Lettres parisiennes/Année 1848/01


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1848


ANNÉE 1848.


LETTRE PREMIÈRE.

La république, ça ? Allons donc, c’est l’envers de la royauté ! — Ils font tirer le canon chaque fois qu’ils se dérangent. — C’est la vieille diplomatie, la vieille police des vieux rois. — Des républicains farouches, mais sybarites. — Crème d’ananas. — Aspect de Paris. — Repos forcé. — Cinquante mille Tityres sous un hêtre. — Le dernier vicomte.
13 mai 1848.

Quel dommage !… quel dommage !… ça va être affreux… et ça pouvait être si beau !…

Une loyale république, n’est-ce pas le rêve de tous les esprits généreux et indépendants ?…

Aimer son pays pour lui-même et l’aimer lui seul, sans compliquer son amour d’un tas de noms propres plus ou moins populaires, plus ou moins maudits ;

N’être plus condamné à défendre malgré tout et contre tous un personnage de convention, lui, ses enfants, sa famille, ses ministres, ses préjugés et ses fautes, sous prétexte qu’on lui a prêté serment ;

Retrouver tout à coup la liberté de ses allures, le sentiment de sa dignité… c’était une joie, c’était un triomphe pour tout le monde ; et l’on peut dire qu’excepté ces êtres malheureusement nés qui n’ont jamais su relever la tête, ces caractères rampants qui se sont fait une volupté de la servitude, tout ce qui vit en France par l’esprit et par le cœur, tout ce qui pense, tout ce qui crée, tout ce qui rêve, a salué avec enthousiasme l’aurore de la république idéale.

Et tout à coup l’enthousiasme s’est changé en crainte, le rêve d’or s’est terminé en cauchemar ; et les trembleurs désenchantés nous disent : — Votre bel espoir, hélas ! était une chimère, votre belle république est impossible !

— Non, non, trois fois non, elle n’est pas impossible ! Rien ne serait plus facile, au contraire, que de faire la république grande et belle ; il ne faudrait pour cela qu’une seule chose.

— Et quoi donc ?

— La comprendre…

Mais, hélas ! ceux qui l’ont proclamée ne la comprennent pas !

Et la preuve qu’ils ne la comprennent pas, c’est qu’ils ne la font pas aimer ; c’est qu’ils la rendent ridicule, mesquine, vaniteuse, au lieu de la faire puissante, sérieuse et digne.

C’est qu’ils en font une parodie monarchique, un envers de la royauté ; c’est que, par exemple, ils font tirer le canon chaque fois qu’ils se remuent. Le canon est un joujou de roi, qui ne convient plus aux allures calmes et populaires d’une république. Nous comprenons, à la rigueur, qu’on s’amusât à tirer le canon quand Charles X ou Louis-Philippe se rendaient au Parlement ; ils étaient les petits-fils de Louis XIV et de Henri IV ; ces pompeux usages pouvaient être des traditions de famille ; mais faire tirer le canon des Invalides chaque fois que M. Crémieux se dérange… Allons donc ! c’est se moquer d’un pays.

La preuve qu’ils ne comprennent pas la république, c’est qu’ils veulent la loger aux Tuileries.

La preuve qu’ils ne la comprennent pas du tout, c’est qu’ils se pavanent dans les hôtels des ministères avec le superbe entourage de leurs prédécesseurs, faute impardonnable qui trahit leur inintelligence et qu’on ne saurait trop leur reprocher. Les ministres d’une république ne doivent ressembler en rien aux ministres de la royauté. Ce ne sont plus des importants payés très-cher pour jeter de la poudre aux yeux et distribuer de l’eau bénite ; ce sont des hommes d’affaires consciencieux, les intendants de la nation, les économes du peuple qui ne jouent pas avec son argent ; tous ces hochets d’antichambre ne sauraient leur convenir. Leur prestige est dans leur simplicité. Plus de traitements ruineux, plus de cérémonial de comédie, plus d’huissiers à chaîne d’or, plus de laquais, plus de carrosses, plus de cuisiniers séducteurs..

