Lettres parisiennes/Année 1848/03


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1848

LETTRE TROISIÈME.

Deux joyeux refrains : Fusiller ! fusiller !… guillotiner ! guillotiner ! — Amour de la propriété. — Dernier culte des Français. — L’acajou, dieu du jour. — Affreux bonheur du bourgeois. — Supplice qu’on lui envie. — Poésie méconnue. — Littérature d’état de siège.
3 septembre 1848.

Seul, toujours seul !… Il est écrit que nous ne pourrons jamais être d’aucun parti.

Il y en a deux qui se disputent la France en ce moment, aucun des deux ne nous attire ; nous les avons déjà définis :

Le parti de ceux qui veulent tout garder,

Le parti de ceux qui veulent tout prendre.

Le parti des égoïstes,

Le parti des envieux.

Les uns ont un mot charmant qu’ils affectionnent, qui résume toute leur pensée :

Fusiller ! fusiller !…

Les autres ont aussi leur mot favori, également affectueux, qui dévoile tout leur système :

Guillotiner ! guillotiner !…

Et l’on veut que nous autres, nous les poëtes, nous rêveurs d’héroïsme, professeurs de magnanimité, nous prenions fait et cause pour cette politique de happe-chair !… que nous tendions notre main généreuse à ces mains avides et crochues !… que nous saisissions la lyre d’or pour répéter à l’univers l’un de ces beaux refrains ; que nous choisissions entre ces deux paroles d’amour :

Fusiller ! fusiller !…

Guillotiner ! guillotiner !…

Jamais !…

Allez, fils de Caïn, disputez-vous la terre ensanglantée, mais n’exigez pas que les enfants d’Abel se mêlent à vos combats hideux ; laissez-nous emporter sur la Montagne sainte l’encens purifié qui se souillerait sous vos pas, le feu sacré qui s’éteindrait au souffle de vos haines, ou, si nos plaintes vous fatiguent, si nos regards trop clairvoyants vous importunent dans vos mutuelles iniquités, levez sur nous la bêche fratricide, nous l’attendrons sans pâlir : notre choix est fait, nous aimons mieux être vos victimes que vos complices. Frappez sans remords, nous vous bénirons en tombant, frères jaloux ! Il est beau de mourir pour avoir déplu aux méchants ; il est beau de mourir pour avoir été agréable à Dieu !

Eh quoi ! dans cette France glorieuse, dans cette patrie du dévouement, dans ce berceau de la chevalerie, le sang coule… le sang coule à grands flots… et ce n’est pas pour la défense de la nationalité menacée,

De la religion profanée,

De la liberté violée,

De la vérité étranglée !

Non ! Ce n’est pour aucun de ces nobles mots de poëte, de philosophe, de penseur, de héros… C’est pour un vilain mot de notaire, de procureur, de recors : le sang coule dans ce vaillant pays de France pour l’attaque et pour la défense de la propriété !

Honte au siècle ! honte au peuple ! honte au pays qui a vu couler un sang généreux pour une telle cause !

La propriété ! défendre la propriété !… et contre qui ? Contre des voleurs ? — Contre des utopistes, des égalitaires, des gens qui ne possèdent rien, et qui, pour se consoler, veulent obtenir que personne au monde ne possède rien non plus ? Cela s’appelle des radicaux, c’est-à-dire des envieux qui ne vous permettent jamais d’avoir que des racines. Point de tige, point de rameaux, point de feuillage, point de fleurs et point de fruits ; des racines tant que vous voudrez, à condition qu’elles ne pousseront pas. De même ils vous permettent d’acquérir, pourvu que vous ne possédiez rien. Et ils se passionnent pour votre ruine, et ils se font tuer pour empêcher les propriétaires de posséder… et les propriétaires eux-mêmes se font tuer pour défendre ce qu’ils possèdent, ou plutôt ce qu’ils croient posséder.

