LETTRES
SUR L’ISLANDE.

iv.

LES SAGAS.


À MONSIEUR VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

Le mot saga vient de segia (dire)[1] il signifie récit, tradition, non pas la tradition écrite, mais verbale, ce qui se dit, ce qui se raconte ; la causerie de la veillée, l’entretien d’un ami. Ainsi s’est faite d’abord la saga, ainsi s’est faite toute tradition nationale, sans effort et sans prétention littéraire. Le soir, au coin du feu, sous le chaume du laboureur, ou sous la tente du soldat, le vieillard répétait ce qu’il avait entendu dire à son père, et les jeunes gens recueillaient ses paroles avec attention pour les transmettre ensuite à leurs enfans ; et le récit, simple et austère, passait de bouche en bouche aussi fidèlement que s’il eût été écrit par un moine patient sur un palimpseste, ou imprimé comme un livre classique par un Elzevir. Puis chaque génération en faisait une nouvelle édition, sans en rien perdre et sans y rien changer. Et vraiment, quand j’y songe, je ne sais ce qui mérite le plus de respect, d’une de ces œuvres enthousiastes, écloses toutes bouillantes dans la pensée d’un homme de génie, ou d’une de ces œuvres candides, issues du sein du peuple, et grandies avec le peuple, œuvres de famille, œuvres saintes, que la poésie couronne de ses fleurs les plus belles, et à qui les siècles donnent l’autorité de l’histoire.

Tous les peuples ont eu leur cycle particulier, leurs traditions nationales enfantées par une grande époque, et se groupant autour d’un grand nom. Ici est le romancero, là le kœmpe-viser, ailleurs la légende, la ballade, la chronique du religieux et l’épopée du trouvère ; mais j’ose croire que, dans aucun pays, on ne trouverait une série d’histoires populaires, comparable aux sagas islandaises. Nulle part le génie conteur de la foule ne s’est montré aussi fécond ; nulle part l’histoire, la poésie, n’ont été, comme ici, l’œuvre des masses, l’œuvre de tous, et nulle part elles n’ont eu un aussi grand caractère de fixité et une vogue aussi prolongée. Aujourd’hui, le bourgeois de Lisieux aurait de la peine à comprendre le roman de Rou ; l’étudiant anglais ne se trouve pas de prime-abord familiarisé avec le style et l’orthographe de Chaucer ; et, pour les rendre accessibles à la foule, les savans allemands traduisent en langage moderne l’épopée des Niebelungen et le Parcival de Wolfram d’Eschenbach. Aujourd’hui, le plus pauvre paysan islandais lit, sans le secours d’aucun interprète, les livres de ses pères, et les transmet à ses enfans, qui les relisent avec le même charme. Un jour, à Reykiavik, la fille d’un pêcheur, qui avait coutume de venir, chaque semaine, nous apporter des oiseaux de mer et du poisson, entra dans ma chambre, et me trouva occupé à étudier la saga de Nial. « Ah ! je connais ce livre, me dit-elle, je l’ai lu plusieurs fois quand j’étais enfant. » Et, à l’instant, elle m’en indiqua les plus beaux passages. Je voudrais bien savoir où nous trouverions, en France, une fille de pêcheur connaissant la chronique de Saint-Denis.

On ne comprendrait pas l’importance des sagas, si on les regardait comme des œuvres purement locales, restreintes entre la côte orientale et la côte occidentale de l’île, et ne racontant que les traditions des vallées de Breidabolstad ou de l’Hécla. Les sagas embrassent dans leur large cercle le Nord entier, langue et coutumes, histoire et religion. « Que saurions-nous, dit Rask, sur le développement intellectuel, l’organisation, l’état du Nord dans les temps anciens, sans le secours des sagas et des livres de lois ? Partout où ces livres ne nous prêtent pas leur lumière, nous marchons dans les ténèbres. Et c’est ainsi que l’histoire de la réunion des diverses principautés du Danemarck sous le règne de Gorm, et beaucoup d’autres graves évènemens sont entourés, pour nous, d’une éternelle obscurité. Que saurions-nous sur la vie d’Odin, sur ses leçons et ses œuvres, si nous n’avions l’Edda et les chants des Scaldes[2] ? »

