Lettres parisiennes/Année 1848/02


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1848

LETTRE DEUXIÈME.

Paris les 23, 24 et 25 juin. — Les ordres d’une maîtresse de maison. — Quatre gouvernements et six journées. — Arrestation et lettres de M. de Girardin. — Conspirateurs et organisateurs.
30 juin 1848.

C’est le dimanche 25 juin, à sept heures du soir, que j’ai appris que M. de Girardin était arrêté.

Il y avait déjà trois jours que je ne l’avais vu ; au seul mot de barricades, M. de Girardin s’était installé rue Montmartre, dans un petit appartement qu’il a loué près des bureaux de la Presse, peu de temps après la révolution de février ; car, si sa prescience politique ne lui sert de rien pour empêcher les malheurs de son pays, elle lui est du moins utile pour faciliter les arrangements de son ménage. Dès les premiers faits du mois de mars, M. de Girardin me dit : « Je prévois que nous aurons une douzaine de gouvernements d’ici à dix-huit mois ; nous aurons souvent des journées, c’est-à-dire des jours de combat pendant lesquels on ne pourra pas circuler dans Paris ; l’Assemblée nationale aura fréquemment des séances de nuit dont il faudra rendre compte, je ne pourrai pas quitter mon journal : c’est pourquoi j’ai loué un appartement dans la maison de la Presse ; fais-y porter tout ce qu’il faut pour l’habiter de temps en temps » Ces prédictions, comme toutes les autres, ne se sont déjà que trop réalisées ; nous avons eu quatre gouvernements en quatre mois : nous avons eu le 16 avril ; le 15 mai ; le 23, le 24, le 25, le 26 juin ; nous avons eu six journées, et quelles journées !

J’écrivais chaque matin à M. de Girardin pour avoir des nouvelles. Dans ma lettre du samedi, je lui racontais qu’on avait tiré, pendant la nuit, sur la sentinelle de la caserne contiguë à notre maison, et je lui demandais ce que j’aurais à faire dans le cas où cette caserne serait attaquée et où les insurgés entreraient chez nous. « N’avez-vous pas, lui disais-je, quelque objet, quelque souvenir précieux, quelque acte important à sauver ou à cacher ? » Voici quelle fut sa réponse, réponse à laquelle son arrestation, qui eut lieu le lendemain, a donné de la valeur :

« À MADAME DE GIRARDIN.

» Non, je n’ai rien à sauver ni rien à cacher.

» Si la caserne était prise et qu’on voulût occuper la maison, la seule chose à faire serait d’ouvrir les portes à deux battants et d’être affectueusement poli. C’est de toutes les manières de résister la meilleure.

» Nulle part tu ne serais plus en sûreté, et d’ailleurs, il est bien que nous soyons chacun à notre poste, toi à la maison, moi ici. Je dînerai je ne sais où ; ne m’attends pas ce soir.

» Paris est en état de siège ! Le National règne et ne gouverne pas.

» Je t’embrasse.

É.
 » 24 juin. »

Pendant ces terribles combats, les Champs-Élysées étaient affreusement paisibles. Sur la chaussée, pas une seule voiture ! Dans les allées, personne ! On n’entendait rien que le chant des oiseaux, et ce chant, rendu plus hardi par la solitude et plus sonore par le silence, était d’une gaieté insupportable. Ce calme profond dans une inquiétude si vive m’irritait ; je ne pouvais rester chez moi, et, quoique très-souffrante, je me décidai à aller voir M. de Girardin à la Presse. Avant de partir, je donnai des ordres comme à l’ordinaire ; mais cette fois, que ces ordres de maîtresse de maison étaient d’une nature étrange ! Tout en attachant mon voile, je disais aux domestiques : « Si l’on attaque la caserne, si l’on y met le feu, vous prendrez les tuyaux du jardin ; vous remplirez la baignoire ; vous monterez des seaux d’eau sur la maison et vous arroserez le toit tant qu’il y aura du danger. Si les insurgés viennent ici, vous leur ouvrirez toutes les portes, toutes les armoires, et vous leur direz de notre part : « M. et madame de Girardin ne veulent pas qu’on puisse dire que des Français ont pillé ; ils vous font présent de tout ce que vous trouverez chez eux. »

En effet, nous leur aurions donné sans regret tout ce qu’il y a dans la maison ; le peu que nous possédons, nous l’avons acquis par le travail : ou nous mourrons et nous n’en aurons plus besoin, ou nous vivrons et le travail saura bien encore nous le rendre. Mais ne sont-ce pas là des ordres singuliers à donner pour une maîtresse de maison ? Il y a six mois, quand je sortais le matin, mes ordres étaient bien différents. Je disais : « Vous mettrez telles fleurs dans cette jardinière ; vous passerez le piano dans le petit salon, parce qu’on fera de la musique ce soir ; » ou bien : « Ma sœur vient dîner, vous ferez des bonbons pour les enfants. » Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’une brillante réunion d’artistes, d’un joyeux repas de famille ; aujourd’hui, il faut qu’une maîtresse de maison fasse entrer dans ses soins de ménage deux prévisions terribles : le pillage et l’incendie.

