Lettres parisiennes/Année 1844/12


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1844

LETTRE DOUZIÈME.

Exposition de fleurs et de fruits. — Orangerie du palais du Luxembourg. — Nouvelle espèce de provinciaux. — Leurs dédains pour les merveilles parisiennes. — Une soirée littéraire.
15 juin 1844.

Ah ! ceci n’est pas un cauchemar, c’est un beau rêve réalisé, c’est un échantillon de l’Éden, un aperçu des célestes parterres !… Ô niaiserie impardonnable ! est-ce qu’il y a des parterres dans le ciel ? Disons plutôt : Ce sont les serres du paradis… Ô démence non moins impardonnable ! est-ce qu’il peut y avoir une culture factice dans les jardins de Dieu ? Décidément, on ne peut peindre le monde idéal avec des mots humains. Contentons-nous de déclarer qu’en ce moment l’orangerie du Luxembourg est un séjour de délices où toutes les fleurs viennent lutter d’éclat, où tous les parfums viennent se disputer l’honneur de vous enivrer ; et qu’il est mille fois agréable d’être juge dans un concours de fruits, dans un combat de parfums, dans un carrousel de fleurs. C’est déjà bien assez prétentieux comme ça.

D’abord l’ananas triomphe ; c’est un parfum impérieux et sonore qui impose silence à tous les autres. Eh bien, voilà encore que nous disons une sottise : un parfum sonore qui impose silence, c’est absurde ; autant vaudrait dire un parfum éclatant qui éteint tous les autres… Mais il n’y a donc pas de mots pour définir les parfums ? Soit, on se passera des mots. L’orgueilleux ananas triomphe ; il se fait reconnaître le premier ; mais bientôt une senteur divine, d’une douceur toute-puissante, vient pénétrer vos sens, éveiller vos souvenirs, elle s’empare de vos esprits en formant autour de vous une atmosphère embaumée dans laquelle elle vous retient prisonnier ; vous lui appartenez pendant quelques moments ; elle vous absorbe, elle empêche tous les parfums rivaux de s’élancer jusqu’à vous ; elle vous parle de l’Italie, de Sorrente, de Naples, de Malte ; elle vous rappelle la brûlante Ibérie et tous les rivages bien-aimés où règne l’oranger aux fruits d’or. L’oranger, arbre béni entre tous les arbres, emblème sacré de la perfection ; arbre de la science, mais de la science du bien, il reçut en partage tous les dons : bois précieux, feuillage salutaire, fleur de neige enivrante et pudique, fruit d’or exquis et bienfaisant ; verdure constante, floraison précoce, durée éternelle. Est-il un arbre plus parfait ? Quel beau destin que celui d’un oranger ! Si nous croyions à la métempsycose, nous ferions toutes sortes de démarches pour être métamorphosé en oranger ; nous avons une espèce de culte mêlé d’un peu d’envie pour cet arbre privilégié ; nous le révérons comme un arbre de bénédiction, et nous nous défions malgré nous des pays où cette tige noble, droite et fière ne veut pas croître, où cette fleur chaste et bienveillante refuse de s’épanouir, où ce fruit superbe et généreux ne peut mûrir jamais. Ces pays-là ont commis quelque faute mystérieusement expiée. Dieu ne les a pas privés d’orangers sans motif.

Et le jaloux parfum vous enivre, et pendant longtemps vous ne comprenez que lui. Tout à coup une odeur sauvage vous ranime, un parfum joyeux et franc vous transporte en idée sur la lisière des bois. Et vous voilà revenu aux beaux jours de votre enfance, alors que vous alliez avec votre nourrice et vos petites sœurs cueillir des fraises pour le déjeuner de votre mère. Les bonnes fraises ! comme vous les cherchiez avec ardeur ! Vous en trouviez six, vous en mangiez cinq et vous en mettiez une dans le panier. Alors on vous disait : « Celle-ci n’est pas mûre ! » vous la repreniez bien vite et vous la mangiez encore, et l’on s’écriait : « Ne mange pas celle-là ! » et l’on vous en donnait une belle pour vous dédommager : c’était tout profit. N’est-ce pas que la fraise est l’emblème de la rieuse enfance ? C’est un fruit vermeil qui semble destiné à sa bouche vermeille ; il croît si près de terre que le plus petit enfant est forcé de se courber pour le prendre, et il est si délicat qu’une petite main sans force semble avoir seule le droit de le cueillir. Vous passez rapidement devant ce groupe de fraisiers et vous éprouvez le supplice de Tantale dans toute son horreur. Il faut avoir atteint un degré de civilisation extrême pour obtenir de soi une admiration simplement contemplative à l’aspect de ces fraises si belles, et qui semblent vous engager à juger par vous-même de leur amélioration. Passez vite et ne vous arrêtez que devant ce magnifique jasmin des Açores. Quel parfum ! Il vous transporte, hélas ! dans un monde que vous ignorez, que vous ne connaissez que par les récits des voyageurs. Ce parfum enivrant ne vous rappelle que des lectures ; ce n’est pas assez ; un parfum n’est rien s’il ne se complète par un souvenir.

