Lettres parisiennes/Année 1844/13


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1844

LETTRE TREIZIÈME.

Les salons de Paris : salons diplomatiques, salons politiques, salons poétiques, fantastiques. — Les clubs, leurs avantages. — Ils absorbent les ennuyeux, — Vivent les clubs ! — Esprit de conversation. — Système de madame Campan. — La duchesse de Saint-Leu, son élève.
22 juin 1844.

Enfin, Paris a cessé d’être brillant ; c’est heureux ! Quelques départs, un deuil généralement porté, lui ont rendu cette douce mélancolie qui lui sied si bien à nos yeux. Quand il fait le superbe, nous l’admirons, mais nous ne l’aimons pas. Ses plaisirs bruyants sont peu dans nos goûts ; les belles fêtes, pour nous, sont des devoirs plutôt que des récréations. Ce qui nous plaît, ce sont les réunions intimes ; les grands salons ouverts pour tout le monde nous séduisent moins que les petits salons entr’ouverts pour quelques amis. Nous préférons à tout l’éclat des lustres la modeste lueur des lampes ; il est bien difficile d’être tout à fait sans prétentions dans un salon pompeux, éblouissant de lumière, et cela nous ennuie d’avoir des prétentions ; les jours que nous aimons sont ceux où l’on est rassemblés sans projet et où l’on cause sans façon. Si vous saviez comme nos hommes supérieurs sont aimables lorsqu’ils daignent causer ainsi, vous ne proclameriez plus que l’art de la conversation est mort en France. Pour les gens de talent, être en négligé, c’est être en grande parure, le sans façon de l’esprit ressemble à ce que serait le laisser aller de l’avare qui oublierait de cacher ses trésors ; et jamais à aucune époque la société française n’a possédé une collection plus complète et plus agréablement variée de conteurs intéressants et de causeurs spirituels. — Il n’y a plus de salons, dit-on : et alors on cite ce qu’était autrefois le salon de madame de Staël, ce qu’ont été depuis ceux de madame la duchesse de Duras, de madame de Montcalm, de madame la duchesse de Broglie, et l’on ajoute avec des airs d’élégie : — Aujourd’hui il n’y en a plus un seul !

— Voulez-vous savoir pourquoi il n’y en a plus un seul ? c’est qu’il y en a vingt ; l’influence s’est éparpillée, mais elle n’en est pas moins réelle, et c’est parce que l’on cause un peu partout que vous prétendez que l’on ne cause plus nulle part.

— Vous osez dire qu’il y a vingt salons influents à Paris où l’on sache causer ? Nommez-les, je vous en défie !

— Les voilà, je cite au hasard. Le salon de madame Récamier, celui de madame de Lamartine, de madame Victor Hugo.

— Ah ! mais ceux-là sont célèbres…

— Ce n’est pas une raison pour les oublier.

— D’ailleurs, cela n’en fait encore que trois.

— Je continue. Le salon de madame de Boigne, de madame de Castellane.

— Ceux-là sont des salons politiques…

— Eh bien, ce n’est pas non plus une raison pour qu’ils soient sans influence… Je poursuis. Le salon de madame de Courbonne.

— Celui-là est un salon diplomatique.

— Eh ! ce n’est pas non plus une raison pour qu’il soit sans importance… Le salon de madame…

— Vous commencez à chercher les noms, qui deviennent rares.

— Au contraire, je n’ai que l’embarras du choix. Voici cinq salons que je voudrais pouvoir vous nommer chacun le premier : le salon de madame la duchesse de Maillé, de madame de Chastenay, de madame la duchesse de Liancourt, de madame la duchesse de Rauzan, de madame la vicomtesse de Noailles ; et puis dix autres que les gens d’esprit connaissent bien aussi : le salon de madame d’Aguesseau, celui de sa nièce, madame de la Grange ; le salon de madame Philippe de Ségur ; de sa sœur, madame Alexandre de Girardin ; le salon de madame de Podenas, de madame d’Osmond, de madame de Nansouty, de madame de Rémusat, de madame de Virieu, de madame la comtesse Merlin, et enfin le salon de madame Dosne, qui était déjà le rendez-vous de nos artistes célèbres et des hommes éminents du parti libéral avant d’être l’asile ou l’arsenal peut-être de nos hommes politiques mécontents et désenchantés. Et remarquez bien que je ne cite point le salon des bas bleus accusés de littérature, que je ne parle pas des salons étrangers, et que je ne compte ni celui de madame la princesse de Lieven, ni celui de madame la princesse Belgiojoso, de madame Swetchine ; que j’oublie aussi volontairement les salons étranges, où la conversation, très-accentuée, n’en est pas moins, c’est-à-dire n’en est que plus amusante… Certes, quand je dis : Il y en a vingt, je n’exagère pas.