Ce fut une colonie de Norwégiens qui peupla l’Islande : elle émigra avec ses mœurs, ses lois, ses croyances, et les transplanta sur le sol qu’elle allait occuper. Ingolfr, avant de partir, emportait, comme un autre Énée, ses dieux pénates sur son navire ; et les guerriers qui le suivirent gardèrent leur lance de pirate, et leur bouclier revêtu d’images symboliques. Ces hommes, qui fuyaient le despotisme de Harald aux beaux cheveux, appartenaient aux familles nobles de la Norwége ; ils joignaient l’orgueil aristocratique à leur orgueil de soldats. De peur qu’on ne l’oubliât, ils se faisaient raconter et ils racontaient eux-mêmes leur généalogie, leurs aventures, et les aventures de leurs proches et de leurs amis. Ainsi l’esprit scandinave revivait dans cet essaim fugitif, qui, pour garder son indépendance, n’avait pas craint de franchir une mer encore peu connue, et d’aborder sur une plage aride, dans une contrée sauvage. L’Islande s’assimila complètement à la Suède et au Danemarck. Ce furent les mêmes combats, les mêmes fêtes, les mêmes réunions de famille, le même caractère hardi et aventureux. Chaque année, les Islandais s’en allaient errer sur les côtes de la Norwége ou le long de la mer Baltique. Ils retournaient dans leur mère-patrie pour recueillir un héritage, visiter des parens, et, quelquefois venger une injure faite à leurs pères. Ils s’arrêtaient à Drontheim, à Copenhague, à Upsal, ravivaient, leurs souvenirs, et s’en revenaient avec de nouveaux récits. C’étaient des chroniqueurs intrépides, qui, au lieu de fouiller dans les bibliothèques, interrogeaient la mémoire des hommes, et, du bout de leur glaive, burinaient sur le roc des montagnes le nom qui les avait frappés, et le fait historique dont ils avaient été témoins. C’étaient, comme les Arabes nomades du désert, des hommes d’action et des poètes combattant des jours entiers à toute outrance, et se délassant du combat par le récit de leurs périls et de leurs exploits.

Souvent aussi le marchand norwégien débarquait en Islande, apportant avec lui les productions de la terre étrangère, et prenant en échange la laine et le poisson. Il arrivait ordinairement en automne, et ne partait qu’au printemps. On l’accueillait dans le boer islandais, et il devenait l’hôte, l’ami de la famille. L’hiver, à la veillée, il racontait ses aventures, ses voyages, quels lieux il avait parcourus, quelle tempête il avait essuyée, et la vie des rois de Norwége, et les batailles les plus célèbres[3] Puis il y avait des conteurs de sagas islandais qui voyageaient de contrée en contrée, s’arrêtant dans les salles du jarl[4], dans la tente des hommes de guerre, pour recueillir de nouvelles traditions, et redire celles qu’ils savaient. Ils n’étaient pas, à beaucoup près, aussi honorés que les scaldes, et ne jouissaient pas des mêmes priviléges. Cependant ils étaient toujours reçus avec empressement. La cour du jarl se rassemblait autour d’eux pour les entendre, et le jarl leur donnait l’anneau d’or ou le glaive ciselé. Plusieurs d’entre eux avaient amassé, dans leurs voyages, une quantité prodigieuse de faits et de chroniques. Torfæus rapporte qu’un de ces historiens ambulans, nommé Thorstein, vint trouver le roi Harald de Norwége, et lui raconta une tradition qui dura trois jours. « Où as-tu donc appris cette histoire ? demanda le roi. — Dans mon pays, répondit Thorstein ; je vais chaque année à l’Althing, et je recueille les récits de notre célèbre Haldor. »

Quand ces conteurs de sagas avaient long-temps voyagé, ils tournaient les regards vers leur pauvre terre d’Islande, et ne pensaient plus qu’à revenir, avec leur savoir et leur expérience, se reposer sur le seuil paternel. Ni l’aspect d’une contrée plus riante, ni les liaisons formées en d’autres lieux, ni les offres des jarl, ne pouvaient leur faire oublier le rivage d’où ils étaient partis et l’humble enclos de gazon où s’élevait la fumée de leur toit. Tout ce peuple d’Islande, retiré dans ses champs de lave, et vivant, la plupart du temps, ignoré dans sa solitude, avait soif de nouvelles. Il se pressait autour des voyageurs, et écoutait avec ravissement le récit de leurs excursions lointaines. C’était, pour ces hommes naïfs et avides d’émotions, un heureux moment que celui où ils pouvaient ainsi se grouper autour d’un des leurs, le questionner et le suivre par la pensée dans les pays qu’il venait de parcourir. C’était là leur poème, c’était l’Odyssée de ces enfans d’une autre Ithaque.