Ne voilà-t-il pas des champions bien intéressants ! Quel noble tournoi ! Que faisaient-ils donc, ces preux chevaliers, Lancelot du Lac, Amadis des Gaules, Esplandian, Tristan, Galaor ? Ils combattaient pour l’amour d’une belle ; fi donc ! les barbares !… Aujourd’hui la belle est une maison à quatre étages, une ferme en Beauce, un mouchoir à bœufs, un moulin ! À la bonne heure ! vive la civilisation !

Quelquefois c’est moins que cela, car ce mot de propriété dont on fait grand bruit n’est qu’un flatteur mensonge. La propriété est une des plus douces chimères de la fantaisie sociale. C’est-à-dire la propriété existe bien, mais ce qui n’existe pas, c’est le propriétaire. Le propriétaire pur sang est, après le républicain de bonne foi, ce qu’il y a de plus rare dans ce pays, où l’on se bat pour la propriété et pour la république. La plupart des propriétaires ressemblent à ces grands seigneurs ruinés qui portent toujours pompeusement le nom de la terre qu’ils ont depuis longtemps vendue. Le propriétaire d’un champ n’est presque jamais celui qui le possède. La première chose que fait un homme qui vient d’acheter une maison, c’est d’emprunter dessus pour la payer ; et sérieusement cet homme-là ne peut pas s’appeler un propriétaire. C’est donc un fol orgueil de croire que l’on se bat pour défendre la propriété ; c’est une fatuité d’un genre nouveau, puisqu’en réalité une propriété n’est presque jamais possédée par un seul propriétaire, mais par un groupe de créanciers ; or, dites-nous, ce groupe de créanciers ne vous semble-t-il pas une variété du communisme ? Si nous étions un économiste savant, un statisticien habile, nous finirions peut-être par vous prouver que ce communisme dont vous avez une si grande peur existe en France depuis longtemps sous toutes les formes et dans beaucoup de choses où vous ne voulez pas avoir l’air de reconnaître sa mystérieuse organisation. Oui, si nous avions la logique de M. Proudhon et l’éloquence de M. Thiers, nous vous aurions déjà tous mis d’accord. — Comment cela ? — En révélant au bourgeois, puisque bourgeois il y a, — à ce don Quichotte de la propriété, qu’il n’est pas propriétaire ; et en apprenant au peuple, si aveuglément et si faussement jaloux de lui, que l’être le plus pitoyablement heureux de toute la création est ce pauvre bourgeois, tant détesté pour les voluptés de sa vie. Pourquoi faut-il que tant de coups mortels aient été donnés dans la lutte, que tant de nobles victimes aient succombé pour cette folle cause ? Nous n’osons plus vous en démontrer la vanité et le ridicule ; et cependant, qu’il serait facile de désarmer ces ennemis acharnés en les faisant rire d’eux-mêmes ! C’est un bon moyen de corriger les avares, que de leur prouver que leur plus cher trésor est sans valeur. C’est un bon moyen aussi de corriger les envieux, que de leur enseigner à se moquer de l’objet même de leur envie. Et qu’a-t-il donc de plus que toi, ô peuple ! ce fier bourgeois de Paris que tu poursuis de ta haine ? Il n’a ni châteaux, ni hôtels, ni forêts, ni prairies ; il loue un appartement étroit et triste dans une maison dite de location, c’est-à-dire dans une ruche de plâtre. Là, il ne trouve aucune des douceurs d’une existence aisée : il n’a ni l’espace, ni le jour, ni la vue, ni l’air, ni le repos, ni le mystère, ni le silence. Là, il vit en communauté avec des gens qu’il ne connaît pas ; il ne sait rien d’eux que leurs défauts, il ne sait pas si ses voisins sont honnêtes, charitables, affectueux ; il sait seulement qu’ils sont dissipés et violents, qu’ils ferment les portes avec fracas, qu’ils rentrent tard et qu’ils mangent à leurs repas toutes sortes de mets étranges dont les parfums nauséabonds infectent les corridors. Mais, diras-tu, cet appartement incommode est richement meublé ; si le locataire ne possède pas la maison, il possède le mobilier. — Ah ! c’est le grand mot et toute la question est là ; le véritable trésor du bourgeois de Paris, c’est son mobilier, et c’est pour défendre ce trésor qu’il se fait tuer si bravement. Et toi-même, peuple, c’est pour lui ravir ces merveilles que tu veux l’attaquer ! N’avons-nous pas raison de dire que c’est là une querelle à la fois triste et plaisante ? Mourir pour défendre son mobilier… et quel mobilier !… Un odieux assemblage d’objets informes, représentant le mauvais goût de toutes les époques ; objets sans valeur, sans style, sans art, laids à l’œil, incommodes à l’usage, qui font s’évanouir d’horreur les peintres et les rapins, mais objets chéris du bourgeois, qu’il admire, qu’il a acquis à grand’peine, à force de patience et de privations, et qu’il défendra jusqu’à son dernier jour. Demandez-lui sa vie, mais ne lui demandez pas son affreuse pendule d’albâtre, flanquée de deux affreux vases d’albâtre ornés de fleurs de papier et de deux affreux flambeaux d’albâtre ornés de bobèches de papier ; il appelle cela sa garniture de cheminée, et Dieu sait quels efforts il lui a fallu pour atteindre à ce luxe épouvantable !… que de chagrins passés représente cet encombrement d’albâtre ! que de tourments à venir il promet encore, car cet ornement fastueux excite la jalousie de sa société et de sa famille ! Par combien de soupçons injurieux, de propos amers, on fait payer à lui et à sa femme le bonheur de le posséder ! « C’est sans doute l’ami de la maison qui a offert cela ; c’est un présent de quelque protecteur ou c’est le prix de quelque service ténébreux ; » et tous ces propos amers, ces regards malins, ces admirations exagérées et pleines d’aigreur, veulent dire : « On n’a pas tant d’albâtre innocemment. »