Vous aimez tant les Anglais, imitez-les donc. Que nos ministres demeurent modestement chez eux comme font les ministres anglais, qu’ils aillent à pied à leur bureau, un parapluie sous le bras, comme font les ministres anglais ; s’ils sont en retard, qu’ils prennent un fiacre, comme tout le monde ; qu’ils soient enfin comme les autres hommes ; seulement qu’ils travaillent quelques heures de plus : alors, qu’ils se rassurent, ils n’auront pas grand’peine à garder leur position élevée, ils trouveront peu de rivaux. Il y a un moyen bien certain de défendre sa place, c’est d’en supprimer toutes les vanités qui font que les sots vous l’envient.

Le jour où l’on pourrait dire : « Qu’est-ce qu’un ministre ? — C’est un ouvrier qui travaille six heures de plus que tous les autres, » il y aurait en France bien peu d’amateurs pour cet état privilégié, dont le travail serait si largement organisé. Sous une royauté, le pouvoir est presque inaccessible ; il peut, sans trop de danger, être environné de séductions ; mais sous une république, c’est autre chose ; une émeute peut le donner à qui le rêve : il faut donc le rendre austère, ennuyeux, pénible, indésirable enfin, pour en dégoûter les rêveurs ambitieux ; la route n’est plus escarpée ; hérissez d’épines le but, et compensez la facilité, la douceur de la pente, par l’aridité du sommet.

— Eh ! direz-vous, qui fera fleurir le commerce, qui donnera l’exemple du luxe ? — Les particuliers : à eux sont permises toutes les fantaisies ; ils ont le droit d’être capricieux, de s’amuser à tous les enfantillages de l’orgueil, de rajeunir les anciens usages des anciens temps ; mais les ministres d’une république n’ont pas ce droit, ils doivent représenter leur époque avant tout ; les anachronismes ne leur sont point permis. Plus ils seront modestes et raisonnables au contraire, plus les autres hommes seront disposés à se montrer élégants et fastueux. Rien ne porte plus un pays à la gaieté que l’air sérieux des gens qui le gouvernent. Quand les hommes d’affaires sont graves, les hommes de plaisir sont bien vite joyeux. Savez-vous pourquoi la société française était si gaie autrefois ? C’est que les notaires étaient tristes.

Savez-vous depuis quand les gens du monde léger sont devenus si lourds, si ennuyeux, si maussades ? C’est depuis que les notaires sont devenus folâtres, fringants et merveilleux.

La preuve qu’ils ne comprennent pas la république, c’est qu’ils font encore de la diplomatie, comme les vieux ministres routiniers. République et diplomatie ! mais ces deux mots-là jurent ensemble. Sous la royauté, c’est fort bien ; les ambitions de la dynastie sont souvent en désaccord avec les volontés de la nation, et là où l’intérêt est complexe, la finesse et l’habileté sont permises ; mais dans une république, l’intérêt est simple toujours. Plus de finasserie, plus de cachotterie, plus de tricherie !… On doit jouer cartes sur table. À quoi bon alors payer très-cher des beaux messieurs pour qu’ils aillent à grands frais chuchoter tout bas à l’oreille des rois ce qu’on doit crier tout haut à l’oreille des peuples ?