Les Islandais avaient une telle passion pour ces contes de voyageurs, que, lorsqu’un bâtiment abordait dans leur île, ils allaient en toute hâte s’enquérir du pays qu’il avait quitté et des dernières nouvelles de Norwége et de Danemarck. L’un d’eux, qui était renommé pour sa richesse et son influence, obligeait tous les étrangers à aller d’abord lui raconter ce qu’ils savaient, et se mettait sérieusement en colère contre ceux qui refusaient de venir lui apporter leur bulletin de voyage. Un jour, le peuple était réuni à l’Althing : une affaire grave venait d’être mise en discussion. Deux partis opposés plaidaient l’un contre l’autre avec violence, et rien ne faisait espérer qu’ils dussent trouver bientôt un moyen de conciliation, quand tout à coup, au milieu de leur effervescence, on annonce que l’évêque Magnussen arrive de Norwége ; et à l’instant voilà ce peuple islandais, qui, pareil au peuple athénien, oublie l’affaire qui l’occupait, et court demander à l’évêque le récit de son voyage.

Ainsi les traditions de la Suède, du Danemarck et de la Norwége, venaient chaque année se fixer en Islande ; ainsi la saga attirait à elle les chants du poète, les souvenirs du voyageur ; ainsi le nom des jarl, des princes étrangers, revivait dans la demeure du paysan ; et cette pauvre île d’Islande, si obscure et si faible, amassait dans son sein tous les trésors de science auxquels nous devions un jour puiser. Les peuples du Nord se modifiaient par leur contact avec les autres peuples, et l’Islande conservait son caractère primitif. Le christianisme brisait avec sa croix de fer l’idole scandinave, l’autel d’Odin, et l’Islande gardait encore le dépôt de traditions qui lui avait été confié ; Sæmund chantait Balder et Freya auprès de la chapelle chrétienne, et les vieilles mœurs et le vieux paganisme du Nord se reflétaient dans les sagas.

C’est donc à ces sagas qu’il faut avoir recours pour connaître l’histoire primitive de ces tribus de pirates, qui, au moyen-âge, envahirent l’Europe entière ; l’histoire des Angles[5] et des Normands, l’histoire des compagnons de Rurik, qui s’en alla, au ixe siècle, fonder un royaume en Russie, et de Robert Guiscard, qui asservit à son pouvoir la moitié de l’Italie. Ce sont là les documens essentiels dont les antiquaires suédois et danois se sont servis, et quiconque voudra écrire sur l’histoire ancienne du Nord sans étudier les sagas court grand risque de ne faire qu’une œuvre fautive et incomplète.