Ô peuple ! si tu savais combien c’est laid ce que tu envies, tu pardonnerais au bourgeois son bonheur… Veux-tu donc le tuer pour avoir son affreuse commode d’acajou si incommode, dont le tiroir rebelle et fantasque ne cède jamais que pour tomber sur les pieds ? Veux-tu donc le tuer pour son affreuse armoire à glace difforme, pour son affreux ciel de lit d’acajou, rocher de Sisyphe qui menace toujours son sommeil ; pour son affreux bonheur-du-jour d’acajou, toujours boiteux ; pour sa cave à liqueurs d’acajou ; pour ses affreuses porcelaines aux couleurs hostiles, qui vous font grincer les yeux ; pour ces affreuses lithographies de pacotille… pour toutes ces choses si communes, si mal choisies, si laides, veux-tu donc le tuer ?

Va, pauvre ouvrier parisien, crois-nous, il y a cent fois plus de grandeur et de poésie dans la fière simplicité de ta mansarde que dans ce faux bien-être bourgeois ; et toi, déserteur ingrat du village, au lieu d’envier ce mauvais luxe parisien, rappelle-toi la digne et pauvre cabane de ta mère, le grand lit de bois de chêne sculpté où elle dormait sous ses rideaux de serge verte, la sombre armoire aussi de bois sculpté où elle serrait tes modestes habits du dimanche, le bahut élégant et simple où l’on accrochait les assiettes bleues, vieilles faïences d’un goût si pur, d’un style si sévère ; le vieux fauteuil où le soir se reposait ton père après les durs labeurs du jour, l’escabeau trefflé où s’asseyait ta petite sœur, et la vieille horloge du foyer au battement fidèle et monotone, et le frais ruisseau qui gazouillait près de la porte, et le beau noyer qui vous prodiguait son ombre et ses fruits, et le rameau de vigne folle qui encadrait votre fenêtre, et les brises légères que vous pouviez aspirer à pleins poumons, et l’horizon sans bornes qui s’étendait devant vos yeux, et le profond silence des nuits, respectueux protecteur de votre sommeil, et le concert des oiseaux, joyeux réveille-matin qui vous appelait au travail ; souviens-toi de toutes ces choses pleines de grâce et de dignité, et dis-nous si ces meubles-là, cet asile, ces arbres, cet air frais, ce silence et ces concerts, ne valaient pas cent fois mieux que l’appartement étouffé d’une rue étroite, les meubles sans caractère d’un salon bourgeois, que l’air malsain de la ville, que les aboiements des crieurs de journaux, que les fanfares étranges des fontainiers dilettanti… impitoyable concert qui réveille en sursaut chaque matin les fiévreux habitants de la Babylone moderne ?

