LETTRES
SUR L’ISLANDE.

vii.

MYTHOLOGIE


À M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

Les sagas et les vieux historiens l’ont dit : Odin chef des Ases s’empara des trois royaumes de la Scandinavie. Il venait de l’Orient. Il apporta avec lui la langue, les mœurs, et sans doute aussi les mythes de l’Orient. La langue telle qu’on la parle encore aujourd’hui en Islande a conservé des indices certains de son origine. Les mœurs des anciens Scandinaves ont eu dans les contrées méridionales leurs analogies, et le paganisme de ces hommes du Nord présente plus d’un point de rapprochement avec les traditions religieuses de l’Orient. Mais il ne faudrait y chercher ni ces riches et fécondes créations de l’Inde, ni les mystérieux symboles de l’Égypte, ni les charmantes fables de la Grèce. La théogonie orientale s’est amoindrie en passant dans les régions hyperboréennes. Le vent du Nord a effrayé toutes ces myriades de nymphes, de sylphes, d’anges ailés qui voltigent à travers les forêts de l’Himalaya et les vertes vallées de Kachemire. Quand cette armée de dieux s’en venait avec les bataillons d’Odin, la plupart n’ont pas eu le courage de continuer une si longue route et sont retournés vivre dans leur paradis de fleurs. Les autres ont perdu le long du chemin leur manteau de pourpre, et les déesses ont laissé tomber leur écharpe d’or et leur ceinture magique. Le ciel Scandinave est pauvre ; on n’y mange que du sanglier, on n’y boit que du lait et de la bière, et les dieux qui l’habitent sont les plus malheureux dieux que je connaisse. Les géans leur résistent, le loup Fenris les effraie. Pour échapper aux piéges qu’on leur tend, ils ont recours à leur ennemi mortel, Loki. Pour pouvoir boire à la coupe poétique, Odin est obligé de se changer en serpent. Pour puiser à la source de la sagesse, il faut qu’il se prive d’un œil, et dans les jours de grande crise, il descend de son trône, lui le maître de la nature, lui le dieu suprême, et consulte la tête de Mimer. Tous ces dieux vieillissent et meurent. S’ils n’avaient les pommes d’Iduna qui leur servent d’eau de Jouvence, on verrait leur front se couvrir de rides, et leurs têtes devenir chauves. Mais un jour, ni les pommes d’Iduna, ni leurs flèches, ni leurs massues ne pourront les sauver. Le monde s’abîmera sous eux, et ils périront avec le génie du mal, contre lequel ils luttent sans cesse.

La religion des Indiens est une religion sacerdotale toute pleine de combinaisons philosophiques, de systèmes ingénieux ; celle des Scandinaves, au contraire, a été faite pour un peuple de soldats ; elle est austère et sans art, énergique et farouche. Son dogme ressemble à un code martial. Ses hymnes sont des cris de guerre. Ses jours de fêtes sont des batailles. Dans ses temples ruisselle le sang des victimes, et le bonheur qu’elle promet à ses héros, c’est l’éternel combat du Valhalla. Les mythes indiens se sont développés comme des rameaux de fleurs sous un ciel d’azur, sur une terre riante. Les mythes Scandinaves sont restés sombres comme les nuages qui flottent au-dessus de la mer Baltique, tristes comme le vent qui gémit dans les montagnes de Norwége ou dans les plaines désertes de l’Islande. Cependant, à travers ce tissu grossier des traditions primitives, on découvre parfois des emblèmes ingénieux, et il est assez intéressant de rechercher les rapports qui existent entre cette doctrine religieuse du Nord, et celle des régions plus heureuses d’où on la fait provenir.

La cosmogonie scandinave débute comme la cosmogonie de tous les anciens peuples. Au commencement il n’y avait rien, que la nuit et le chaos ; mais l’être souverain, le créateur, l’Allfader, existait. Celui-là a été de tout temps, et subsistera dans l’éternité. Il était seul dans son vide immense. Il produisit la terre de Ginungapap toute couverte de glace et la terre ardente de Muspelheim, gardée par Surtur, qui viendra un jour avec une épée flamboyante combattre les dieux et embraser le monde. La chaleur vitale de Muspelheim pénètre et amollit les glaces du Nord. De ce mélange d’humidité et de chaleur, de ce principe de fécondité que l’Inde et l’Égypte adoraient, naquit le géant Ymer. Les mêmes élémens produisirent la vache Audumbla. De ses flancs découlaient quatre torrens de lait qui servirent à nourrir Ymer. Une nuit le géant enfanta par son bras gauche un homme et une femme, par ses pieds un fils. De là vient la race puissante des géans, et c’est ainsi que Brahma enfanta par sa bouche la race des Brahmas, par son bras celle des guerriers, par sa cuisse celle des laboureurs, par son pied celle des parias.