Maintenant, pénétrez dans l’empire des roses ; il y en a là de toutes les familles, de toutes les couleurs, de toutes les formes. — Voici une belle fleur de magnolia. Ce n’est pas une fleur de magnolia, c’est une rose ; elle est monstrueusement belle. — Voici une charmante renoncule. — Ce n’est pas une renoncule, c’est une rose. On compte, à cette seule exposition, trois cent quatre-vingt-sept espèces de roses ; il y aurait de quoi dégoûter des roses à jamais ! Eh bien, pas du tout ; plus on en voit, plus on veut en voir encore ; et cependant, si on vous présentait trois cent quatre-vingt-sept espèces d’œillets d’Inde, par exemple, vous vous fâcheriez, vous diriez que c’est une mauvaise plaisanterie. Pourquoi cette injustice ? pourquoi la nature a-t-elle des fleurs favorites et des fleurs maudites ? Est-ce que, par hasard, l’égalité n’est pas dans la nature ? Nous commençons à le craindre.

Que cette collection de géraniums est superbe ! Quelle variété dans ces couleurs ! quelle harmonie dans cette variété !

Que cette pyramide d’iris est élégante ! comme ces frais calices d’or et d’hyacinthe s’élèvent fièrement en laissant tomber autour d’eux, comme un large manteau de verdure, leur beau feuillage éploré !

Que ces montagnes de palmiers sont imposantes ! comme elles protègent avec orgueil ces bataillons d’ananas rangés à leurs pieds, semblables à des bataillons de grenadiers sous les armes !

— Regardez dans ces corbeilles ces grosses poires. — Des poires… encore ?

— Voyez ce superbe raisin ! — Du raisin… déjà ?

— Quelle est cette plante ? — Thé indigène. — Connaissez-vous ce thé-là ? — Il me semble en avoir déjà pris malgré moi. — Chez madame *** ? — Silence.

— Quel est ce pot de confitures verdâtres ? — Lisez : Confitures d’oseille ; c’est une nouvelle invention. — Oh ! que cela doit être mauvais, des confitures d’oseille ! je n’en goûterai jamais, j’en fais le serment solennel et l’on doit tenir de pareils serments.

— Ah ! ceci est une fougère ? — Oui, mais on l’appelle aujourd’hui adiantum tenerum. — Ce nom-là va déranger l’air célèbre ; comment pourra-t-on chanter maintenant : Que ne suis-je… ?

Mais j’aperçois un œillet de poëte : vous m’accorderez au moins que cette fleur est un œillet de poëte. — Il n’y a plus d’œillets de poëte ; on appelle ces fleurs-là maintenant deantus barbatus. Les poëtes n’ont plus de fleurs. — Tant mieux, ils en avaient choisi une fort laide, qui ne faisait guère honneur à leur goût ; peut-être seront-ils plus heureux dans leur choix nouveau.

— Les beaux papillons ! — Eh ! ce sont des pensées, les grandes pensées de Ragonnot.

— Oh ! le vilain animal ! — Où voyez-vous un animal ? — Là, un gros hérisson ! — C’est une plante grasse ; regardez, votre hérisson commence à fleurir. — Mais il est tard… nous sommes devant la porte, respirez encore cet air embaumé ; parfum inconnu, mélange de tous les parfums, harmonie odorante formée de tous les soupirs divins ; et venez voir dans une des salles du Luxembourg les prodiges que les arts peuvent accomplir quand la charité les inspire. Là sont exposés les ouvrages offerts pour la loterie qui doit être tirée au profit de l’œuvre du Mont-Carmel. Il s’agit de relever cet hospice célèbre dans notre histoire guerrière. Le pieux édifice est déjà reconstruit à moitié, déjà il a pu donner asile à de glorieux pèlerins ; mais de nombreux travaux restent encore à exécuter, et la France seule peut venir en aide aux pauvres religieux dans leur courageuse entreprise. Ce n’est pas en vain que les peuples malheureux s’adressent à elle ; car, ainsi que le dit M. Adolphe Dumas dans une notice fort bien faite sur la réédification de l’hospice du Mont-Carmel : « Toutes les fois que quelqu’un souffre dans le monde, il se tourne du côté de la France. Rome avait des empires dans sa clientèle ; nous, nous avons les instincts des peuples. Ils disent tous : Si la France le savait ! comme on disait autrefois du roi. » Et ils ont raison de se tourner vers nous, ces peuples en détresse. On aura beau nous rendre industriels, matériels et constitutionnels, il y aura toujours parmi nous de grands artistes et de grands poëtes, qui sauront conserver dans leur langage sacré aux nobles dévouements leurs véritables noms ; qui se transmettront d’âge en âge, comme des traditions saintes, le respect pour les croyances enthousiastes que les philosophes appellent déjà préjugés ; la sympathie pour les héroïques sacrifices que les égoïstes ont toujours appelée démence.