Et comment la conversation ne serait-elle pas facile et agréable avec tant de sujets divers pour exercer un même esprit, avec tant d’esprits différents pour traiter un même sujet ? — Mais, s’écrient les causeurs d’autrefois, les clubs ont tué la conversation ! — Les clubs !… au contraire, ils l’ont sauvée : elle revit depuis leur fondation. Ce qui l’avait tuée, c’était l’abondance des relations insignifiantes. L’habitude que l’on a prise depuis quelques années de prier trois cents personnes pour la moindre fête a multiplié les relations à tel point que, dans nos salons, les indifférents avaient chassé les amis. Les causeries intimes étaient sans cesse interrompues par des visites d’apparat. La vie parisienne se compose de six mois au plus ; or trois cents personnes qui veulent être polies deux fois en six mois et qui viennent vous remercier successivement d’un bal et d’un concert, cela fait en moyenne deux ennuyeux par soirée. Il y avait là de quoi disperser tous vos habitués amusants ; car il suffit de l’apparition d’un visage inconnu pour glacer à l’instant même la conversation la plus animée. Et puis il faut le dire aussi, il y a dans le monde des personnes qui sont douées de cette fatale propriété d’arrêter subitement la circulation des idées, comme le poison arrête la circulation du sang ; les uns possèdent cette propriété de nature, continuellement et sans alternatives ; d’autres ne la possèdent que par circonstance ; une contrariété mal dissimulée, une préoccupation trop puissante les fait passer à l’état de poison malgré eux ; et les voilà par accident jetant la froideur et le trouble dans un salon où la veille ils avaient jeté la vie et la gaieté. Eh bien, tous ces esprits pesants, ces oisifs d’idées, qui encombraient la conversation, les clubs les ont absorbés ; ils ont donné asile aux ennuyeux de tout le monde, aux ennuyeux et aux ennuyés ! Ce sont des temples hospitaliers ouverts aux infirmes, aux affligés de toutes les sociétés dont ils attristaient la vue ; les clubs sont les hospices des importuns, ils accueillent tous ceux qu’on repousse, ils appellent tous ceux qu’on fuit :

Les maris de mauvaise humeur ;

Les joueurs de mauvaise compagnie ;

Les pères ronfleurs ;

Les oncles rumineurs ;

Les tuteurs sermonneurs ;

Les gens qui n’entendent pas bien ;

Ceux qui parlent mal ;

Ceux qui ne comprennent rien ;

Les ultra-étrangers dont l’élocution est par trop laborieuse. On peut causer très-agréablement avec un Allemand qui vous dit : Ponchour ; mais avec un entêté qui, après trois ans d’habitude parisienne, persiste à vous dire : Pinchir, il est impossible de jamais s’entendre. Vite un club pour ces étrangers-là !…

Tous les hommes qui ont un mécompte à dissimuler ;

Ceux qui ont appris le matin une mauvaise nouvelle ;

Ceux qui ont fait dans la journée une fâcheuse découverte ;

Ceux qui viennent de rencontrer un créancier ;

Ceux qui viennent de manquer une héritière ;

Ceux qui commencent à soupçonner un tiers dans leurs amours ;

Ceux qui pressentent un invalide dans leurs écuries ;

Les gens qui ont trop bien dîné la veille ;

Ceux qui ont mal dormi cette nuit ;

Les rhumes naissants ;

Les névralgies obstinées ; enfin tous les ennuis, toutes les souffrances, les humiliations, les inquiétudes, les infirmités qui rendent maussades ceux-là quelquefois, ceux-ci toujours. Ces petites misères de la vie mondaine vont se réfugier dans cet asile indulgent ; leurs plaintes étouffées se perdent dans un concert de propos insignifiants. On oublie assez vite ses chagrins auprès de gens qui les ignorent, et qui n’y prendraient aucune part s’ils venaient à les connaître. Autrefois, cette mauvaise humeur s’exhalait en famille, et l’on doublait ses ennuis en les faisant partager ; on les prolongeait aussi, malgré soi : quand on voyait une femme, une sœur, une mère s’inquiéter de vos tourments, on leur trouvait plus d’importance ; on n’osait pas s’en distraire tout de suite de peur de paraître léger ; maintenant, quand on est maussade, malade, insupportable, on va au club… Vivent les clubs ! Les clubs ne sont pas seulement l’asile des hommes mal disposés, ils servent aussi de repaire aux jeunes gens mal élevés. Les hommes très-faibles ont ce que nous appellerons le préjugé de la grossièreté ; c’est un préjugé qu’il faut sinon respecter, du moins subir avec intelligence. Tous les hommes imaginent que la brutalité, c’est la force, et ils regardent comme un devoir de jurer plusieurs fois dans la journée pour se prouver à eux-mêmes leur énergie. Le juron est le rugissement de ces gentils perroquets qui s’intitulent lions. Avouez alors qu’il est bon que ces êtres volontairement féroces aient un antre bien clos et bien chauffé, où ils puissent, à toute heure du jour, aller rugir, rugir comme Vert-Vert, avec confiance et sans contrainte. Ils sortent de là plus calmes ; ils ont fait preuve d’énergie, ils savent qu’ils peuvent être violents et grossiers quand ils veulent : ils pourront donc se permettre d’être doux et polis quand on voudra. Mais, dites-vous, ils ne sortent jamais de leurs maudits clubs. — Tant mieux ! Nous avons quelquefois entendu certains coryphées d’un certain club causer entre eux, et nous persistons à déclarer que l’institution des clubs ne saurait faire aucun tort, dans nos salons, à l’art de la conversation.