Cependant la vache Audumbla se nourrissait en léchant les pierres couvertes de givre. Le premier jour le mouvement de sa langue fit pousser sur la pierre des cheveux ; le second il en sortit une tête ; le troisième jour, un homme se leva. C’était Bor. Il épousa la fille d’un géant et mit au monde trois fils : Odin, Vili et Ve. Tous trois se réunirent et tuèrent Ymer, le Titan Scandinave. Son sang, qui coulait à flots, noya les autres géans, à l’exception de l’un d’eux qui s’enfuit avec sa femme dans un bateau et s’en alla ailleurs propager sa race. Avec le sang d’Ymer, les fils de Bor firent la terre, avec son sang la mer et les lacs, avec ses os les montagnes, avec ses dents les pierres ; avec son crâne ils formèrent la voûte du ciel, qui est portée par quatre nains, avec sa cervelle les nuages ; avec ses sourcils ils élevèrent une palissade pour les protéger contre les géans ; avec les étincelles de feu qui tombèrent de Muspelheim ils formèrent les astres et les étoiles.

Cependant il y avait encore dans le pays des géans un homme appelé Nor. Sa fille fut la nuit, et elle enfanta le jour. La nuit parcourut le ciel sur un cheval qui secoue à chaque pas son frein écumant. C’est de là que vient la rosée. Le jour est conduit par un coursier impétueux, qui, de sa crinière brillante, éclaire la terre. Le soleil et la lune sont deux beaux enfans qu’Odin enleva à leur père. Ils sont poursuivis par deux loups, qui menacent à chaque instant de les engloutir. Voilà pourquoi ils courent si vite. La même croyance se retrouve chez plusieurs peuples. Une tradition mongole rapporte que les dieux voulurent un jour punir Aracho d’un crime qu’il avait commis ; mais il se déroba à leur poursuite. Ils le cherchèrent de toutes parts sans pouvoir le découvrir ; puis ils demandèrent au soleil où il était, et le soleil ne leur donna qu’une réponse peu satisfaisante. Ils s’adressèrent à la lune, qui découvrit sa retraite. Depuis ce temps, Aracho poursuit sans cesse le soleil et la lune ; et quand il arrive une éclipse, les habitans du Mongol pensent que l’ennemi des dieux vient de se jeter sur un des astres qu’il cherche à engloutir, et, se rassemblant en toute hâte, ils poussent de grands cris, afin de l’effrayer.

Le monde Scandinave était créé ; Odin avait peuplé le ciel, et les géans habitaient la contrée lointaine que la théogonie islandaise ne désigne pas. La terre était encore déserte. Un jour, en passant sur le rivage de la mer, les dieux aperçurent deux rameaux d’arbre flottans. Ils les ramassèrent et en firent l’homme et la femme. L’homme s’appela Ask, la femme Ambla. Le premier leur donna l’ame et la vie, le second le mouvement, le troisième la parole, l’ouïe et la vue. Le dernier acte de la création est un nouvel emblème du sentiment religieux que les anciens peuples manifestaient pour certains arbres. Les Grecs plaçaient des nymphes célestes au sein d’un hêtre, et demandaient des oracles aux chênes de Dodone. Les druides cueillaient le gui avec une serpe d’or ; les vieux Germains avaient des forêts sacrées ; c’est là qu’ils adoraient leurs idoles ; c’est là qu’un jour le Christ passant environné des rayons de sa gloire, tous les arbres s’inclinèrent devant lui pour rendre hommage à sa divinité. Le peuplier seul, dans son superbe orgueil, resta debout la tête haute, et le Christ lui dit : « Puisque tu n’as pas voulu te courber devant moi, tu te courberas à tout jamais au vent du matin, à la brise du soir. » Depuis ce temps, le peuplier frémit sans cesse, et tremble au moindre souffle. Les Norwégiens croyaient qu’une armée avait été changée en arbres, et que la nuit leurs soldats, enlacés par une rude écorce, reprenaient la forme humaine, et se promenaient le casque en tête au clair de la lune. Que de merveilles se sont passées au moyen-âge dans l’enceinte mystérieuse des bois ! Combien de fois les fées n’ont-elles pas attendu, au pied des verts taillis, les chevaliers qu’elles voulaient conduire dans leur palais ! combien de fois la poésie, interprète de cette idée populaire, n’a-t-elle pas célébré la magie secrète des forêts ! Il vous souvient de la romance du Saule, qui faisait pleurer Desdemona, et du Roi des Aulnes, chanté par Goëthe.