Il est arrivé depuis quelques jours une nouvelle espèce de provinciaux. Ceux-là sont d’une audace prodigieuse, ils ont un aplomb effrayant ; ils n’ont rien vu et ils connaissent tout ; les récits de leurs devanciers leur ont tout appris. Ils viennent à Paris pour la première fois, ils sont déjà blasés sur les beautés de Paris ; à force d’avoir écouté les louanges enthousiastes et même exagérées que leurs amis et leurs parents prodiguent à la capitale, ils l’ont prise en grippe et viennent la visiter en nourrissant contre elle toutes sortes de préventions ridicules nées probablement de quelques exaltations ridicules. Ils nous traitent fort cavalièrement ; leur langage est une ironie continuelle ; c’est aussi un argot inintelligible. « Ah ! dit l’un, voici le boulevard de mon oncle… c’est-à-dire le boulevard où mon oncle venait se promener tous les soirs quand il était à Paris le mois dernier. — J’irai ce soir, dit un autre, voir danser la nymphe du receveur… c’est-à-dire mademoiselle Grisi, que le receveur particulier de leur ville a beaucoup admirée pendant son séjour à Paris et dont il parle sans cesse depuis son retour. — Moi, j’irai voir ce soir les délices de Bouginot… c’est-à-dire Hyacinthe, du théâtre des Variétés. Bouginot est l’admirateur passionné d’Hyacinthe, il l’imite avec un rare bonheur. — Tiens, voici les amours de Tupinières !… un singe empaillé qu’on voit chez un naturaliste du boulevard Poissonnière. » — Cette façon de connaître Paris par tradition leur donne beaucoup d’avantage ; ils parlent tout haut, ils affectent une assurance exagérée ; leur but est de narguer les gens qui ne sont pas là : « Un tel nous a dit qu’en arrivant à Paris il était tout troublé, tout étourdi ; moi, je lui dirai que je n’ai éprouvé aucun trouble, aucun éblouissement… » Il ne faut pas, nous autres Parisiens, nous choquer de leurs étranges manières ; cette arrogance n’est pas contre nous ; ils agissent à Paris contre des gens qui sont loin de Paris ; ils luttent contre d’anciens récits et leur préparent pour réponse des récits victorieusement contradictoires ; ne nous fâchons donc pas de cette attitude malveillante, elle ne nous regarde pas. Dès sept heures du matin ils battent le pavé en habit noir et en gants blancs ; à deux heures ils mangent des cerises, sans se gêner, au coin des rues, en lorgnant les Parisiens, qui semblent s’étonner de ces repas frugalement improvisés ; ils taquinent la fruitière, non par légèreté de mœurs, mais par indépendance d’idées et pour montrer aux Parisiens qu’ils ne sont point intimidés par l’aspect de leur ville si merveilleuse ; ils font et disent volontairement toutes sortes d’inconvenances : ils appellent cela conserver leur présence d’esprit. Soit ; nous aimions mieux les autres.

Oh ! qu’il est plaisant, cet affreux désastre arrivé dimanche au palais des Champs-Élysées, le toit enlevé, les salles inondées !… Ô vanité des vanités ! ô naïveté des industries ! L’homme, inventeur ingénieux, a tout inventé, hors un abri pour ses inventions ingénieuses. Il expose en même temps ses chefs-d’œuvre aux regards curieux et aux quatre vents, et il se dit le roi des animaux ! Les animaux, ses sujets, savent du moins se choisir un asile : le lion se couche dans un antre où il ne pleut pas, l’ours se trouve une tanière imperméable, le renard se creuse un terrier confortable ; il y a enfin des animaux célèbres qui se construisent à eux-mêmes une solide demeure. Ah !… les chapeaux de castor qui sont à l’Exposition ont dû bien rire !

Et la soirée littéraire que nous allions oublier ! Voici comment elle a eu lieu : on a réuni dans un salon une vingtaine de gens d’esprit, on les a fait jouer jusqu’à cinq heures du matin au lansquenet… On appelle cela une soirée littéraire !