La preuve qu’ils ne comprennent pas la république, c’est qu’ils font encore de la vieille police de tyrans, comme les ministres indiscrets et curieux qu’ils ont tant de fois dénoncés. Car telle est leur imaginative : ils approuvent en l’imitant ce qu’ils ont blâmé pendant vingt années ; ils appellent cela faire du nouveau. Ils décachettent toutes nos lettres sans se gêner. — Et le cabinet noir contre lequel ils ont tant hurlé ! — Eh bien, ils l’ont supprimé ; de quoi vous plaignez-vous ?… il n’est plus noir : la blanche clarté du jour y pénètre librement à grands flots, et c’est à la face du soleil qu’on y viole tous vos secrets. Un aide de camp de M. le duc de Montpensier a reçu dernièrement une lettre de lui ; cette lettre était décachetée et les passages intéressants en étaient soulignés à l’encre rouge. Dans un certain ministère, les lettres ouvertes sont recachetées naïvement avec le cachet du ministère. L’indiscrétion… peu importe ; ce qui est plus grave, c’est la confiscation. Une femme de notre connaissance a mis, il y a deux mois, à la poste une lettre qui n’est jamais parvenue à son adresse. À vrai dire, le billet mystérieux a dû singulièrement intriguer les faiseurs de conjectures.

Cette femme était patronnesse d’un bal de charité, et comme les autres patronnesses, elle était chargée de désigner un commissaire pour faire les honneurs de la fête. Elle choisit son neveu et lui écrivit pour lui demander s’il serait libre de l’accompagner. On riait encore dans ce temps-là : c’était aux premiers jours de la république, et, par une folle plaisanterie, rappelant à son neveu une excellente bêtise d’Odry dans une pièce des Variétés, Tony, ou le Canard accusateur, qu’ils avaient vue ensemble, elle formula ainsi la proposition : « Qu’est-ce qui a demandé un commissaire ? — Moi. — Quel est ce commissaire ? — Toi… Viens demain prendre mes ordres. »

Le billet n’était pas signé. Or c’était l’époque où l’on choisissait, pour les envoyer dans les départements, les aimables commissaires que vous savez. On a cru qu’il s’agissait d’un commissaire prétendant, et l’on a gardé la lettre, sans doute pour prendre des informations précises sur le protecteur et sur le protégé. Voilà le mystère. Nous l’expliquons généreusement à ces violents lecteurs de correspondances familières ; mais nous profitons de la leçon : depuis ce jour, nous mettons dans chacune de nos lettres des injures abominables contre le gouvernement ; la lettre n’arrive pas à son adresse, mais l’injure y arrive bien. C’est toujours ça.

La preuve qu’ils ne comprennent pas la république, c’est que, dans leurs belles promesses d’affranchissement universel, ils ont oublié les femmes !… Ils ont affranchi les nègres, qui ne sont pas encore civilisés, et ils laissent dans l’esclavage les femmes, ces docteurs émérites, ces professeurs par excellence en fait de civilisation. Ils ont affranchi tous les domestiques de la maison, les gens à gages ; ils ont décrété que l’uniforme servirait de rechange à la livrée, et ils n’ont pas même songé à affranchir la mère de famille, la maîtresse de la maison : loin de les affranchir, ils les ont annulées. Certes, les femmes ne demandaient point de droits politiques, de droits nouveaux ; mais elles demandaient qu’on respectât du moins leurs droits anciens, qu’on leur laissât ce qui leur appartient légitimement depuis des siècles, l’autorité du foyer, le gouvernement de la demeure ; et elles ne s’aperçoivent qu’on les prive du droit de suffrage que depuis le jour où l’on a octroyé ce même droit aux serviteurs qu’elles payent et à qui elles commandent. Et pas un de ces législateurs improvisés n’a senti cela, que ce don, faussement généreux, était une offense pour elles ; il les dépouille et il les force d’abdiquer. Grâce à cette injuste loi, dans leur empire, c’est-à-dire dans le ménage, le moindre de leurs serviteurs est au-dessus d’elles ; si bien que, dorénavant, les fils ambitieux auront beaucoup plus d’égards pour leur portier, électeur, dont la voix, l’influence, peut les faire représentants du peuple et ministres, que pour leur vieille mère, qui ne vote pas.

