Lettres parisiennes/Année 1844/14


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1844

LETTRE QUATORZIÈME.

Paris métamorphosé en petite ville d’Allemagne. — Un ménage de sauvages à l’Opéra. — Leurs impressions. — Les salons déserts. — Fêtes et spectacle au château de Dangu.
20 septembre 1844.

Nous revoyons Paris après quelques mois d’absence, et nous ne le reconnaissons plus. Figurez-vous une petite ville d’Allemagne calme et digne, peuplée de bonnes gens raisonnables et désœuvrés. Point d’agitation, point de bruit ; plus de petits hommes affairés, au teint verdâtre, aux mains rouges, marchant vite et parlant tout seuls ; plus de grandes femmes maigres à l’air farouche, au regard envieux, qui semblent reconnaître dans chaque personne qui passe leur ennemie ou leur victime ; rien qui sente la vie active et le travail inquiet ; mais de bons gros promeneurs au teint vermeil, au sourire naïf, marchant en silence, de ce pas vague et nonchalant qui veut dire : Je sors pour mon plaisir, personne ne m’attend, et je ne vais nulle part ; — de belles femmes très-parées qui ne s’occupent point de leur parure, qui ne tiennent nullement à la faire valoir ; elles regardent autour d’elles les maisons, les arbres, les voitures, avec une patiente curiosité. On voit bien vite que ce sont des étrangères. Une Française, quand elle est en grande parure, s’inquiète peu de ce qui se fait autour d’elle ; elle regarde si on la regarde… et voilà tout. Puis un mot italien, une exclamation espagnole, un yes ou un ia viennent vous apprendre à quel royaume de l’Europe appartiennent ces beautés inconnues, — ce que vous aviez déjà à peu près deviné, car la tournure et la démarche ont autant d’accent que la parole. Tels sont les nouveaux habitants de Paris : des voyageurs indépendants qui voyagent pour s’amuser, que rien ne presse dans leurs courses, et qui attendent pour visiter une ville célèbre le moment favorable, celui où ses habitants l’ont abandonnée, comme pour visiter un château fameux on attend le jour où ses propriétaires sont absents.

Si par hasard vous rencontrez une élégante Parisienne, elle se traîne pâle et languissante ; elle est malade, elle relève de couche ou elle est près d’accoucher ; si, par un hasard plus extraordinaire encore, ces Parisiennes sont en bonne santé, elles sont en grand deuil et elles sont tristes ; chose étrange, qui vous étonne ; quand vous avez quitté Paris, il y a trois mois, toutes nos merveilleuses étaient en grand deuil aussi, mais elles étaient d’une gaieté folle ; on les voyait passer dans leur calèche, vêtues de noir et riant aux éclats. Alors vous demandiez quel était ce deuil si joyeusement et si rigoureusement porté… On vous répondait : C’est un deuil de convenance. Maintenant le deuil et la tristesse vous paraissent un mélange bizarre, et vous avez un peu de peine à vous y accoutumer. Quant à nos Parisiens élégants, si l’un d’eux vous apparaît dans la foule de ces paisibles étrangers, vous allez aussitôt vers lui avec inquiétude ; il fait de vaines tentatives pour arriver jusqu’à vous, il ne marche plus en sautillant et en fredonnant quelque polka nouvelle, il s’avance en boitant et en gémissant : il est tombé dans un fossé à G…, le jour de l’ouverture des chasses, ou bien il arrive de Naples, où il a été mordu par un scorpion (historique) ; il se hâte de vous raconter ses aventures pour vous expliquer sa présence à Paris, tant il est honteux de s’y montrer dans cette saison. En effet, il n’y a plus à Paris que des victimes. Comprenez-vous cette métamorphose que subit fatalement cette turbulente cité, privée en un seul jour de tous ses tapageurs, de ses députés, de ses avocats, de ses journalistes, de ses bas bleus et de ses coquettes ; ce théâtre immense qui perd à la fois son orchestre, ses acteurs et ses actrices ; cette patrie des vanités que tous les vaniteux ont délaissée ! vous imaginez-vous enfin Paris, Paris habité sans prétentions, par des gens sans intentions, qui ne pensent ni à vous éblouir, ni à vous étourdir, ni à vous humilier, ni à vous attraper ! C’est quelque chose de merveilleux et d’inconcevable qui a tout le charme de la simplicité dans la grandeur, de la bonhomie dans la supériorité. Ses boulevards, ses rues, n’ont plus la fièvre, on y circule librement ; on n’y court plus, on y marche ; les Parisiens d’automne sont modestes ; ce sont de jeunes commis dont les appointements jaloux défendent les plaisirs champêtres ; ce sont de vieux caissiers, éternels captifs de la grande ville, qui ont oublié tous les aspects de la nature, les ruisseaux, les prés, les vallons, et qui ne connaissent plus par son nom qu’une seule plante, leur tabac ; ce sont de vieilles rentières courbées sous le poids des ans et d’une énorme capote gros bleu, juste assez riches encore pour payer et nourrir la vieille servante qui les aide à se traîner vers le banc hospitalier où elles vont chaque jour se chauffer au soleil ; ce sont de jeunes veuves, de courageuses orphelines, se faisant un noble moyen d’existence de leur éducation brillante, qui reviennent de dire adieu à leur dernière élève et de lui donner sa dernière leçon, et qui n’osent jouir qu’avec tristesse d’une oisiveté ruineuse. Elles s’arrêtent au marché aux fleurs ; elles choisissent un bouquet de violettes, une botte d’héliotrope, un pot de marguerites ! C’est beaucoup, mais nous sommes aux jours des vacances et il faut bien faire une folie.