Ainsi, tu le vois, le bourgeois de Paris a tous les inconvénients de la capitale, et il n’en a pas les royales splendeurs ; il a toutes les vexations, toutes les tortures de l’éducation sociale, et il n’a pas les jouissances exquises de la vie mondaine ; il a l’étiquette !… l’étiquette, cette convention de l’ennui, et il n’a pas l’élégance !… l’élégance, cette poésie du bien-vivre qui fait supporter et même chérir toutes les contraintes de la civilisation. Son travail est triste, inanimé ; toi du moins, en travaillant, tu peux chanter, tu peux rêver ; mais lui, comment pourrait-il rêver ou chanter ? il calcule toujours. Les chiffres sont jaloux, ils défendent toute pensée rivale. Ses plaisirs sont encore plus tristes que ses travaux : des promenades dans la poussière, de méchants vaudevilles d’une caducité grivoise, des petites fêtes prétentieuses, sans richesse et sans grandeur, sans gaieté et sans liberté. Non, non, ce n’est pas le bourgeois que tu dois envier, noble peuple ; c’est le grand seigneur, c’est le grand artiste, c’est le grand poëte, c’est le millionnaire enfin, ces esprits élevés et expérimentés que l’habitude des joies factices du monde a ramenés aux sincérités de la vie. Dès que nous t’aurons dit leur secret, tu comprendras que leurs plaisirs peuvent devenir facilement les tiens.

Ne va pas croire au moins qu’en te disant d’envier les riches, nous t’engagions à aller dévaliser leurs hôtels !… Hélas ! tu recevrais là une leçon terrible ; tu rougirais en les voyant. Depuis que le mot pillage fait partie du vocabulaire politique, les hôtels fastueux sont vides… On t’attendait, on les a préparés pour ta bienvenue, on les a démeublés, dépouillés… L’argenterie… on l’a fait fondre ; les diamants, on les a envoyés en Angleterre ; les tableaux, ils sont en Hollande ; les vases de prix, les œuvres d’art sont en Belgique. Vas-y donc dans ces palais jadis superbes, que tes menaces ont faits nus et déserts ; entre, cherche, cherche partout, tu n’y trouveras rien, rien que le déshonneur !

Les plaisirs que tu peux dérober aux riches ne sont pas là, ils sont dans leur pensée, dans leurs cœurs, dans leur admiration intelligente. Nous te le répétons : Quand on a épuisé toutes les recherches de la civilisation, ce qui plaît, ce qui amuse, c’est la naïveté dans la nature, c’est la simplicité dans le vrai ; quand on a eu sa loge à tous les théâtres, qu’on a vu le golfe de Naples à l’Opéra, la mer des Indes à l’Ambigu, le port de Lisbonne à la Gaîté, le port de Marseille au Théâtre-Historique et le grand canal de Venise au Théâtre-Italien, veux-tu savoir ce qui plaît, veux-tu savoir ce qui amuse ? C’est d’être étendu sur un vrai rocher, à Sainte-Adresse ou à Étretat, et de regarder un vrai navire roulant sur une vraie vague, conduit par de vrais matelots.