Il existe un grand nombre de sagas. Torfœus en compte cent quatre-vingt-sept ; Muller en a analysé cent cinquante-six. On les a classées tantôt par ordre alphabétique, tantôt d’après les diverses époques où l’on présumait qu’elles avaient été écrites, tantôt d’après la position géographique des lieux qu’elles signalent. La plupart ont tout-à-fait le caractère héroïque, et, sous ce rapport, peuvent être mises à côté des ballades anglaises, des chants de guerre suédois et danois, du Heldenbuch et du poème anglo-saxon de Beowulf. Les personnages qui y figurent ne sont, il est vrai, ni des chevaliers galans, comme ceux de Boiardo et de l’Arioste, ni des pourfendeurs d’hommes, comme les douze pairs de France, ni des êtres entourés de mysticisme et de féerie, comme les frères d’armes de la Table-Ronde. On n’entend parler dans ces sagas ni de tournois, ni d’écharpes brodées ; on n’y voit point de balcon de marbre et point de châtelaine pleurant dans sa tourelle. Les hommes, quand ils sont ensemble, ne s’occupent guère d’amour, et les femmes ne songent pas à leur donner une devise. Ce sont de rudes peintures et de rudes caractères. L’Islandais quitte sa demeure au commencement du printemps. Il s’embarque sur un frêle bateau, avec tous ceux qui veulent le suivre, et s’élance sur les flots au hasard. S’il trouve le long de sa route un bâtiment étranger, il le harponne comme une baleine et l’attire à lui ; le combat s’engage, les dards acérés pleuvent de part et d’autre, le glaive brille, chefs et soldats se prennent corps à corps, et les boucliers de fer se brisent, et le sang inonde le navire. Le plus fort emporte les dépouilles de son adversaire, et célèbre son triomphe avec des chants enthousiastes et des libations bachiques. Si deux guerriers se rencontrent et s’attaquent sans pouvoir se vaincre, après avoir combattu tout le jour, ils jettent bas les armes, se tendent la main, et se jurent fidélité. Puis ils passent sur le même navire et s’en vont chercher ensemble des aventures. S’ils arrivent sur la côte, ils amarrent leur bateau à une pointe de rocher, descendent à terre, pillent, brûlent, massacrent, et s’en reviennent joyeusement avec tout ce qu’ils ont amassé. Ce sont des pirates, mais des pirates plus avides de combats que de pillage, plus fiers des blessures qu’ils ont faites que des trésors qu’ils ont conquis. Dans tous leurs chants, ils célèbrent la guerre, ils idéalisent le courage et la force physique. La saga les représente avec huit mains[6], comme les dieux de l’Inde, et frappant à la fois huit coups d’épée. Ils sont si grands et si robustes, qu’un cheval ne saurait les porter, et ils ont presque tous un bouclier magique fabriqué par les nains, et une épée qui coupe l’acier comme de la toile[7]. Quand ils ont mené pendant de longues années cette vie d’aventures, ils rentrent chez eux, et gouvernent paisiblement leur ferme. Leur souvenir reste, leurs exploits retentissent de toutes parts, et l’Islandais qui vient à l’Althing dit à ses voisins : « Montrez-moi donc cet homme dont le nom est si célèbre dans les sagas[8]. » Après eux, leurs fils aspirent aux mêmes périls et ambitionnent la même gloire. Dès qu’ils sont parvenus à se procurer un bateau et quelques hommes, ils s’élancent loin du rivage, et malheur à qui tenterait d’arrêter ces faucons d’Islande dans leur vol ! malheur à qui leur disputerait la domination du glaive et la royauté de la mer ! Ils aiment le combat, le cliquetis du glaive, l’odeur du sang. L’éducation qu’ils ont reçue leur a appris à se laisser tuer plutôt que de fuir devant un ennemi, et la religion scandinave leur rend la mort belle. Après une longue lutte, Asmundr est parvenu à dompter Egil. Il le jette par terre, et le tient d’une main robuste sous son genou. — Je ne puis te tuer, dit-il, car je n’ai pas mon épée ; veux-tu me promettre de m’attendre ; et j’irai la chercher. — Je te le promets, dit Egil. Asmundr court chercher son épée, et retrouve son adversaire étendu par terre, et attendant paisiblement la mort[9]. Quand ils sont tombés glorieusement sur le champ de bataille, on les enterre avec leurs armes, et ils vont rejoindre Odin dans le Valhalla. Quelquefois même ils revivent, comme le Cid, dans leur tombeau. Un soir un paysan passait auprès de la grotte où était enseveli Gunnar ; il entendit un bruit confus et aperçut des étincelles de lumière entre les rochers qui recouvraient le corps du héros. Il s’en alla chercher les fils de Gunnar, et le soir ils revinrent tous ensemble. La lune projetait une lueur pâle sur la vallée, mais quatre flambeaux brillaient dans la tombe, et le vieux guerrier, couché sur son armure, chantait son chant de mort[10].

Souvent les Islandais n’entreprenaient un de leurs longs voyages que pour se mesurer avec un guerrier célèbre, souvent aussi pour se venger d’une injure. La vengeance était pour eux une chose tellement sacrée, qu’ils croyaient que le ciel lui-même pouvait au besoin l’illustrer par un miracle. Un pauvre aveugle de naissance, Amundr, s’en vient à l’Althing demander à Litingr satisfaction de la mort de son père. Litingr la lui refuse. — Si je n’étais pas aveugle, s’écrie Amundr, je saurais bien me venger. Il rentre dans sa tente, et tout à coup ses yeux s’ouvrent à la lumière. — Que Dieu soit loué ! dit-il, je vois ce qu’il veut de moi ; et il saisit une hache, se précipite sur son ennemi et le tue. Un instant après ses yeux se ferment de nouveau, et il reste aveugle[11].