Les dieux avaient commencé leur œuvre par établir, avec les sourcils d’Ymer, une palissade contre les géans. Ils se bâtirent au centre du monde un château, une forteresse. Ces dieux de la Scandinavie, comme ceux de la Grèce, représentent, sur une échelle plus élevée, tous les actes, toutes les vicissitudes, toutes les passions de la vie humaine. Les hommes se battent entre eux, les dieux se battent contre les géans ; les hommes se font des armures de fer, et les dieux établissent dans leur demeure de vastes ateliers, et se forgent des casques d’or et des boucliers éblouissans ; les hommes tiennent des assemblées judiciaires, et les dieux se réunissent aussi, à certains jours, pour juger les évènemens de la terre et la grande cause des peuples.

Le grand conseil des dieux se rassemblait sous le frêne Ygdrasil, image du temps. Ce frêne est le plus beau, le plus grand arbre qui existe. Ses pieds descendent dans les entrailles de la terre ; ses rameaux couvrent le monde entier ; sa tête s’élève jusqu’au ciel. Trois racines immenses le soutiennent : la première touche aux enfers, la seconde au pays des géans, la troisième à la demeure des dieux. Dans le pays des géans est la source de la sagesse, qui appartient à Mimer. Un jour Odin voulut aller y boire, et n’obtint la permission qu’il demandait qu’en sacrifiant un de ses yeux. N’est-ce pas une image touchante des souffrances qu’il faut subir pour acquérir la science ? Près de la demeure des dieux est la source du temps passé. C’est là que le conseil céleste se réunit ; c’est là qu’il prononce ses sentences. Là sont aussi les trois nornes, les trois parques de la Scandinavie, Urd, Verdandi, Skuld (le passé, le présent, l’avenir). Elles tiennent entre leurs mains le fil de la vie humaine ; elles le tordent sous leurs doigts endurcis ; elles le roulent sur leur lourde quenouille ; elles le coupent avec leurs ciseaux de fer. Sur les rameaux du frêne merveilleux, on voit un aigle qui sait, dit l’Edda, une prodigieuse quantité de choses ; au-dessous de lui est un serpent qui ronge les racines de l’arbre. Un écureuil court sans cesse de l’aigle au serpent, et cherche à semer entre eux la défiance et la haine. Il y a encore auprès de l’Ygdrasil deux beaux cygnes, qui chanteront un jour son chant de mort, et quatre cerfs qui se partagent ses feuilles, comme les saisons se partagent les dépouilles du temps.

Les dieux habitent des maisons splendides, aux murailles d’or, au toit d’argent. Odin a pour lui seul une grande ville éblouissante comme le soleil. Autour de lui sont les alfes lumineux, esprits ailés, génies charmans, sylphes et trilby, qui ont aussi peuplé le monde mythologique de l’Inde[1] et de la Perse, et qui venaient, au moyen-âge, dormir au bord des fleuves, danser dans les prairies, ou s’abriter au foyer du laboureur, et se suspendre en jouant au fuseau de la jeune fille.

Pour communiquer avec le monde, les dieux ont bâti, en forme de pont, l’arc-en-ciel. Au milieu est un sillon de feu, pour empêcher les géans d’y passer. Chaque jour, la troupe divine monte et descend à cheval par cette route aérienne. Thor, lui seul, est obligé de la suivre à pied, car il est si gros et si lourd, qu’aucun cheval ne pourrait le porter.