Oh ! les Français, ils sont bien toujours les mêmes, les tyrans envieux de leurs femmes, qu’ils font semblant d’adorer ; vieux inventeurs de la loi salique, vingt siècles ne les ont point changés… Le crétin le plus abject, si son imbécillité a l’honneur d’être masculine, compte plus à leurs yeux que la plus noble femme douée du plus grand esprit… Ainsi, le stupide Jocrisse, palefrenier chez M. de B…, qui disait à son maître, la veille des élections : « Monsieur veut-il bien me donner une liste, je ne sais que faire de MA vote, » ce valet d’écurie a voté !…

Et l’auteur d’Indiana, de Valentine, de Lélia, de Mauprat, de Spiridion, de Consuelo, de la Mare au Diable et de tant de chefs-d’œuvre… George Sand… ô députés trop fiers de votre mâle obscurité !… George Sand n’a pas eu le droit de tracer sur un bulletin, avec sa plume immortelle, un seul de vos noms inconnus !

Mais, encore une fois, les femmes ne demandent point le droit de suffrage ; elles demandent le droit d’être honnêtes, de gagner leur vie dignement et sans prostitution d’aucun genre, car les prostitutions inavouées ne sont pas les moins cruelles ; les femmes demandent le droit de n’être plus d’inutiles mères, le pouvoir de défendre leur fortune et leur personne sans procès ruineux, d’acheter du pain à leurs enfants avec la dot que leurs maris mangent avec leurs maîtresses ; elles demandent le moyen de travailler pour vivre, de travailler même pour nourrir leurs maris, quand leurs maris ne veulent pas travailler ; elles demandent qu’il y ait en France autant d’ouvroirs, d’ateliers, de bureaux administratifs pour occuper l’activité patiente des femmes, qu’il y a de clubs et de cabarets pour amuser la paresse turbulente des hommes.

Mais qui donc a songé aux femmes ?… Personne, excepté cet ouvrier naïf qui, le jour de la grande revue pendant laquelle les troupes criaient si plaisamment : « Vive le gouvernement provisoire ! » criait à son tour, en voyant passer deux belles femmes : « Vivent les femmes provisoires ! » C’est le seul vœu qu’on ait émis sur le sort futur des femmes, et, vous le voyez, encore n’est-il pas flatteur.

Et cependant le beau pays de France a toujours été sauvé par les femmes ; et cependant, si la république peut être sauvée, elle le sera par les femmes. Vous riez… cela est pourtant bien facile à deviner : le seul danger qui menace la république, c’est la misère ; la seule querelle qui agite la France n’est plus, comme autrefois, la lutte des idées, c’est la bataille des intérêts ; il n’y a plus aujourd’hui en France que deux partis :

Le parti de ceux qui veulent tout garder.

Le parti de ceux qui veulent tout prendre.

Les seules questions pour lesquelles les hommes vont se battre, s’envoyer fraternellement des coups de fusil, sont des questions de cupidité et d’égoïsme… — Eh bien ? — Eh bien ! il n’y a que la charité qui puisse les résoudre.

Il n’y a que les femmes qui puissent prêcher contre ces hordes d’égoïstes sauvages une croisade de générosité ; il n’y a que les femmes des deux partis menaçants qui puissent sauver le pays par une magnanimité intelligente ; qui puissent, par leur éloquence avant le combat, forcer les hommes à être généreux, et, par leur amour après le sacrifice, les consoler de l’avoir été.