Les femmes ont le même caractère hardi et opiniâtre. Souvent ce sont elles qui encouragent leurs frères au combat ; et si l’appui des hommes leur manque, elles saisissent le glaive pendu à la muraille et cachent leur vêtement de femme sous la cuirasse, et leurs longs cheveux sous le casque d’acier. La Hervarar saga raconte l’histoire d’une jeune fille qui, pour venger son père, s’en alla, comme un des héros du Kœmpeviser, frapper à la porte de son tombeau, et lui demander sa redoutable épée. Puis, quand son père s’est levé dans le cercueil, et lui a donné l’arme qu’il gardait à ses côtés, elle brave courageusement ses ennemis, combat et rentre chez elle victorieuse. Une autre histoire, non moins singulière, est celle de Thornbiœrg. C’est la fille d’un roi de Suède qui repousse les habitudes paisibles de son sexe, se revêt d’une armure, monte à cheval et s’élance dans les combats. Son père lui confie le gouvernement d’une province, elle quitte son nom de jeune fille pour prendre un nom d’homme, et, comme une autre Marie-Thérèse ses sujets la saluent du nom de roi. Plusieurs guerriers illustres, plusieurs princes, viennent la demander en mariage, et comme la Brunhilde des Niebelungen, elle lutte contre eux, les dompte, et les fait tuer ou mutiler. Il s’en trouve un enfin qui, après une guerre violente, parvient à se rendre maître d’elle. Alors elle retourne auprès de son père, et déposant devant lui son casque et ses armes : « Je vous rends, dit-elle, le pouvoir que vous m’aviez confié ; je renonce à la gloire que je voulais acquérir, et je redeviens femme. »

À travers ces tableaux d’une vie aventureuse, ces scènes sanglantes, on trouve cependant de temps à autre quelques idées tendres et gracieuses, quelques pages empreintes d’une douce mélancolie. Telles sont celles qui racontent la mort de Hialmar. Il tombe sur le champ de bataille comme un héros, sans regretter la vie, sans exhaler un soupir ; mais tirant un anneau de son doigt, il le donne à Oddr, à celui qui l’a accompagné fidèlement dans tous ses voyages, et le prie de le porter à sa bien-aimée. Oddr part aussitôt pour remplir sa mission, entre dans la salle où est Jngeborg et lui remet l’anneau de son fiancé. La malheureuse jeune fille le regarde, ne prononce pas un mot, et tombe morte.

Une chose curieuse à observer encore dans les sagas, c’est le caractère superstitieux dont elles sont empreintes. Les Islandais croient aux pressentimens, aux apparitions, aux rêves. Ils rencontrent souvent des fées et des trolles. Ils ont grande confiance dans l’adresse des nains, et redoutent la force des géans[12]. Il y a dans cette croyance un souvenir de leur cosmogonie. Ils se rappelaient que leur terre avait été formée avec les membres d’un géant, et que, dès le jour de la création, les nains habitaient dans le flanc des montagnes. Ils croient aussi aux prédictions et à la magie. Dans la Fœreyinga saga, Thrandr, pour reconnaître les meurtriers de Sigmund et de ses deux compagnons, allume un grand feu et fait apparaître successivement les cadavres des trois victimes. Dans une autre saga, une femme change en ours l’homme qui n’a pas voulu répondre à son amour ; des nains fabriquent un arc merveilleux, et une fée donne à Oddr une armure avec laquelle il est à l’abri du fer, du feu, de l’eau.

Du reste, les mœurs décrites dans ces vieilles traditions ne présentent qu’un tableau grossier et quelquefois hideux. Souvent la maison du pirate islandais est souillée par l’adultère et par l’inceste. L’étranger qui y est reçu et qui y reste quelques mois séduit la fille de son hôte, et le père ne montre ni colère ni surprise. Les hommes de guerre passent à boire tout le temps qu’ils ne passent pas à combattre ; ils se portent des défis avec la large corne pleine de bière ou d’hydromel, et chantent leurs exploits jusqu’à ce que l’ivresse les endorme. Les lois du Thing permettent le meurtre et l’incendie moyennant une certaine amende. Les princes entretiennent à leur cour des hommes qui portent le nom de berserkir, et dont ils se servent pour vider leurs querelles et assouvir leurs vengeances. Ces berserkir sont de vrais bravi audacieux et terribles, aussi habiles à manier le poignard qu’à lancer le javelot, et se jouant de la vie des autres et de leur propre vie. Le guerrier islandais, fier de son indépendance, n’a pour ces seïdes de prince que de la haine et du mépris ; partout où il les rencontre, il les attaque et les poursuit à toute outrance. Une saga raconte que, dans un de ces combats des berserkir contre les Islandais, la terre, ébranlée par leurs coups d’épée, tremblait comme si elle eût été suspendue à un fil.

Quelques sagas, telles que le Kristni, l’Eyrbyggia, la Hungurvaka, la Nial, la Sturlunga saga, peuvent être regardées comme des documens authentiques. La Sturlunga saga est une histoire toute nationale, l’histoire de cette fière aristocratie qui étendit son sceptre sur l’île entière, l’histoire de ces trois puissantes familles des Sturles que l’ambition divisa, qui désolèrent le pays par leurs longues guerres, et anéantirent eux-mêmes leur pouvoir. C’est une tradition véritable, racontée sans prétention, dépeignant bien le pays, les personnages, l’époque, et représentant d’un côté le règne de l’oligarchie islandaise, de l’autre la fin de la république, la réunion de l’Islande à la Norwége. La Nial saga est la plus curieuse de toutes, sous le rapport des mœurs, des caractères, des évènemens qui y sont racontés, et de la législation.