Il y a douze grands dieux[2]. Le premier est Odin[3]. C’est le maître de l’univers et l’esprit des combats ; c’est le Siva des Indiens, tout à la fois créateur et destructeur, dieu bienfaisant, dieu redoutable, tantôt invoqué dans de pieuses prières, tantôt adoré avec des holocaustes de sang. C’est lui qui préside le conseil céleste, et il s’asseoit dans son palais sur un siége élevé d’où il découvre tout ce qui se passe dans le monde[4]. Il avait douze noms, et il usurpa celui d’Allfader (père de toutes choses) ; ce qui établit dans cette mythologie une étrange contradiction, car Odin mourra un jour, et il est dit que l’Allfader ne doit pas mourir. Les Scandinaves, qui, dans leur humeur guerrière, se souciaient peu d’une divinité pacifique et miséricordieuse, adoraient Odin comme le chef suprême des armées, comme le génie des batailles sanglantes. Alors il ne s’appelle plus créateur : il s’appelle le dieu terrible, l’incendiaire, le dévastateur, le père du carnage. Il traverse les airs sur un cheval qui a huit pieds[5] ; il plane sur les champs de bataille et anime les combattans. Les guerriers lui dévouent les ames de ceux qu’ils égorgent ; le bruit du glaive le réjouit ; le sang qui coule plaît à ses regards ; il passe, sans qu’on le voie, au milieu des cohortes ; mais, à l’ardeur qui les anime, les héros reconnaissent son approche, et croient entendre le hennissement de son cheval. Il s’écarte de ceux qui seront vaincus, mais il prête sa lance à ceux qui doivent remporter la victoire ; et quand la lutte sanguinaire est finie, les valkyries lui amènent les ames des guerriers qui sont morts après avoir noblement combattu.

Thor est le dieu de la force, le maître du tonnerre, l’implacable adversaire des monstre et des géans, qu’il poursuit comme Hercule ou comme Thésée à travers les forêts et les montagnes ; il a des gantelets de fer que lui seul peut porter ; il a une ceinture qui double ses forces, et une massue merveilleuse qu’il lance à la tête de ses ennemis, et qui lui revient dans la main ; son char est attelé de deux boucs ; quand il le fait courir sur les nuages, on entend résonner ses roues d’airain ; et c’est là le bruit que nous prenons pour le tonnerre. Aujourd’hui encore, quand il tonne, les paysans suédois ont coutume de dire : « Voilà le vieux Thor qui se promène. » Thor a été adoré dans toute la Scandinavie. Il a donné son nom à un grand nombre de villes, de fleuves, de montagnes, et à l’un des jours de la semaine[6]. Les poètes ont souvent célébré ses courses aventureuses, ses combats contre les géans. Nous trouverons plus tard, dans l’Edda, l’histoire d’un de ses voyages.

Le troisième dieu était Freyr. Il gouvernait la pluie et les vents, et réglait le cours du soleil. Les Scandinaves avaient confiance en lui, et l’invoquaient pour obtenir une heureuse moisson. Au commencement de l’été, ils plaçaient sa statue sur un char, et la conduisaient autour de leurs champs, persuadés qu’elle devait faire germer le grain de blé dans la terre, et mûrir le fruit sur l’arbre. Freyr était aussi un dieu puissant et courageux. Il avait une épée d’une trempe si forte, qu’elle coupait, comme un brin d’herbe, les cuirasses de fer et les rochers. Un jour, par un fatal mouvement de curiosité, il monta sur le siége élevé d’Odin. De là ses regards embrassaient, dans l’horizon immense, le monde entier[7]. Aucune barrière, aucun voile n’arrêtait sa vue. Toutes les villes lui montraient leurs trésors ; toutes les forteresses, leurs armures ; toutes les demeures des hommes, leurs vices et leurs passions. Mais il ne fut séduit ni par l’or entassé dans le palais des rois, ni par les boucliers brillans suspendus aux murailles des châteaux, ni par les joyeuses réunions où coule l’hydromel. Il venait de voir au pied des montagnes une jeune fille d’une ravissante beauté, et il se retire avec douleur ; son cœur est agité, son repos est perdu. Ses amis, le voyant tout à coup devenir si pensif, le questionnèrent à diverses reprises, et il finit par leur avouer ses rêves d’amour. L’un d’eux promet d’aller lui chercher la jeune fille ; mais il exige que Freyr lui donne pour récompense sa redoutable épée. Le dieu y consent, et, quelque temps après, épouse sa bien-aimée. Mais quand viendra le dernier jour du monde, il se présentera sans armes au combat, et sera vaincu par les géans.

Ces trois dieux formaient le triangle symbolique, la trinité Scandinave, la trimourti indienne. Après eux vient Niord, le Neptune des contrées septentrionales, qui gouverne les flots, et distribue à ses favoris les trésors engloutis par les vagues de la mer ; Tyr, le soutien des guerriers, le protecteur des athlètes ; Braga, le dieu du chant et de la poésie. Les runes sont écrites sur sa langue, et il a épousé Iduna, poésie vivante, qui, avec ses pommes d’or, empêche les dieux de vieillir et le ciel de se dépeupler.