Enfin, la preuve que ces gens-là ne comprennent pas la république, c’est qu’ils flattent le peuple ; la république ne doit flatter personne ; la république, c’est la vérité couronnée. Ils le flattent et ils le ruinent, comme font tous les flatteurs de leurs dupes, de leurs victimes. Ils pouvaient le sauver, en soutenant les maisons de commerce qui le faisaient vivre, en secourant les manufactures qui le faisaient travailler ; ils ont laissé tomber ces comptoirs et ces manufactures ; ils ont préféré lui donner de l’argent de la main à la main eux-mêmes, pour le corrompre à leur profit, pour le dominer après l’avoir corrompu. Et ils l’ont avili par un semblant de travail ridicule ; ils en ont fait des personnages de comédie, des comparses de ballets, des villageois d’opéra-comique, chantant le chœur d’exposition : « Travaillons avec courage ! » en baissant et en relevant en cadence leurs pioches et leurs bêches de carton. Ils ont fait plus, et cela sera leur honte éternelle !… après l’avoir fait travailler pour rire, ils l’ont fait mendier pour tout de bon. Un beau jour on a vu… à ce souvenir nous rougissons encore, la main nous tremble en écrivant cela… on a vu le noble peuple de France traverser solennellement la capitale de la France, promenant une grosse caisse à argent sur les boulevards, tendre aux passants des corbeilles, d’osier ornées de rubans tricolores, et demander à chacun d’eux l’aumône pour le gouvernement provisoire !… Et ils ont appelé cela le lendemain, dans leurs journaux, une superbe manifestation !… Oh ! les malheureux !… déshonorer ainsi une grande nation !… On leur confie un peuple de travailleurs, ils en ont fait un peuple de paresseux !… on leur confie un peuple de héros, ils en font un peuple de mendiants !…

Mais connais-les donc enfin, ô peuple ! comprends-les donc, juge-les donc par ce seul trait de leur histoire où le mensonge de leur patriotisme s’est révélé forcément. Leur imposture tout entière est écrite dans l’union monstrueuse de ces deux mots : Ils t’ont fait mendier… ils t’ont fait mendier, ô peuple ! et ils t’appellent le peuple-roi !

Dérision cruelle, impudente ! Non, tu n’es pas le peuple-roi ! tu es encore ce que tu as toujours été, l’instrument courageux d’intrigants poltrons, une meute héroïque, la meute des ambitieux. Leur procédé est toujours le même : c’est avec le sang des pauvres qu’ils demandent l’argent des riches. Ils te lancent dans l’arène par des phrases excitantes comme des fanfares, et ils se tiennent en embuscade pour en attendre l’effet. Sais-tu ce qu’ils faisaient, tes défenseurs élégants, pendant que tu combattais sur les barricades avec tant d’ardeur ?… Ils te regardaient combattre en cachette ; et, collant leurs pâles figures sur les vitres de leurs fenêtres, ils comptaient froidement les coups que tu recevais pour eux.

Leur double plan était prêt d’avance. Toi vaincu, ils te sermonnaient avec des phrases paternelles, car ils s’étaient arrangés de manière à n’être pas même compromis.

Toi vainqueur, ils faisaient ce qu’ils ont fait : ils t’ont volé ta victoire ; et généreux comme le courage, naïf comme le point d’honneur, tu as cru noblement qu’ils avaient combattu parce qu’ils se ruaient sur ta proie.

Et regarde comme ils la dépècent hardiment, ta proie ! Quelle imprudente voracité ! Comme leur gloutonnerie s’est vite laissé prendre au piège du premier repas ! Tu mourais de faim, disaient-ils, et c’est au nom de ta faim qu’ils mangent le gibier qu’ils te font courir. Va donc, brave meute ! Courage ! courage !… Taïaut !… taïaut !… rapporte le gibier de messeigneurs, ils l’aiment à la folie ! Comment donc ! ce sont des gastronomes consommés, ils ont inventé un mets exquis, d’une délicatesse inconnue : les filets de chevreuil au coulis d’ananas !… C’est un plat nouveau qu’on doit à la république : ce n’est pas précisément le brouet noir des Spartiates ; mais, nous vous l’avions déjà dit, il y a quatre ans :

« Les républicains modernes ne ressemblent en rien aux fiers Brutus d’autrefois. Ils ne se piquent nullement de sévérité ni d’abnégation ; ils veulent tout tuer, mais c’est pour bien vivre ; ils aiment le sang, mais ils aiment aussi la crème (nous n’avions pas prévu l’ananas) ; ils sont grossiers dans leurs manières, mais ils sont raffinés dans leurs goûts ; ils sont farouches, mais ils ne sont pas austères, et s’ils veulent renverser Tarquin, ce n’est pas pour venger Lucrèce, c’est pour la lui souffler. » (8 décembre 1844.)