Quelques autres sagas sont des récits tout poétiques, assez vrais encore, et colorés avec art, revêtus d’images riantes, entremêlés de détails romanesques. Je citerai par exemple la Kormak, l’Egil, la Gunnlaugi et la Frithiofs saga, qui a fourni à Tegner[13] le sujet d’un charmant poème.

Enfin, il est d’autres sagas qui joignent à un caractère évident d’authenticité des noms controuvés et des faits imaginaires ou exagérés. Elles furent écrites par quelques hommes qui aspiraient à composer une œuvre à effet plutôt qu’une œuvre vraiment louable et digne de foi. Et cependant ne les blâmons pas trop : les pauvres conteurs de sagas n’avaient souvent pour toute récompense que l’émotion produite par leur récit et le sourire approbateur de ceux qui les écoutaient. Pour ébranler leur auditoire, ils ne citaient que les faits les plus dramatiques, et ajoutaient à la gloire du héros et au résultat sanglant des combats. Pauvre naïve ambition ! Ces historiens voyageurs, assis à la table du jarl, quand toute une famille réunie autour d’eux les suivait avec attention, quand un vieux guerrier applaudissait à leurs paroles, ils se croyaient peut-être de grands hommes ; et pas un antiquaire n’a pu encore nous révéler leur nom.

Vers le xve siècle, il se fit en Islande une espèce de révolution littéraire. Les écrivains abandonnèrent l’idée nationale qui les avait guidés jusque-là et se mirent à traduire les romans de chevalerie étrangers. On transporta dans le boer, on récita à la veillée les aventures de Charlemagne et celles des chevaliers de la Table-Ronde, la chronique merveilleuse de Fortunatus et celle de l’empereur Octavien. L’auditoire islandais accueillit avec empressement ces nouveaux contes, et ceux qui s’étaient émus au récit des grandes batailles de Gunnar ou des souffrances d’Ingeborg, écoutèrent avec la même émotion l’histoire du valeureux Roland et celle de la belle Yseult. Il résulta de cette branche de littérature exotique une nouvelle espèce de sagas, une suite de contes singuliers, où quelques noms de héros islandais, quelques faits réels, disparurent dans un amas de noms étrangers et de faits imaginaires. Ici le héros s’appelle Marsebille, Azius ou Estroval : il est tendre et galant ; il ne se bat plus avec la hache sur mer, comme dans le temps ancien ; il joûte contre les chevaliers. Les évènemens se passent encore en Islande ; mais souvent aussi l’auteur transporte ses personnages dans l’Inde, dans la Tartarie et dans toutes ces contrées fabuleuses où s’égara l’imagination féconde des romanciers du moyen-âge. Ces œuvres d’imitation n’ont, comme on peut le croire, aucune valeur historique, mais elles font époque dans la littérature islandaise, et sous ce rapport méritent au moins d’être notées. Revenons aux vraies sagas.

Le style de ces vieilles traditions est simple, dénué d’ornemens, souvent fort uniforme, mais ferme et abondant. L’auteur ignore l’art de séduire son auditoire par des préliminaires attrayans et des tours de phrases ingénieux ; il dit ce qu’il sait, et comme il le sait ; il commence ses histoires comme nous commençons nos contes : Il y avait, etc. Puis le voilà parti, et il va, sans changer d’allure, de bataille en bataille et d’évènement en évènement. Souvent il se croit obligé de retracer toute la généalogie de ses héros, et il la mène aussi loin que possible. Souvent encore il fait marcher de front l’histoire de cinq à six personnages différens ; et quand il en a assez de l’un d’eux, il dit tout simplement : celui-ci est désormais hors de la saga ; et dès ce moment le lecteur n’en entend plus parler. Il aime la forme du dialogue, et il l’emploie avec habileté, quoiqu’il ne s’applique pas à la rendre aussi vive, aussi dramatique qu’elle pourrait l’être. Du reste, il a un admirable sang-froid et une merveilleuse modestie d’historien. Il raconte sans s’émouvoir et sans se permettre une digression. Les actions héroïques s’enchaînent l’une à l’autre ; les faits les plus étranges se succèdent, et il continue tranquillement son récit. Il parle des apparitions de fées, des nains qui fabriquent des armures, des géans plus hauts que les montagnes, comme il parle des voyages les plus ordinaires et des réunions annuelles de l’Althing. C’est le récit de famille dans toute sa candeur, l’histoire dans toute sa nudité. Cependant il dépeint avec un soin minutieux les personnages qu’il met en scène. On les reconnaîtrait à leur regard, à leur démarche ; il trouve parfois sans les chercher de magnifiques comparaisons et des images grandioses ; le calme avec lequel il raconte ses scènes de tragédie leur donne un caractère plus solennel, et la simplicité de ses paroles fait ressortir davantage encore les actions d’éclat dont il rappelle le souvenir. Ce sont de belles pages d’histoire encadrées dans un conte d’enfant. Ce sont de grands tableaux qui se détachent majestueusement sur un fond sans relief, dans une large salle à demi éclairée.