Heimdall est le gardien du pont céleste ; il a été enfanté par neuf femmes. Nuit et jour il veille à l’entrée de la forteresse des dieux pour prévenir l’attaque des géans. L’Edda dit qu’il dort moins qu’un oiseau. Son regard perçant distingue les plus petits objets à cent lieues de distance, et il a l’ouïe si fine, qu’il entend croître l’herbe des champs et la laine des brebis.

Balder est le dieu bon et aimable, le principe du bien, l’idée du beau. Une nuit, il rêve qu’il doit bientôt mourir. Il raconte ce rêve à Odin, qui fait seller son cheval, descend aux enfers, et va consulter la prophétesse. Elle lui dévoile la destinée de Balder, et Frigga s’adresse à tous les êtres animés de la nature, et leur fait prêter serment de ne pas nuire à son fils. Par malheur, elle oublie un jeune arbre nouvellement planté auprès du Valhalla, et si faible encore, qu’elle ne pouvait pas le croire dangereux. Mais Loki, le génie du mal, a su ce qui s’était passé. Il arrache lui-même la branche d’arbre oubliée par Frigga ; et, un jour que tous les dieux étaient réunis et s’amusaient à poursuivre avec leur lance et leur épée le bon Balder, Loki remet la baguette fatale entre les mains de l’aveugle Hauder, qui se jette en riant sur Balder et le tue. À cette nouvelle, un cri de douleur retentit dans le ciel, et l’univers est consterné. On prépare les funérailles de Balder, on brûle son corps, celui de sa femme bien-aimée, et celui de son cheval de bataille. Toute la nature se revêt de deuil. La Mort elle-même s’attendrit. Hauder va la prier de laisser renaître Balder, et elle répond qu’elle y consentira si tous les êtres morts et vivans le pleurent. Odin convoque alors tout ce qui peuple la nature ; la race humaine gémit sur le dieu qui n’est plus ; les pierres s’émeuvent, les rameaux de chêne s’inclinent tristement à son nom, et la fleur des prairies et l’herbe des montagnes laissent tomber comme autant de larmes les gouttes étincelantes de rosée. Mais une vieille femme s’avance, le front joyeux, l’œil sec, et déclare qu’elle ne pleurera pas. C’était Loki qui avait pris cette forme pour tromper les dieux ; et sa parole cruelle rejette Balder dans l’empire de la mort. Nous verrons plus tard, comment les dieux se vengèrent.

Après ces grandes divinités, il faut compter encore Vidar qui tuera un jour le loup Fenris ; Vali, adroit archer ; Uller, habile à patiner ; et Forsate qui apaise les disputes des hommes et juge les procès.

De même qu’il y avait douze grands dieux, il y avait aussi douze déesses.

La première est Frigga, épouse d’Odin, qui partage avec lui les ames de ceux qui meurent sur le champ de bataille ; puis Freya, déesse de l’amour, qui a donné, comme Vénus chez les Latins, son nom à l’un des jours de la semaine[8]. Elle avait épousé Oddr, qui la quitta pour voyager. Elle le chercha, comme Isis, dans toutes les parties du monde, et le pleura avec des larmes d’or, les larmes de la fidélité. Eyra, la troisième déesse, est l’Esculape des demeures célestes. Géfione est la patrone des vierges. Lorna réconcilie les amans. Vora sait tout ce qui se passe. Snorra protège les savans.

On bâtissait à ces dieux des temples splendides ; on leur offrait, à certaines époques de l’année, des sacrifices sanglans. Il y avait, chaque année, trois grandes fêtes : l’une en automne, l’autre en été, la troisième au milieu de l’hiver ; le peuple y accourait de toutes parts. Dans ces réunions religieuses, les prêtres immolaient des prisonniers de guerre, des hommes condamnés à mort pour quelque crime, des sangliers et des chevaux, surtout des chevaux blancs, qui, de même qu’en Perse, étaient regardés comme des animaux sacrés. Le sang des victimes était recueilli dans des bassins de pierre ou d’airain : un des pontifes le prenait pour arroser les murailles du temple, et asperger la foule ; puis on partageait au peuple la chair palpitante des chevaux ; les tonnes de bière s’ouvraient, et les cérémonies pieuses se changeaient en orgie. Tous les neuf ans, les Scandinaves célébraient une fête plus solennelle. L’évêque Dithmar rapporte, dans sa Chronique de Mersebourg, que dans ces grandes réunions on égorgeait quatre-vingt-dix-neuf hommes, autant de chevaux, de chiens et de coqs.