Ils nous ont bien donné raison, convenez-en ; mais que nous les aurions aimés s’ils nous avaient donné tort ! Car, aujourd’hui, ce que nous demandons à Dieu, c’est qu’il inspire de bons et loyaux républicains, qui comprennent la république mieux que les rois n’ont compris la royauté.

Ah ! s’ils la comprenaient comme nous, que la France serait glorieuse ! quelle régénération de toutes les âmes ! quel épanouissement de tous les génies ! quelle puissante activité dans tous les travaux ! Adaptés à la vie publique nouvelle, des monuments gigantesques couvriraient la surface de la France, et ces édifices de la fraternité, élevés librement au bruit de chants joyeux par des bataillons d’hommes intelligents, surpasseraient en grandeur, en orgueil, les plus fameux édifices de l’antiquité, élevés par des milliers d’esclaves courbés sous le fouet des tyrans.

Les arts, excités par tant d’audace, prendraient aussi des proportions gigantesques, en harmonie avec les monuments et les institutions. Un public immense et vivace ferait trouver des effets merveilleux.

Ce ne serait plus ce parterre de dandys éreintés, à la fois ignorant et blasé, qui a tant de peine à se distraire de lui-même ; ce serait un parterre amusable, impressionnable, sincère, des esprits naïfs à passionner, de vrais cœurs à faire battre, du vrai sang à faire circuler dans les veines, à chaque idée noble, à chaque beau sentiment. Un tel public donnerait du génie aux plus incapables. Oui, l’on verrait bientôt tous les arts se transformer, grandir, s’élever, par un essor inconnu : la musique glorifiant et poétisant le travail ; la peinture réhabilitant la beauté et généralisant le haut style ; l’industrie s’associant avec la charité pour démocratiser le bien-être ; on verrait quels miracles peut accomplir l’esprit humain dans l’ère de la générosité.

Ah ! que la république serait belle, belle sans les républicains !…

En attendant, Paris est fort triste. Ceux qui ne l’ont pas vu depuis trois mois ne le reconnaîtraient plus. Dans ses plus riches quartiers, il ressemble à une ville maudite, une Gomorrhe menacée, ayant reçu en secret l’avis de sa prochaine destruction.

Les beaux appartements des grands hôtels sont déserts : on se réfugie à l’entre-sol ou au second étage, dans des chambrettes ignorées, plus en harmonie avec les mœurs du moment. On aime mieux vivre en citoyen modeste, dans un petit salon bien rangé, que de languir en grand seigneur ruiné dans un appartement splendide et mal tenu. On n’invite personne ; on vit en ermite. Chacun a envoyé son argenterie à la Monnaie, le prix a servi à payer les dettes de l’hiver ; on mange avec des métaux de fantaisie, jusqu’à ce jour inconnus ; ces métaux étranges, pour l’originalité de la teinte et le hasard de la mixture, laissent bien loin derrière eux le fameux airain de Corinthe, de flamboyante mémoire.

Dans quelques salons, les femmes sont tout à coup très-parées ; mais que cette parure est triste ! On porte les lourdes étoffes de l’hiver, parce qu’on n’a pas de quoi acheter les légères étoffes du printemps. Ce luxe éblouissant, c’est encore de la misère.

Quelques rares élégants traversent les Champs-Élysées, mais ils n’ont plus l’air triomphant de cavaliers fiers de leurs montures ; ils ont l’air soucieux d’hommes d’affaires en peine d’un dernier marché ; ils passent là sérieux et mornes sur des coursiers fringants et joyeux ; cela veut dire : Ce beau cheval est à vendre, et je le promène pour le montrer.