Les hommes d’esprit savent tirer des clubs de grands avantages : ils y vont passer quelques heures, recueillir les nouvelles du jour, se mettre au courant ; et puis, ce bienheureux asile leur sert à tout cacher ; il leur tient une réponse toujours prête, un mensonge toujours attelé. — Où allez-vous ? — Au club. — D’où venez-vous ? — Du club. — Qu’est-ce que vous avez fait hier soir ? — Je suis resté au club. — Où dînerez-vous demain ? — Je dînerai au club… Ainsi, ces clubs dont on médit tant absorbent les ennuyeux, enchaînent les ennuyés et affranchissent les gens aimables !… Et vous vous plaignez des clubs, mesdames ! Allons, vous n’êtes pas de bonne foi. Nous ne nous en plaignons pas, ils ont pris au monde ce que le monde leur avait donné, et rien de plus.

Le destin de la conversation dépend de trois choses : de la qualité des causeurs, de l’harmonie des esprits et de l’arrangement matériel du salon. Par l’arrangement matériel, nous entendons le dérangement complet de tous les meubles. Une conversation amusante ne peut jamais naître dans un salon où les meubles sont rangés symétriquement. Comment donc faisaient nos pères pour avoir de l’esprit autour de cette ennuyeuse table de marbre couverte d’un respectable cabaret de porcelaine qui ornait seul le grand salon de nos mères ? — Nos pères, ils n’avaient pas d’esprit chez eux, dans les grands salons de leurs grands hôtels ; ils n’en avaient que dans les petits salons de leurs petites maisons, où ils allaient s’amuser, dire mille folies et casser des assiettes en haine de ces maudites porcelaines qu’il leur fallait tant respecter, et qui leur ôtaient tout leur esprit. Il y a encore des salons meublés à l’ancienne mode, et où l’on s’ennuie avec une très-grande dignité. L’ordre symétrique des sièges fait que les femmes y sont assises ensemble ; les hommes, n’osant déplacer les chaises collées au mur, restent debout et discutent entre eux ; ils ne font point partie de la société, car on discute debout, mais on ne cause qu’assis. On croirait que cette séparation vient de ce que ces hommes et ces femmes ne se connaissent pas ; de ce que les uns sont trop sérieux, les autres trop frivoles, ou bien de ce qu’ils n’ont rien à se dire… Pas du tout, cela vient de ce que les fauteuils et les chaises sont mal rangés, ou plutôt de ce qu’ils sont trop bien rangés.

La disposition d’un salon est comme celle d’un jardin anglais, ce désordre apparent n’est pas un effet du hasard, c’est au contraire le suprême de l’art, c’est le résultat des combinaisons les plus heureuses : il y a des massifs de chaises et de canapés, comme il y a des massifs d’arbres et d’arbustes ; ne faites point de votre salon un parterre, mais un jardin anglais. Dans les salons symétriquement disposés, les premières heures de la soirée sont mortellement ennuyeuses ; tant que les meubles sont en ordre, les conversations sont languissantes et froides ; ce n’est que vers la fin de la soirée, lorsque la symétrie se trouve rompue, lorsque le mobilier a malgré lui cédé aux nécessités, aux intérêts de la société, que les causeries s’établissent et que l’on commence à s’amuser… et au moment où l’on commence à s’amuser, on s’en va ! Savez-vous alors ce qu’il faut faire ? il faut étudier le désordre de votre salon. Ce désordre intelligent doit être pour vous un enseignement : regardez tous ces sièges encore placés de la manière qui a été la plus commode pour la conversation ; il semble même qu’ils soient restés là pour causer, entre eux. Prenez garde, ne les déplacez pas, respectez leur disposition ingénieuse, et que le désordre de ce soir devienne votre arrangement de tous les jours. Croyez-nous, et la prochaine fois que vous aurez du monde chez vous, vous verrez qu’on s’y amusera trois heures plus tôt. C’est quelque chose, mais cela ne suffit pas. Les bons causeurs ont horreur de l’oisiveté. Les hommes d’esprit ne savent rien dire en tenant leur chapeau à la main d’un air cérémonieux ; ils ne savent pas manier ce chapeau en parlant, ce que les gens naïfs savent si bien faire ; ils ne savent pas le tourner et le retourner avec un aimable embarras, comme les paysans, ni le brosser avec un zèle éperdu comme les écoliers ; il leur faut des objets de prix pour leur servir de contenance, des flacons anglais, des cassolettes turques, des bonbonnières de Saxe, des chaînes d’or, des dés d’or, des ciseaux d’or Oh ! voilà ce qu’ils préfèrent à toute chose, des ciseaux, un canif, un couteau !… Avec ces armes ils sont bien dangereux, ils ont tout leur esprit. L’homme d’État le plus occupé, le politique le plus affairé, passera chez vous de longues heures à causer, à rire, à deviser de la manière la plus charmante, si vous avez eu l’adresse de placer sur une table, auprès de lui, un couteau, un canif ou une paire de ciseaux ; rien ne l’inspire autant. Aphorisme sous forme de calembour : Plus on sème de niaiseries dans un salon, moins il s’en glisse dans la conversation.

