivole ; il chante à tout propos, et sa chanson a la forme riante et coquette. Il amuse, mais son frère intéresse.

La société littéraire de Reykiavik a publié les œuvres de ces deux poètes, et celles de Grœndal ; il serait à souhaiter qu’elle pût continuer ses collections.

Il n’y a point de poésie populaire en Islande, dans le sens que nous attachons à ce mot, et il ne peut pas y en avoir dans un pays où les habitans vivent isolés l’un de l’autre, où l’on ne voit pas, comme en Allemagne, de ces grandes réunions d’étudians, d’ouvriers qui se communiquent par le chant, la ballade de Schiller, ou les strophes patriotiques d’Uhland. D’ailleurs, les Islandais ont le caractère sérieux et triste. Ils ne chantent pas, mais ils lisent. Il n’y a point parmi eux de gondoliers de Venise, et point de Bursche. Mais le livre qu’ils aiment passe de maison en maison. On le lit à la veillée, on en parle en travaillant. Voilà sa popularité, et Béranger pourrait être leur poète populaire, sans qu’ils eussent jamais chanté un seul de ses vers.

Il est surtout un homme dont ils chérissent le nom, dont ils recherchent les œuvres avec empressement. Cet homme est M. Thorarensen, qui remplit aujourd’hui les fonctions de préfet dans le Nordland. C’est un vrai poète par la pensée, par la forme, un poète qui aime son pays et qui le chante avec enthousiasme. Je ne l’ai pas vu, mais j’ai été en correspondance avec lui, et ses lettres m’ont frappé par leur candeur et leur modestie. Ses poésies sont encore disséminées dans différens recueils, mais tous les Islandais les possèdent. J’ai choisi, pour essayer de les faire connaître, deux de ses pièces les plus goûtées en Islande. Qu’on me permette de les joindre à cet article. J’avouerai franchement que cette traduction ne rend pas l’expression nette et brillante de l’original ; mais l’auteur, qui parle et écrit facilement notre langue, m’a du moins envoyé un certificat en bonne forme constatant que je n’avais pas fait de contresens.

La première de ces pièces est un chant patriotique composé par M. Thorarensen lorsqu’il étudiait à l’université de Copenhague. La seconde est une élégie de mort.


Ma vieille et noble Islande, ô ma douce patrie,
Reine des monts glacés, tes fils te chériront,
Tant que la mer ceindra la grève et la prairie,
Tant que l’amour vivra dans une ame attendrie,
Tant qu’au soleil de mai nos champs reverdiront.

Du sein de Copenhague où pèse le nuage
Nous tournons nos regards vers le toit paternel.
Ne pourrons-nous bientôt revoir ton beau rivage ?
Ici nous ne trouvons qu’un froid et faux langage,
Ou le bruit importun, ou le rire cruel.

L’aspect de ce pays sans montagnes nous lasse.
Souvent cet air épais, ce ciel lourd nous fait mal.
Même niveau partout, et partout où je passe
Je cherche vainement ce large et grand espace
Qu’on découvre aux sommets de notre sol natal.

Mieux vaut s’en retourner, mieux vaut revoir encore
La contrée où le vent est plus froid, mais plus pur ;
Les champs couverts de neige éclairés par l’aurore,
Et les flots de cristal que le soleil colore,
Et les Iœkull brillans avec leur ciel d’azur.

Ma vieille et noble Islande, ô ma douce patrie,
Que le ciel te protège et te garde la paix !
Pour toi chacun de nous s’émeut, espère et prie.
Puisse le sort sourire à ta rive chérie,
Puisse un bonheur constant t’animer à jamais !


SIGRUN.


Un jour je te disais : Si tu meurs la première,
Reviens me visiter. Mais tu ne croyais pas

Que je pusse arracher ton corps à la poussière,
Baiser tes yeux éteints, t’enlacer dans mes bras.

Je ne t’aimerais pas, ma douce fiancée,
Si mon amour devait s’arrêter au tombeau ;
De ton front virginal la fraîcheur est passée,
Mais je revois toujours ton visage si beau.

L’air vital est éteint sur ta bouche riante,
Mais un souffle éternel est venu t’animer.
Et tu resteras jeune à jamais et charmante,
Comme aux jours où le monde apprenait à t’aimer.