De voitures brillantes, point. Toutes les voitures particulières affectent la physionomie plus que modeste des voitures de remise. L’illusion est complète. Les cochers et les domestiques sont habillés avec une indépendance extrême : redingotes à châle, gilets à fleurs, cravates à la Colin. On dirait des proches parents en partie de campagne. L’oncle est monté sur le siège ; il conduit sagement la famille ; et le petit cousin empressé, dès que la voiture s’arrête, vient offrir la main à ces dames. La distinction de la tournure et des manières est devenue presque un danger ; alors on renvoie les anciens domestiques, accusés d’avoir trop bonne façon, et l’on prend des gens de la campagne à moitié prix ; et voilà tous les domestiques de grande maison sur le pavé. En déclarant que la distinction de la tournure est un crime, vous les ruinez ; l’habitude du service, la connaissance d’un certain monde étaient une fortune pour eux ; c’était une valeur, vous la supprimez ; la remplacerez-vous ? Savants économistes, tant que vous n’aurez pas des valeurs réelles à donner à tout le monde, ne détruisez pas les valeurs factices ; toutes les fictions consolantes ne sont pas dans la poésie.

Les titres aussi que vous avez abolis étaient une valeur factice ; un titre, c’était une fortune ; un jeune homme pauvre, s’il était marquis, pouvait épouser une fille riche qui voulait être marquise ; vous le ruinez dans son espoir. Et tous ces beaux calculs de vanité que vous dérangez à jamais, ne vous en inquiétez-vous pas ? Et toutes ces malheureuses femmes qui ont épousé des imbéciles pour être comtesses, ne vous occupez-vous pas de leur sort ? Il est triste, cependant : car enfin elles ne sont plus comtesses et leurs maris sont toujours imbéciles !… La révolution n’a pas pu abolir ce titre-là.

Les jours où le soleil brille, Paris a un air de fête qui trompe les étrangers. Les boulevards sont couverts de monde ; on s’y promène toute la matinée avec une tranquillité charmante, on dirait une population d’ombres heureuses qui n’ont plus rien à faire qu’à errer éternellement dans les champs Élyséens. Mais que cette récréation forcée est effrayante ! ce n’est pas le repos du labeur, c’est l’oisiveté de la misère. Le fabricant se promène parce qu’il ne fabrique pas ! Le marchand se promène parce qu’il ne vend pas ! L’ouvrier se promène parce qu’il ne travaille pas ! Tous les trois se promènent, et ils se rencontrent, et ils se promènent encore plus tristes après s’être rencontrés. Le soir, à huit heures, les boutiques sont fermées. À quoi bon brûler de l’huile et du gaz pour éclairer des marchandises que personne ne vient marchander ? Et après avoir fermé leurs boutiques, les marchands vont encore se promener, et la personne qui gardait le magasin pendant la journée va à son tour se promener.

La promenade est la seule occupation du moment. Il y a quinze jours, cinquante mille ouvriers sont allés se promener ensemble, bras dessus, bras dessous, au bois de Boulogne ; là, ils se sont étendus mollement au pied des arbres, comme les bergers de Virgile… Vous figurez-vous cinquante mille Tityres couchés au pied d’un hêtre, rêveurs et désœuvrés !

O Melibœe, Ledru nobis hœc otia fecit.