Dans les boutiques, les marchandes font salon, et c’est les déranger impoliment que de venir y acheter quelque chose. Elles-mêmes vous regardent avec des yeux étonnés et semblent vous reprocher votre indiscrétion. Ne vous hasardez pas, mesdames, à demander le moindre ruban, dans cette saison de transition élégante, vous seriez à jamais déconsidérées. — Des rubans de taffetas ?… — Nous n’en avons plus. — Des rubans de satin ?… — Nous en attendons. — Il ne reste dans les cartons des magasins célèbres que de grosses chenilles rouges, vertes ou orange, pour orner les bonnets confiants des étrangères naïves ; que des comètes pékinées et des faveurs satinées pour répondre au hasard, par force chicorées et force choux, à des fantaisies plus ou moins clairement baragouinées !

L’aspect des théâtres est assez mélancolique ; c’est le temps des essais timides. Chaque soir, au Théâtre-Français, de jeunes débutants inconnus viennent jouer, devant de vieux acteurs retirés, d’anciennes pièces oubliées. L’Opéra, un peu désert, était l’autre soir égayé par deux sauvages. Un homme et une femme de nous ne savons quelle tribu se faisaient remarquer dans une loge des premières. Ces spectateurs au teint de bronze, aux lèvres pendantes, au nez coquettement paré d’anneaux d’or, paraissaient s’amuser extrêmement du jeu des acteurs, dont ils répétaient tous les gestes avec une exactitude effrayante ; le parterre entier s’est retourné pour les contempler, et bientôt les acteurs n’ont plus joué que pour eux, et c’était plaisir que de voir les scènes de l’opéra se refléter dans ce miroir étrange. On savait que Duprez allait risquer un la quand le sauvage ouvrait une bouche immense ; on savait que madame Stolz préparait un désespoir sublime quand la sauvagesse se prosternait avec des contorsions épouvantables ; on n’avait plus besoin de regarder le théâtre : c’était très-commode et très-amusant.