Il y a encore une chose qu’il ne faut pas oublier pour obtenir une conversation intéressante, c’est de ne pas du tout s’en occuper. Qu’ils sont ennuyeux, les gens qui se trouvent à eux-mêmes une conversation brillante et qui font valoir leur propre conversation ; qui se disent tout bas : Je cause !… qui viennent causer, et qui regardent avec fureur ceux qui les interrompent et semblent leur dire : Fi ! vous ne savez pas causer. Toute préméditation empêche la conversation d’être agréable. On va se voir ; on parle de la pluie et du beau temps ; chacun dit sans prétention ce qui lui passe par la tête ; les uns sont graves, les autres sont extravagants ; ceux-là sont vieux, ceux-ci sont jeunes ; quelques-uns sont profonds, plusieurs sont naïfs ; madame fait une question maligne, monsieur fait une réponse mordante ; un enthousiaste fait un récit chaleureux, un frondeur fait une critique sévère ; un commérage interrompt la discussion, une épigramme la réveille, un éloge passionné la renflamme… une folle plaisanterie la termine et met tout le monde d’accord. L’heure passe, on se sépare ; chacun est content, chacun a jeté son mot, un mot heureux qu’il ne se croyait pas destiné à dire. Les idées ont circulé ; on a appris une anecdote qu’on ignorait, une particularité intéressante ; on rit encore de la bouffonne idée d’un tel, de la naïveté charmante de cette jeune femme, de l’entêtement spirituel de ce vieux savant, et il se trouve que, sans préméditation et sans projet de causerie, on a causé.

Nous n’aimons pas non plus ces maîtresses de maison doublement officieuses qui font, le matin, le menu de leur conversation comme le menu de leur dîner. Madame Campan avait là-dessus un système qu’elle enseignait à ses élèves et qui nous a toujours paru peu divertissant : elle prétendait qu’il fallait régler la conversation d’un dîner sur le nombre des convives. Si l’on est douze à table, il faut parler voyages, littérature ; si l’on est huit, il faut parler beaux-arts, sciences, inventions nouvelles ; si l’on est six, on peut parler politique et philosophie ; si l’on est quatre, on ose parler de choses sentimentales, des rêves du cœur, d’aventures romanesques. — Et si l’on est deux ? — Chacun parle de soi ; le tête-à-tête appartient à l’égoïsme.

Cet étrange système de madame Campan nous a été révélé par madame la duchesse de Saint-Leu, son illustre élève ; elle-même nous a fait l’honneur de nous l’expliquer, et bien souvent nous en avons ri ensemble. Lorsqu’il survenait quelques hôtes inattendus au château d’Arenberg : « Tous mes plans sont dérangés, disait-elle ; je comptais parler philosophie, voilà maintenant qu’il va falloir parler littérature et voyages… » Cela voulait dire : Nous serons dix à table. — Hélas ! aujourd’hui cette plaisanterie douce et fine n’est plus qu’un triste souvenir.

Tous ces préparatifs sont heureusement fort inutiles pour les gens qui savent causer ; ils ont une si grande confiance dans leur intelligence, qu’ils n’ont jamais besoin de l’entraîner par des exercices préalables. Voilà pourquoi nous aimons tant les gens supérieurs ; c’est que, comme ils ont beaucoup d’esprit, ils ne sont jamais obligés d’en faire.

Mais en vous apprenant comme on cause, nous oublions de vous raconter ce qu’on dit… Eh mais ! on se dit adieu, et l’on se hâte de quitter Paris, que la chaleur rend depuis trois jours inhabitable.