L’ancien monde élégant a éprouvé cette semaine un vrai chagrin. L’ambassadrice d’Autriche est partie avec toute sa famille. Il y a vingt-deux ans que madame d’Appony est aimée en France. Se faire aimer si longtemps dans cette patrie de l’ingratitude et du caprice, c’est un beau triomphe. Mais aussi que de douceur ! que de dignité ! que d’esprit ! Être à la fois une mère de famille si tendre, une femme du monde si distinguée et une artiste si intelligente, c’est plus qu’il n’en faut pour expliquer ce miracle de constance dans ce pays de la légèreté. Et puis madame d’Appony aime la France passionnément, et la France est comme les enfants, elle devine tout de suite les personnes qui l’aiment. Madame d’Appony laisse des regrets sincères. Pendant un mois, la foule s’est dirigée vers les salons de l’ambassade. C’étaient de tristes adieux. La dernière fois que nous y sommes allé, nous y avons trouvé l’ambassadeur et l’ambassadrice de Sardaigne. Comme nous témoignions quelque surprise, un diplomate nous a dit, en riant, qu’il avait dîné la veille chez le ministre de Hollande, avec le ministre de Prusse et le ministre de Danemark, et que l’ambassadeur d’Autriche et l’ambassadeur de Sardaigne y dînaient aussi. Quoi ! tandis que leurs rois se font la guerre, les ambassadeurs se donnent des poignées de main et dînent ensemble ! Nous venons de déclarer que la diplomatie était inutile à la république ; est-ce que par hasard la diplomatie ne serait pas non plus très-utile à la royauté ?

Nous ne vous parlerons pas des modes nouvelles ; nous craindrions de faire concurrence au gouvernement provisoire. Depuis deux mois lui seul s’est occupé de toilette. Il a inventé des collets brodés pour les lycéens, des chapeaux pointus pour les gardiens de Paris, des lisérés rouges pour les gardes mobiles, des pompons sphéroïdes pour les gardes nationaux, des gilets blancs à cornes menaçantes pour les représentants et pour lui-même ; il a imaginé des uniformes et des costumes pour toutes les classes ; il faut lui rendre justice : excepté les pauvres, il a habillé tout le monde. Nous vous dirons seulement que les maisons de commerce célèbres comprennent la république, elles font de l’élégance à bon marché. Baudrand fait pour vingt francs des capotes du plus grand style ; on trouve à la Chaussée d’Antin des robes charmantes à huit francs, des châles de laine à trois francs. Il est question d’une vaste association de couturières… Mais nous vous dirons cela dans le prochain feuilleton.

Un feuilleton !… il est donc vrai ! nous allons écrire encore des feuilletons, nous qui étions si heureux de notre silence, nous qui nous promettions avec tant de bonne foi de ne plus écrire du tout ! Mais quand il y a du danger à parler, il n’est plus permis de se taire ; la paresse devient de la lâcheté dans les jours de lutte ; elle perd tous ses charmes et jusqu’à sa réalité, car le remords la trouble, et le remords est un travail pour un esprit paresseux. Rentrons donc dans la lice courageusement ; malgré notre faiblesse, nous serons un champion redoutable ; nous n’avons point d’armure, mais nous n’avons point de masque ; nous n’avons pas le moindre glaive dans notre main débile, mais nous avons, contre les hypocrites, de toutes les armes la plus terrible, même dans la plus tremblante main : un flambeau.

Une seule chose nous inquiète : comment signer maintenant ? — Vicomte ? Il n’y a plus de titres, et cependant nous ne sommes rien, si nous ne sommes vicomte. Les personnages fantastiques n’existent que par leur qualité imaginaire ; les droits réels les feraient évanouir… La fée Morgan n’est rien, si elle n’est la fée Morgan : faites-en la citoyenne Morgan, elle n’est plus. Il en est ainsi du vicomte de Launay, faites-en le citoyen Delaunay, il n’existe plus. — Que décider ?… La difficulté est extrême… Ah bah ! les gens qui ont aboli les titres n’ont pu avoir qu’une pensée, ils n’ont voulu supprimer que les titres d’une grande valeur, ceux qui se rattachaient aux noms illustres de la monarchie, ceux qui racontaient les immortelles batailles de l’Empire ; mais aux autres, ils n’y ont pas songé ; les titres de fantaisie, qui n’ont pas de valeur du tout, dont on ne peut pas être fier, ça ne doit pas irriter les envieux. Aussi, sans crainte de leur déplaire, nous continuerons à signer très-humblement, comme autrefois : Vicomte de Launay.