Nous ne vous parlons pas des salons, ils sont fermés ; à peine une ou deux convalescentes réunissent-elles chez elles quelques amis. Et quelle simplicité dans ces visites familières ! Une modeste capote, une robe montante, voilà l’uniforme ; une coiffure en cheveux fait époque, une robe à manches courtes fait scandale : il faut tout de suite l’expliquer, la justifier par une circonstance extraordinaire. — Eh ! ma chère, pourquoi cette parure ? J’ai dîné chez l’ambassadrice d’Angleterre. — À la bonne heure, je ne vous aurais point pardonné ces effets-là pour moi. — À dire vrai, ces effets-là ne sont pas sans danger à cette époque : une femme bien mise effarouche les autres femmes qui viennent vous voir en robe du matin, en voisines, à pied, sans façon, et s’enfuient à l’apparition d’une toilette prétentieuse. Or, comme les visiteurs sont rares, on tient à les attirer. On se compte ; le moindre départ fait un grand vide ; mais aussi le moindre retour est un événement. Les nouveaux arrivés sont toujours si aimables, ils rapportent tant d’excellentes histoires, des commérages si frais, de bonnes petites calomnies si friandes ! ils jettent cela en passant, en revenant de D… et allant à P… Ils ne restent à Paris que quelques heures, juste le temps qu’il faut pour semer une jolie anecdote scandaleuse, un joyeux mensonge abominable, une douce méchanceté ingénument mortelle ; et ceux qui demeurent à Paris la colportent de quartier en quartier, de foyer en foyer, et ceux qui fuient Paris l’emportent de château en château, de bateau en bateau ; et quand les héros et les héroïnes de ces poèmes d’été improvisés par des trouvères anonymes reviennent avec la froide saison à Paris, ils sont tout étonnés d’apprendre leurs aventures étranges. Madame T… découvre qu’elle a aimé passionnément M. X… qu’elle n’a jamais vu ; mademoiselle de Z… apprend qu’elle a épousé un Anglais à Bagnères, puis un Allemand à Bade, qu’elle est lady là-bas, qu’elle est baronne ici. M. de R… est non moins surpris lorsqu’on lui révèle qu’il voyage depuis trois mois en bonne fortune avec un affreux bas bleu qu’il déteste. Chacun se récrie, se révolte, s’indigne… « C’est bien fait, leur dit-on, cela vous apprendra à faire les élégants, à aller aux eaux, aux bains de mer, comme les gens à la mode ; il fallait rester à Paris comme nous autres bourgeois, on n’aurait point parlé de vous. » — Ah ! vous croyez que dans ce pays de l’élégance on est élégant impunément !… Erreur, grave erreur ! En France, on vous pardonnera plutôt d’avoir du génie que de l’élégance. C’est pourquoi les voyages d’agrément font tant d’envieux ; on a vu d’anciens amis se brouiller pour un voyage d’un mois ; on parle toujours d’un voyage de plaisir avec une sorte d’amertume : « Les Geslin vont en Suisse, dites-vous. — Ils sont donc bien riches ? reprend aussitôt une voix aigre. — Madame Fournier va aux bains de Dieppe avec sa fille. — La petite en a bon besoin, dit une voix malveillante, elle jaunit bien !… » C’est ainsi que nos meilleurs amis accueillent nos plus aimables projets. Il faut croire que ce n’est pas aussi amusant de s’ennuyer que le prétendent les puritains et les puritaines, qui professent une majestueuse morosité. Si l’ennui avait pour eux tant de charmes, ils seraient moins jaloux des gens qui s’amusent. Leur envie est un aveu ; qu’ils s’en défient et qu’ils la cachent, pour qu’on puisse au moins écouter sans sourire leurs pompeux discours sur la glorification de l’ennui.

Pour nous, qui aimons sincèrement le calme de la retraite, nous ne déconsidérons point ses douceurs en enviant les brillants plaisirs des voyages à la mode. Nous cherchons le repos et le silence, mais nous comprenons à merveille que l’on cherche le mouvement et le bruit. Nous ne nous fâchons nullement quand on nous raconte de belles fêtes ; on nous parlait hier d’un grand opéra représenté au château de Dangu ayant pour titre : Catherine de Clèves, œuvre composée exprès pour cette solennité par un artiste déjà célèbre, M. Véra, et chantée par des amateurs distingués. On vantait la magnificence de cette représentation, ce beau château tout peuplé de dandys et de jolies femmes ; on s’étonnait de ce luxe merveilleux : tous les jours cent personnes à table ; on s’inquiétait de ce train, royal, on ajoutait que ces splendeurs n’étaient pas en harmonie avec notre époque Raison de plus pour les encourager, disions-nous. Le grand mal que des gens riches soient magnifiques et qu’il y ait encore, dans notre France bourgeoise et marchande, un château où l’élégance et les arts trouvent un dernier asile !