Ces sacrifices ne servaient pas seulement à rendre hommage aux dieux ; les prêtres y cherchaient un moyen de former des pronostics, de prédire les évènemens. Ils avaient, comme les Romains, une sorte de science augurale à laquelle le peuple ajoutait foi. Les Scandinaves étaient crédules et superstitieux. On retrouve dans leurs croyances le fatalisme grec, le sabéisme des religions primitives, et le fétichisme des races ignorantes : ils disaient que nul homme ne pouvait échapper à son sort ; ils attribuaient une grande influence aux astres, à la conjonction des étoiles, aux diverses phases de la lune ; ils prêtaient serment sur des pierres ; et s’ils avaient une injure à venger, ils prenaient la tête d’un cheval mort, la posaient sur un pieu, et la tournaient, comme un signe de malédiction, du côté de leur ennemi.

Les mêmes croyances naïves, les mêmes idées superstitieuses reparaissent dans la peinture de leur paradis et de leur enfer. Le paradis des héros est le Valhalla : on y arrive par cinq cents portes, et quatre cent trente-deux mille[9] guerriers y sont réunis. Leur joie est de renouveler, dans l’espace éthéré, les combats qu’ils ont soutenus dans ce monde. Ils se revêtent de leur armure, et s’élancent l’un contre l’autre avec ardeur. Mais ceux qui sont blessés dans ces joutes célestes ne souffrent pas, et ceux qui tombent morts sous le poids des glaives se relèvent aussitôt. Quand la bataille est finie, on dresse les tables du festin, et les élus s’asseoient, sur des siéges d’honneur, à côté des dieux. On leur verse dans de grandes coupes le lait de la chèvre Heidrun et la bière la plus pure : on leur sert chaque jour les membres fumans d’un sanglier qui, chaque soir, se retrouve intact. Odin est au milieu d’eux, mais il ne fait que boire et ne mange pas : il donne les mets qu’on lui présente à deux loups qui le suivent fidèlement, et porte sur l’épaule deux corbeaux qui lui disent à l’oreille les nouvelles du monde. Tous les matins, ces corbeaux prennent leur vol, parcourent la terre, et à midi ils s’en viennent raconter à leur maître ce qu’ils ont appris. La table du héros est servie par les valkyries[10]. Ce sont de grandes et belles femmes qui portent aussi la cuirasse, et manient avec adresse la lance aiguë : elles assistent à toutes les batailles, et planent sur tous les champs de mort. Quand le jour du combat est venu, quand le cri de guerre résonne à leur oreille, elles quittent à la hâte leur demeure céleste, et chevauchent dans les airs ; leurs grands yeux bleus étincèlent de joie ; leurs cheveux blonds flottent au gré du vent. Sur leur tête brille le casque d’or ; sur leur poitrine, le soleil éclaire une armure sans tache, et leur cheval ardent bondit, secoue son frein d’acier, et baigne la terre d’écume. Les valkyries se mêlent aux bataillons de soldats, raniment leur ardeur, prolongent leur défense, et recueillent, le soir, les ames des braves pour les emporter au ciel.

L’enfer des Scandinaves s’appelle Niflheim : c’est un lieu ténébreux, relégué au fond du Nord, traversé par neuf fleuves qui ne roulent qu’une eau noire et bourbeuse. Une nuit éternelle l’environne, et on y arrive par des chemins obscurs. Quand Honnodr y descendit pour chercher son frère Balder, il traversa, pendant neuf nuits, des vallées sombres et silencieuses. Tous les lâches descendaient dans cette triste demeure, mais l’Edda ne parle point des tourmens qu’on leur faisait endurer. Les autres peuples du Nord se représentaient l’enfer de la même manière. Les Lapons, en enterrant leurs morts, avaient coutume de mettre à côté d’eux une pierre à fusil, afin qu’ils pussent s’éclairer dans le ténébreux sentier qui conduit à l’autre monde. Une tradition finoise rapporte qu’une femme gémissait un jour sur la perte d’un de ses enfans ; son mari meurt, et elle s’écrie avec un sentiment de consolation : « Il est fort, lui, et il pourra conduire mon pauvre enfant dans le pays des ames ! »