Müller fait remonter jusqu’au xiie siècle les premières sagas. D’autres datent du xiiie, beaucoup du xive, et quelques-unes du xviie siècle. Les plus anciennes renferment des chants de scaldes qui s’étaient perpétués par la tradition dès le ixe siècle. Snorro Sturleson s’est lui-même servi de ces chants. L’Ynglinga saga a été faite d’après un poème en trente strophes, composé par Thiodolfr pour le roi Harald. On retrouve des traces évidentes des scaldes dans la Knytlinga, l’Orkneyinga, la Kormaks saga, et quelquefois ces fragmens, empruntés aux poètes primitifs de l’Islande, servent à déterminer une date ou un fait. Autrefois on peignait les sagas sur les murailles des maisons, on les brodait sur les tapisseries, on les gravait sur le bois et sur l’acier. Les Islandais portaient, comme les Grecs sur leur armure, le souvenir de leur gloire nationale et de leurs héros. Le jarl Hakon donna à Einar un bouclier sur lequel étaient tracés des passages de sagas, et entre les différentes lignes écrites il y avait des lames d’or et des pierres précieuses[14]. Olaf le saint conduisit un jour le scalde Thorfin dans une chambre richement décorée, et lui dit de chanter les diverses scènes représentées sur la tapisserie. Thorfin jeta les yeux autour de lui, et reconnut l’histoire de Sigurd. Il improvisa sur le héros une strophe qui nous a été conservée. Une autre tradition rapporte que, vers la fin du xe siècle, un riche Islandais, nommé Paa, fit peindre plusieurs sagas sur les murailles de sa salle à manger. Les Islandais avaient anciennement pour les ouvrages de patience la même aptitude qui les distingue encore aujourd’hui. Ils se plaisaient à orner leurs meubles de sculptures. Ils gravaient sur le pommeau de leur glaive, sur le cimier de leur casque, sur la proue de leur bateau, l’image d’un de leurs guerriers, le nom d’une de leurs grandes batailles. Ainsi, leur histoire se représentait à eux à tout instant et sous toutes les formes. Ils la perpétuaient par le burin et par la parole. Mais tandis qu’ils s’attachaient à conserver leurs souvenirs nationaux, les autres peuples du Nord oubliaient qu’une même origine devait leur faire aimer les mêmes monumens, et les sagas, recueillies en Islande avec tant de soin, demeurèrent long-temps ignorées ou méconnues dans les autres états de la vieille Scandinavie. L’école savante des xvie et xviie siècles, que l’on pourrait appeler l’école grecque et latine, tenait plus à quelques lignes de Démosthènes, à une page de Cicéron, qu’à des volumes entiers écrits en langue moderne.

Le premier qui révéla toute l’importance des anciens monumens littéraires du Nord, c’est Ole Worm, l’auteur du livre sur les runes ; puis vint Torfesen[15] avec son histoire de Danemarck et de Norwége, et Bartholin, et Suhm, et dans les derniers temps Geyer, l’historien de la Suède. Mais il est un homme qui s’est acquis des droits éternels à la reconnaissance des Islandais par le zèle avec lequel il a réveillé leurs souvenirs historiques, et propagé leurs poésies et leurs sagas. Cet homme est Magnussen, Islandais de naissance, aimant l’Islande pour elle-même, pour sa science et ses monumens. Après avoir occupé une chaire de professeur à Copenhague, il revint dans son pays, et passa dix ans à recueillir tous les manuscrits inédits disséminés chez les prêtres et les paysans. À sa mort, il fit don de sa bibliothèque à l’université, et lui légua en même temps une somme considérable pour aider à la publication de ses manuscrits, et payer l’entretien de deux étudians islandais qui se consacreraient à l’étude des antiquités du Nord. En 1772, une commission royale fut organisée pour procéder au dépouillement et à la publication des manuscrits de Magnussen, et c’est de là que nous viennent ces belles éditions de sagas avec la traduction latine. Depuis cette époque, la Société des antiquaires du Nord, composée en grande partie de savans danois, a rendu d’immenses services aux lettres par ses travaux sur l’ancienne littérature. Nous citerons, entre autres, ceux de Nyerup, de Grundtvig, de Rafn, de Finn Magnussen, les travaux philologiques de Rask, et ceux de l’évêque Müller qui a publié sur les sagas un livre excellent[16], auquel il faudra avoir recours chaque fois qu’on voudra étudier cette longue série de traditions islandaises.