Quand on a entendu tous les virtuoses du monde harmonieux, les Rubini, les Mario, les Malibran, les Grisi, et même les Damoreau, veux-tu savoir ce qui plaît, ce qui amuse ? C’est d’écouter le Ranz des vaches, chanté par un pâtre dans la montagne, avec l’accompagnement capricieux des clochettes de son troupeau.

Quand on a été millionnaire, quand on a ébloui Paris de son luxe, qu’on a eu les plus beaux chevaux, les plus beaux hôtels du monde élégant ; quand on a séduit dix duchesses, une douzaine de marquises, et même quelques fières ladys, veux-tu savoir ce qui plaît, ce qui amuse ?… C’est de sortir à pied, un parapluie sous le bras, et de s’en aller voir à un cinquième étage une grisette bien rieuse qui se moque de vous gentiment.

Enfin, lorsqu’on a été un grand homme, qu’on a rempli le monde de ses succès, qu’on a été nourri d’encens, qu’on s’est enivré aux applaudissements de la foule, veux-tu savoir ce qui plaît, ce qui amuse ?… C’est d’être aimé comme un inconnu, c’est de cacher dans l’ombre sa gloire et de sentir bêtement battre son cœur à un nom mystérieusement chéri.

Tels sont les plaisirs des grands seigneurs, des grands esprits. Recherche-les donc comme eux, ô peuple ! et tu cesseras d’envier les joies pénibles et menteuses des petits marchands de Paris. Pour te consoler de n’avoir pas leurs flambeaux d’albâtre et leurs lustres, regarde les splendeurs des belles nuits étoilées ; pour te consoler de n’avoir jamais les gravures de M. Morin et de M. Destouches, contemple la Sainte Famille de Raphaël et la Vénus de Milo, qui t’appartiennent ; apprends à admirer les chefs-d’œuvre, et tu dédaigneras d’envier des pauvretés… et le bourgeois, ton innocent ennemi, ce paisible amateur d’acajou, gardera sans crainte ses meubles bien-aimés, et cette grande question de la propriété sera résolue !… Car, nous vous l’avons prouvé, à Paris, où le combat est engagé, ce n’est qu’une mauvaise querelle de ménage, une méchante affaire d’acajou. Ce n’est pas une cause à défendre avec de l’honneur et avec du sang ; c’est un différend à régler avec des chiffres. Donnez ce problème à résoudre à nos économistes, à nos hommes de loi, et ne permettez plus que les hommes de cœur, que les hommes d’idées, que les hommes d’épée, dépensent leur talent, leur sang, leur courage, pour ce vilain mot de propriété. Quant à nous personnellement, jamais nous ne pourrons nous passionner pour une telle cause !…

À propos, on nous affirme que M. ..........

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Était-ce inconséquence ? était-ce ironie ? Nul n’a pu pénétrer ce mystère.

Autre anomalie. Le jour de la fête de la présidence, madame Marrast, femme du président de l’Assemblée républicaine, avait les cheveux poudrés comme

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On raconte même que ..........
.......... deux grands laquais galonnés au bord d’un étang, en guise de hérons ! Ce n’est pas champêtre, mais c’est bien républicain. Il n’y a que les républicains pour avoir de ces idées-là : émailler les prairies de laquais en livrée ! Ce n’est pas le duc de Luynes qui ferait jamais une pareille chose : il se borne à donner des centaines de mille francs aux pauvres ; mais, à dire vrai, ce n’est pas un républicain de la veille.

Le général Cavaignac, lui aussi, a eu son essai d’anachronisme. Le jour de son grand recibimiento

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Le général Cavaignac a loué, rue de Varennes, l’hôtel qu’habitait le colonel Thorn, dont il continue les usages singuliers. Les voitures du corps diplomatique ont seules le droit d’entrer dans la cour. Ainsi naguère, chez le pacifique colonel américain, les voitures n’avaient le droit d’entrer dans la cour qu’après dix heures sonnées, et l’on voyait tout le long de la rue de Varennes les ducs et les duchesses, les princes et les princesses attendre patiemment dans leurs carrosses armoriés l’heure bienheureuse où l’on pouvait être admis à faire sa cour au malicieux Yankee.