J’ai indiqué la hiérarchie des dieux comme elle se trouve dans l’Edda. Ces dieux représentent l’ordre moral, la sagesse suprême, la justice éternelle. Mais en face d’eux s’élève Loki, le génie du mal. Là s’arrête l’unité religieuse, et le dualisme commence. Loki est le Typhon, l’Ahriman de cette mythologie. Par sa naissance, il appartient à la race perverse des géans ; par son intelligence et sa beauté, il est semblable aux dieux ; par ses vices, il est le premier des esprits infernaux : il aime le mal pour le mal ; le crime lui sourit, la vengeance est pour lui une volupté. Démon spirituel, Protée habile, souple dans ses actions, insinuant dans ses paroles, il revêt toutes les formes, et module, sur tous les tons, le mensonge et la flatterie. Les dieux se servent parfois de lui, car il est adroit et rusé. Mais il se joue des dieux en les servant, et la haine qu’il leur porte est implacable. Sa femme, Signie, lui donna deux fils ; et il enfanta, avec la fille d’un géant, trois êtres monstrueux : le serpent Midgard, qui, dans ses longs anneaux, entoure la terre, comme, dans l’Inde, le serpent Secha entoure le mont Mérou ; Hela, la mort qui règne dans le ténébreux empire ; et le loup Fenris. Les dieux pressentirent qu’un jour ce loup les attaquerait, et ils résolurent de l’enchaîner. Deux fois ils lui jetèrent autour du cou un cercle de fer, et deux fois le loup le rompit. Alors ils firent fabriquer par les nains un lien magique, souple et léger, et, en apparence, facile à briser. Ils engagèrent Fenris à l’essayer ; mais le loup leur dit : « Je me défie de vos supercheries, et je n’essaierai pas ce lien, si, pour garantie de votre bonne foi, l’un de vous ne me met la main dans la gueule. » Tyr se dévoua ; il y perdit la main, mais le loup fut enchaîné. Les dieux attachèrent le bout de la corde à un large bloc de pierre ; et pour empêcher Fenris de le déchirer sous ses dents, ils le bâillonnèrent avec une épée dont la pointe lui perce le palais. Depuis ce jour, le monstre pousse sans cesse d’effroyables hurlemens, et les flots d’écume qu’il lance dans sa fureur forment un torrent.

Quand les dieux eurent ainsi dompté un de leurs ennemis les plus redoutables, ils résolurent de punir les crimes de Loki. Mais il s’était déjà dérobé à leur colère. Ils le poursuivirent long-temps sans pouvoir l’atteindre, car il s’était bâti une maison ouverte de tous les côtés, d’où il pouvait voir venir ses adversaires, et il leur échappait toujours par une nouvelle métamorphose. Un jour il se transfora en saumon, et se jeta dans une rivière. Les dieux le pêchèrent avec un filet, et Thor le saisit par la queue au moment où il allait encore s’enfuir. Ils l’enchaînèrent avec les boyaux d’un de ses fils entre trois rocs aigus qui l’empêchent de se mouvoir ; sur sa tête ils posèrent un serpent qui lui jette sans cesse son venin au visage. Mais Signie, son épouse fidèle, le suivit dans son infortune. Elle est assise auprès de lui, et reçoit dans un grand vase tout le poison vomi par la vipère. Quand le vase est plein, quand il faut le vider, le venin tombe sur le corps de Loki et lui cause de telles douleurs, qu’il s’agite avec une sorte de frénésie, et ébranle le sol dans ses convulsions. C’est de là que viennent les tremblemens de terre.

Mais le règne des dieux est limité, et les génies du mal doivent un jour rompre leurs chaînes et bouleverser le monde. Ce jour s’annonce par des signes effrayans : trois longs hivers se succèdent sans interruption ; pas une lueur consolante n’apparaît au ciel, pas une fleur de printemps n’éclot dans la vallée, pas un brin d’herbe ne reverdit sur la colline. La famine et la peste ravagent le monde ; la haine divise les familles ; les frères s’entretuent ; il n’y a plus de liens d’affection, plus de foyer domestique, plus de vertus, plus d’amour. Le crime gagne tous les cœurs comme un ulcère, et ceux qui sont restés justes se réjouissent de s’endormir dans leur tombeau. Tout à coup la terre tremble sur sa base ; les arbres sont renversés avec leurs racines ; les montagnes s’écroulent ; les étoiles tombent du ciel ; deux loups engloutissent le soleil et la lune, et le monde est plongé dans les ténèbres. L’Océan, que la main du Créateur n’arrête plus dans son lit de sable, inonde le globe. Sur ses vagues orageuses on voit flotter le Naglefar[11]. Les géans eux-mêmes le remplissent et s’en vont chercher les dieux. Le serpent Midgard fouette les eaux de sa large queue, et lance son venin dans les airs. Le loup Fenris s’avance l’œil enflammé ; une de ses mâchoires touche à la terre, l’autre au ciel. Loki marche, comme l’Antéchrist, à la tête de tous les monstres, et Surtur le suit avec une épée flamboyante à la main.