Ne me délaisse point dans ce lieu monotone.
Je suis seul ici bas, songe à moi dans les cieux.
Lorsque dans nos rochers gémit le vent d’automne,
Oh ! reviens : montre-toi quelque soir à mes yeux.

Si la lune apparaît à travers le nuage,
Et si ta main me cherche et m’effleure en passant,
Je me réveillerai pour voir ta chaste image,
Pour entendre ta voix avec son doux accent.

Puis pose sur mon sein, pose ta tête blonde,
Et dans tes bras de neige, ô mon ange, prends-moi,
Enlève les liens qui m’attachent au monde,
Je voudrais être libre et partir avec toi.

Et traversant alors l’aurore boréale,
Loin des lieux où toujours je n’ai fait que gémir,
Sur ces nuages d’or teints de pourpre et d’opale
Nous irions tous les deux chanter, rêver, dormir.


La poésie de M. Thorarensen ne ressemble guère à celle des anciens scaldes. Ce n’est plus l’âpre langage de ces hommes, qui, d’une main tenaient la harpe et de l’autre l’épée. C’est la voix d’une ame rêveuse et aimante qui a souvent caressé maint prestige et pleuré mainte déception. À voir ces vers islandais revêtus d’une teinte méridionale, on dirait que le génie poétique d’une autre contrée est allé s’asseoir auprès de l’homme du nord, et que l’hiver, dans le silence des nuits, celui de qui nous viennent ces stances mélancoliques a plus d’une fois prêté l’oreille aux chants d’amours de Lamartine, aux élégies rêvées près du golfe de Baya.


X. Marmier.
  1. Undersoegelse om det gamle nordiske sprog.
  2. Tunga kom med theim hingat er ver kollum norrœna ok gekk su tunga um Saxland, Danmœrk, ok Svithiod, Noreg, ok um nokkurn hlute Einglands. — Ces hommes (les Ases) apportèrent avec eux la langue que nous appelons langue du nord, et elle se répandit en Saxe, en Danemark, en Suède, en Norwége, et dans quelques parties de l’Angleterre. Formmanna sœgur, tom. ii, pag. 412. Le même passage se trouve dans Rymbegla, troisième partie, ch. i.
  3. Ce mot signifiait à la fois langue du nord et langue norwégienne, mais on l’employait plus souvent dans la première acception.
  4. Je citerai, entre autres, le livre de Rask : Undersœgelse om det gamle islandske sprog, l’un des meilleurs ouvrages philologiques qui aient paru dans les temps modernes.
  5. On a publié dernièrement en Allemagne un recueil de ballades finnoises avec le titre de Finnische Runen.
  6. Runa-Thattr.
  7. Les Groenlandais ont encore de pareils amulettes, et croient qu’en employant de certaines manières quelques caractères de l’alphabet, ils peuvent faire mourir Torgarnsuk, leur esprit le plus puissant. V. Egede. Det gamle Groenlands nye Perlustration.
  8. Egilssaga, pag. 212.
  9. L’alphabet irlandais, qui se rapproche de l’alphabet islandais et anglo-saxon, n’a encore que dix-sept caractères. L’alphabet sténographique n’en a que seize.
  10. Les Danois prononcent encore, l’y comme l’u.
  11. Det danske, norske og svenske sprogs historie of Petersen, tom. i.
  12. Periculum runologicum, 1 vol., in-8o. Copenhague, 1823,
  13. Herder, dans ses Volkslieder, a traduit plusieurs chants groenlandais, et M. Kier en a publié un recueil dans la langue originale : Illerkorsutit. Aarhaus, 1833.
  14. Nous parlerons plus en détail de Snorri, cet écrivain classique de l’Islande, dans un prochain article sur les deux Eddas.
  15. Rymbegla, sive rudimentum computi ecclesiastici, 1 vol. in-4o. Copenhague, 1780.
  16. Cette description du phoque a été reproduite dans un ouvrage français : Relation du Groenland. Paris, 1647. L’autour cite le Miroir du Roi comme une autorité.
  17. Crymogœa, sive rerum islandicarum, libri tres.

    Specimen Islandiœ historicum,

  18. Series Dynastorum et regum Daniœ, 1 vol., in-8o. 1702. On lui doit aussi : Historia rerum norvegicorum, 4 vol. in-folio. 1711. Gronlandia antiqua, etc., etc.
  19. Historia ecclesiastica Islandiœ, 4 vol. in-4o. Copenhague, 1772.