Dans un des prochains numéros de la Revue, nous donnerons l’analyse de deux sagas, celle de Nial, et celle de Gunnlaugi, l’une appartenant au cycle historique, l’autre au cycle romanesque.


Xavier Marmier.
  1. Ce mot se retrouve dans toutes les langues germaniques : allemand, sagen ; danois, sige ; suédois, saga ; hollandais, zeggen ; anglo-saxon, soeggan et seegan ; anglais, say. Les Allemands emploient le mot sage dans le même sens que les Islandais. Les frères Grimm l’ont illustré par leurs Deutsche sagen.
  2. Velledning til det islandske Sprog, p. x.
  3. On sait qu’il existe encore plusieurs analogies frappantes entre les anciennes coutumes du Nord et certaines coutumes de Normandie. Dans cette province, conquise par Rollon, c’était aussi l’usage autrefois de payer par un chant ou un récit l’hospitalité qu’on recevait.

    Usaiges est en Normandie
    Que qui hébergié est, qu’il die
    Fable ou chanson lie a son hoste.

    (Li dits du soucretain.)

  4. Chef de tribu, petit prince. Anglo-saxon, eorl ; anglais, earl.
  5. La chronique de Danemarck, dit Saxo le grammairien, commence avec l’histoire des fils de Humble, Dan et Angel. C’est de cet Angel que vient le nom du peuple anglais. (Histoire de Danemarck, ch. i.)

    Les Angles faisaient partie de la confédération saxonne ; ils habitaient le district d’Angle (aujourd’hui duché de Sleswick). Hengist et Horsa, qui abordèrent en Angleterre vers l’an 449, étaient des Jutes, mais la plus grande partie des hommes de guerre qui les suivaient étaient des Angles. De là vint le nom d’Engla-land, d’où l’on a fait par contraction England (Angleterre) (Turner, History of the Anglo-Saxons.)

  6. Hervarar saga.
  7. Hervarar saga.
  8. Gisle Sursen saga.
  9. Sagan af Eigli innhenda ok Asmundi.
  10. Nial saga.
  11. Nial saga.
  12. « Il y avait autrefois, selon l’opinion du peuple, dit Saxo le grammairien, trois espèces de trolles, qui, au moyen de la magie, produisaient toutes sortes de choses étranges. Les premiers étaient une sorte de monstres difformes que, dans l’antiquité, on appelait géans, et qui étaient beaucoup plus grands et plus forts que le peuple de nos jours. Les autres étaient bien au-dessous des géans pour la vigueur et la force ; mais ils les surpassaient de beaucoup pour l’intelligence. Ils connaissaient les secrets de la nature, et pouvaient prophétiser l’avenir. Après de longs combats, ces maîtres-sorçiers finirent par vaincre les géans, et non-seulement ils étendirent leur domination sur tout le pays, mais ils devinrent dieux. Les troisièmes étaient un mélange des deux premières races, mais ils ne pouvaient se comparer ni aux géans pour la puissance physique, ni aux seconds pour la science magique. » (Histoire de Danemarck, liv. i.)
  13. Tegner, évêque de Wexico en Suède, né dans la province de Wermland en 1782, auteur de plusieurs poèmes qui tous ont eu un grand succès. — Voyez la Revue des Deux Mondes, tome ier, seconde série.
  14. Hon van srkifadr forn-sœgum. Enn allt milli skriptann voru lagdar ifir speingur af gulli ok settr steinum. Egils saga, p. 698.
  15. Tous ces écrivains sont plus connus sous leur nom latinisé : Olaus Vormius, Torfœus, etc. Il en est de même de Magnussen, que l’on nomme presque toujours Arnas Magnœus.
  16. Saga bibliothek med Anmerkninger og indledende afhandlinger, 3 vol. in-8o, Copenhague.