Nous avons, dans le temps, hautement blâmé cette complaisance ; c’est la même aujourd’hui : la république n’a donné de la dignité à personne. Tous nos grands politiques, des anciens ministres de Louis-Philippe, des philosophes, des hommes sérieux, s’en vont là défiler très-humblement devant le chef du pouvoir, qui, le dos appuyé contre la cheminée, se tient debout, grave, silencieux, et daigne saluer l’un d’eux de temps en temps, quand l’huissier crie un nom par trop célèbre. Ce serait un prince du sang, ce serait l’empereur, ce serait le colonel Thorn lui-même, qu’on n’aurait pas plus de déférence et d’humilité. Vrai, le général Cavaignac est bien généreux de ne pas nous faire adorer son képi ou son cafetan au bout d’une perche, comme le farouche Gessler fit adorer son chapeau ; il ne se trouverait pas un Guillaume Tell français pour le jeter à terre.

Singulier pays, où l’on est à la fois si spirituel et si bête, si brave et si lâche !… Ici, excepté des balles, on a peur de tout. Ici, tout le monde a le courage de se faire casser la tête ; personne n’a le courage de la porter haut.

On s’attend à de violents orages parlementaires et politiques, et l’on prétend cette fois que c’est le paratonnerre lui-même qui lancera la foudre. Quelle horrible comparaison ! nous ne la pardonnerons jamais à notre illustre maître. Qu’est-ce que c’est qu’un aigle qui se ravale à l’état de paratonnerre ? L’aigle peut-il jamais troubler l’Olympe, et divertir les carreaux divins que Jupiter lui confie ? Pourquoi la ruse quand on a la force, pourquoi la fraude quand on a le droit ? La loyauté est l’attribut de la toute-puissance ; il ne faut jamais tricher au jeu, même quand on joue avec la foudre. Mais, hélas ! M. de Lamartine, comme homme d’État, a un grand défaut, un défaut qui a déjà perdu M. Guizot et qui le perdra lui-même, si le destin de la France ne le sauve pas : M. de Lamartine a la monomanie de l’habileté. Ses amis lui ont tant crié qu’il était poëte, rien que poëte, que maintenant il se défie de son inspiration, c’est-à-dire de sa véritable force. Il repousse l’idée qui lui vient pour courir après la combinaison qui lui échappe ; il est ingénieux ; c’est un oiseau de jour qui a la prétention de se faire oiseau de ténèbres : il s’imagine que c’est beaucoup plus habile d’y voir la nuit que de supporter l’éclat du soleil. Mais vienne une circonstance impérieuse, un beau danger qui le retrempe malgré lui dans sa nature, et l’homme de génie étouffera le factice homme d’État ; vienne l’aurore resplendissante, et l’aigle retrouvera son instinct glorieux. D’épaisses vapeurs l’enveloppent encore, les nuages noirs amoncelés autour de lui dérobent pour quelques moments à nos regards les méandres capricieux de son vol… mais patience, il ne lui faut qu’un coup d’aile pour remonter dans l’azur.