On ne pouvait passer par la place de la Concorde ; je pris la rue du Faubourg-Saint-Honoré ; les nouvelles qu’on recueillait çà et là étaient effrayantes. On disait : « L’hôtel de ville est au pouvoir des insurgés… Tel général vient d’être blessé… Tel officier vient d’être tué… » Les figures étaient pâles, les regards inquiets ; tout respirait la guerre civile. Dans ce long trajet, je n’ai surpris qu’un sourire, mais ce sourire était bien triste ; je ne l’oublierai jamais. Deux jeunes filles cherchaient à retenir un petit garde mobile : « Viens avec nous, disait l’une d’elles, ne retourne plus là-bas, on en a assez tué des tiens aujourd’hui… » C’est alors que l’enfant sourit. « Eh bien, répondit-il, c’est justement parce qu’il en manque qu’il faut que j’y aille. » Il secoua les mains des deux jeunes filles et s’en alla en courant. Pauvre enfant ! qu’est-il devenu ? Est-il aussi de ceux qui manquent ?

J’allai jusque chez ma sœur, qui demeure dans la Chaussée d’Antin, mais là je me sentis tellement malade et fatiguée, qu’il ne me fut pas possible de penser à aller plus loin ; tout ce que je pus faire, ce fut de revenir chez moi. J’étais bien contrariée de n’avoir pas vu M. de Girardin. Cependant, j’espérais toujours aller le voir le lendemain ; mais le lendemain j’étais encore plus malade, et il me fallut rester sur mon canapé toute la journée. Je devais dîner chez une de mes amies ; je lui écrivis que j’étais à moitié morte et que je ne pouvais marcher… — Je donne tous ces détails pour expliquer l’exaltation fiévreuse que me causa la nouvelle de l’arrestation de M. de Girardin.

Je l’appris par ce premier billet :

« À MADAME DE GIRARDIN.

» Ma chère amie, je suis arrêté et conduit à la Conciergerie. Demande une permission.

 » É. de Girardin.
 » Le 25 juin 1848, 5 heures du soir. »

Ce premier billet ne tarda pas à être suivi de ce second :

« À MADAME DE GIRARDIN.

» Je viens de t’écrire que j’étais à la Conciergerie.

» J’y suis dans une pistole, et je voudrais qu’on pût m’envoyer un manteau pour me coucher, du linge et tout ce que Rémy jugera nécessaire.

» Je dois, dit-on, passer demain devant une commission militaire ; vois ce qu’il y a à faire. Madame de B… te remettra cette lettre ; elle a pu parvenir miraculeusement jusqu’à moi.

 » É. de Girardin. »

Le matin de ce même jour, M. de Girardin m’avait écrit :

« À MADAME DE GIRARDIN.

» Cette horrible guerre civile ne paraît pas devoir finir encore aujourd’hui. Les approvisionnements de Paris peuvent être interrompus. Il faut avoir du pain et tout ce qui est susceptible de se conserver. C’est une précaution que je te recommande.

» J’ai le cœur navré, quand je pense que tout ce qui arrive pouvait être prévenu, que je l’avais prévu et annoncé !

» Je t’embrasse. À bientôt. É. »

Du 25 au 30 juin, cinq jours s’écoulèrent pendant lesquels je ne reçus aucune lettre de M. de Girardin ; sa détention prolongée, avec aggravation de la mise au secret la plus rigoureuse, donnait lieu aux bruits les plus faux, mais les plus sinistres, colportés dans tout Paris, et particulièrement semés dans les couloirs et les salles d’attente de l’Assemblée nationale. Enfin, le 30 juin, me fut apportée cette réponse :

« À MADAME DE GIRARDIN.

» Ma chère amie, puisque l’autorité inconnue de laquelle je relève a laissé ta lettre parvenir jusqu’à moi, j’espère qu’elle laissera jouir la réponse de la même liberté.

» Je me porte bien de corps et d’âme.

» Toute persécution est un prestige.

» Tout prestige vaut un prix.

» Te dire que je travaille, à toi qui me connais, c’est te dire tout.

» À seize ans, en 1793, mon père a été mis en prison, il sait ce que c’est. Ce que je te demande surtout, c’est de rassurer vite ma mère, la pauvre femme si malade et dont l’imagination est si prompte à s’alarmer.

» Par égard pour le temps des intermédiaires qui liront ma lettre, je ne la fais pas plus longue.

» Ne m’écris plus que tu en mourras ! En toutes circonstances, tu m’avais prouvé que tu étais mon égale en courageS, ne te démens pas. Je t’embrasse.

 » É. de Girardin.

 » Vendredi, 30 juin 1848. — Conciergerie, 6e jour, »

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On dit : Pour nous sauver il faudrait un homme, un homme de génie qui prendrait d’une main vigoureuse les rênes de l’État ; un gouvernement fort composé d’hommes capables, expérimentés, etc., etc. Il ne faudrait même pas tant que cela ; il faudrait tout simplement un gouvernement qui ne conspirât pas.

Comment voulez-vous que le char de l’État marche vite et droit quand ceux qui le conduisent ont intérêt à le faire verser ?

Les facultés du conspirateur excluent les facultés du fondateur. Qui sait détruire sait rarement construire. Ceux qui ont fait la révolution sont incapables de l’organiser. Faites donc la moisson avec la charrue !

Non-seulement le fondateur et le conspirateur ont l’esprit et le caractère opposés, mais leurs cœurs sont d’une nature différente.

On conspire avec la haine.

On organise avec l’amour.

L’esprit de conspiration, c’est l’exercice de la malveillance ; l’œil s’habitue à reconnaître vite ce qui est mal ; c’est l’étude des fautes, la recherche des plaies, le choix des taches et des ombres, la chasse aux laideurs. L’esprit d’organisation, au contraire, c’est l’exercice de l’espérance, c’est l’étude des ressources, la science des moyens, la recherche des forces, la chasse aux idées fécondes et généreuses.