À l’entrée de la forteresse céleste, Heimdal jette le cri d’alarme, et sonne la trompette qui retentit dans le monde entier. Odin va consulter la source de Mimer, et tous les dieux se préparent au combat. Surtur renverse à ses pieds l’amoureux Freyr, qui n’a plus d’épée. Thor écrase le serpent, et puis tombe lui-même sous le poids du venin que le monstre lui a jeté. Le loup dévore Odin ; mais le puissant Vidar s’élance contre lui, pose un pied sur sa mâchoire, et, d’une main de fer, lui déchire la mâchoire supérieure. Loki et Heimdal se tuent l’un l’autre, et Surtur, le génie du feu, embrase le monde.

Le monde s’est écroulé comme dans l’Apocalypse, comme dans le Zendavesta, comme dans les Védas. Les hommes ont péri dans le feu, les dieux ont disparu. Mais du milieu des flots purifiés, une autre terre surgit plus fraîche et plus riante que la première. Balder ressuscite ; Vidar et Vali ont survécu à la race des dieux. Un enfant du soleil éclaire de ses rayons limpides ce nouveau monde. Un homme et une femme ont échappé à l’embrasement universel, et répandent sur le globe une famille nombreuse. Au Valhalla succède un autre paradis plus heureux et plus beau, et le Niflheim est remplacé par un autre enfer. Le sol, béni par les dieux, n’attend plus que le laboureur le sillonne à la sueur de son front. Il se couvre de fleurs et de fruits. Un ciel d’azur s’élève sur cette terre féconde ; un printemps éternel sourit à tous les regards. Les hommes vivent d’une vie paisible dans une atmosphère de joie et de lumière. Les dieux retrouvent sur le gazon les tables d’or des Ases, et s’asseoient l’un auprès de l’autre, et s’entretiennent du temps passé.

Ainsi finit le dogme de la mythologie Scandinave ; ainsi finit celui de tous les peuples, par des rêves qui s’en vont au-delà des siècles, par l’amère douleur qui détruit la terre où chacun souffre, et la foi qui recrée aussitôt une terre idéale, un monde éternel.


X. Marmier.
  1. Je rappelle à tous ceux qui veulent étudier la mythologie de l’Inde et les autres mythologies anciennes l’excellent travail que M. Guigniaut a publié en refaisant la symbolique de Creuzer.
  2. Toujours ce mystérieux nombre douze qui se retrouve dans les traditions populaires : les douze signes du Zodiaque, les douze tribus d’Israël, les douze pairs de France, les douze chevaliers de la Table-Ronde, etc.
  3. Les anciens Allemands l’appelaient Wuoten, les Anglo-Saxons Voden.
  4. Les poèmes du moyen-âge parlent souvent du Dieu « qui haut siet et de loin mire. »
  5. Autrefois, dans certaines parties de l’Allemagne, quand les laboureurs faisaient leur moisson, ils avaient coutume de laisser sur le sol quelques épis pour le cheval d’Odin. (Deutsche mythologie von J. Grimm, pag. 104.)
  6. Islandais, thorsdagr ; danois et suédois, torsdag ; allemand, donnerstag ; anglais, thursday.
  7. Une légende d’Allemagne rapporte qu’un jour saint Pierre monta aussi sur le trône de Dieu, d’où l’on découvre tout ce qui se passe sur la terre. Il aperçut une femme qui volait, et en fut si irrité, qu’il lui lança l’escabeau du seigneur à la tête. (Kinder und Haus Mærchen, pag. 35.)
  8. On disait dans notre vieux français Divenres : (Dies veneris).

    « Pour ce qu’il ert divenres, en mon cuer m’assenti, etc. »

    (Roman de Berte aus grans piés.)

  9. Il faut remarquer ce nombre, qui se trouve dans plusieurs autres mythologies. Les Chaldéens avaient fait des observations astronomiques pour 432,000 années. D’après Boroms et Syncellus, il s’était passé 432,000 ans entre la création du monde et le déluge. Chez les Indiens, le dernier âge du monde est de 432,000. (Note à l’Edda par Magnussen, tom. i, pag. 249.)
  10. Ce mot vient de valr (camp) et kera (choisir). On les appelait aussi valmeyar, skialldmeyar, vierges du camp, vierges de bouclier. Quelquefois elles se changeaient en cignes et traversaient les fleuves en jouant.
  11. Vaisseau construit avec les ongles des morts.