Nous le disons avec tristesse, disciple inquiet, tremblant à l’écart, nous n’avons plus la même confiance dans le caractère politique de notre maître, du moins dans le caractère politique qu’il se fait, mais nous avons toujours foi dans son génie. Nous puisons notre espérance dans notre constante admiration. Chez les êtres favorisés, les trésors sont des promesses. Dieu n’a pas légèrement comblé de tous ses dons un mortel, pour que ces dons précieux deviennent, entre ses mains, fatals ou stériles ; Dieu n’a pas allumé avec tant de rayons, avec tant d’amour, ce flambeau, pour qu’il s’éteigne avant l’heure, avant d’avoir jeté au monde toute sa clarté ; Dieu n’a pas mis sur une même tête une triple couronne de poëte, d’orateur, d’historien, pour la frapper tout à coup de démence ; Dieu n’a pas pris plaisir à familiariser ainsi un homme de génie avec toutes les royautés, pour permettre qu’une royauté de plus l’étonne et l’enivre comme un Masaniello éperdu !… Le pauvre pêcheur du rivage peut devenir fou en atteignant si vite au trône populaire ; l’habitant des vallées a le vertige, transporté tout à coup sur les pics sublimes ; mais le poëte… c’est l’habitant naturel des hauteurs, son œil est exercé au piège des profondeurs terribles ; il est accoutumé à regarder le monde à ses pieds, à mesurer l’espace, à interroger l’abîme. Pourquoi donc aurait-il le vertige du trône ? pour y parvenir, il ne monte pas, il descend.

On annonce pour le 25 de ce mois… — Une première représentation ? — Ah bien, oui ! — Une grande fête au Jardin-d’Hiver ? — Il s’agit bien de fête ! On annonce l’établissement de la république rouge, c’est-à-dire…

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Cette annonce de république rouge fait fuir tout le monde, comme vous pensez ; et c’est bien dommage qu’il n’y ait pas à Paris de société, car, s’il pouvait y en avoir une, elle serait charmante et des plus animées. Dès qu’on est quatre personnes dans un salon, on est plein d’esprit ; c’est une causerie facile, un accord d’idées harmonieuses, une liberté d’expressions qui rappellent les plus beaux jours de la bonne conversation parisienne ; point de discussions orageuses, point d’illusions malveillantes, point de préoccupations ambitieuses ; tout le monde est du même avis, tout le monde critique, blâme, injurie, maudit l’état de choses à l’unanimité et à l’envi avec un ensemble et un entrain qui font plaisir. Chacun apporte sa part dans l’indignation générale : celui-ci a été principalement choqué de cela ; celui-là a surtout été révolté de ceci. L’un fournit une anecdote ridicule ; l’autre fournit une découverte scandaleuse ; quelqu’un sait l’historiette et ne sait pas le nom : on s’empresse de lui apprendre le nom et de compléter l’aventure. C’est une bonne grâce mutuelle, un échange d’impressions tout rempli de cordialité ; c’est la fraternité dans la médisance.

Seulement, pour causer diplomatie, on attend que les jeunes personnes soient allées se coucher ; il n’y a pas moyen de raconter devant elles les antécédents

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Voulez-vous vous amuser ? allez dans chaque maison et demandez avec intérêt des nouvelles du mauvais sujet de la famille, de celui qui depuis dix ans cause tous les chagrins, toutes les inquiétudes des petits et grands parents ; on vous répondra : — ..........

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La mode dans les magasins de nouveautés, c’est de faire faillite ; les plus célèbres sont obligés de fermer, ceux-là même où jadis on faisait fortune en quelques jours. La mode dans le monde élégant, c’est de mourir de faim ; cela commence même à devenir assez commun. La mode en littérature, c’est un livre rempli d’esprit : Souvenirs de France et d’Italie, par M. d’Estourmel. La mode en politique, c’est

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Pardonnez-nous ou plutôt pardonnez-leur cette littérature d’état de siège. Après quinze jours d’hésitation, on nous renvoie ce feuilleton, vieilli, mutilé, n’ayant plus ni sens ni à-propos. Le publier ainsi, certes, c’est de la modestie ; c’est de la méchanceté peut-être, car il n’est pas une de nos épigrammes qui vaille ces singulières réticences. On a effacé tous les traits un peu piquants, on a supprimé toutes les idées un peu généreuses… Est-ce donc bien la France, ce pays où il n’est même plus permis d’essayer d’avoir de l’esprit et du courage ?