Lettres parisiennes/Année 1844/11


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1844

LETTRE ONZIÈME.

Les galeries du palais de l’Industrie. — Cauchemar. — Les mannequins roses. — Une perruque qui bâille. — Le Turc-pendule. — Les portiers… en angélique.
8 juin 1844.

C’est un plaisir qui ressemble à un cauchemar à s’y méprendre. Aux sons d’une musique infernale, produite par la lutte obstinée d’instruments sonores que la concurrente a faits ennemis et que le perfectionnement fait rivaux, qui se combattent et s’imitent, ou plutôt qui se combattent en s’imitant ; car, maintenant, un instrument qui n’a pas le son d’un autre est un instrument incomplet ; aux accords discordants de cent pianos qui se détestent, qui s’attaquent et se répondent par les polkas les plus amères ; aux rauques gémissements de l’orgue, aux cliquetis métalliques des pendules taquines qui sonnent l’heure avec des valses interminables qui durent deux heures ; au bruit d’un affreux concert sans programme, confusion de tous les sons obtenus, Babel de tous les airs ennuyeusement célèbres, charivari industriel qui ferait aimer les charivaris politiques… vous pénétrez dans un séjour étrange, à la fois plein de grandeur et de puérilité, où chaque objet semble n’avoir d’autre but que d’inquiéter votre esprit et d’effrayer vos regards. Ici, un cheval écorché vous présente son corps sanglant ; plusieurs cadavres sont à côté de lui, des cadavres humains, naïvement ouverts, étalant leurs hideux secrets ; puis, des cadavres d’insectes, un hanneton colossal, un colimaçon écorché… puis, régnant sur toutes ces horreurs, deux charmantes petites dames, en chapeau à plumes, expliquant ces inventions terribles avec beaucoup de grâce et de gentillesse.

Vous fuyez épouvanté… et vous tombez devant de grands mannequins, d’un rose trop vif, qui vous regardent d’un air sévère, peu en harmonie avec leurs attitudes infiniment trop gracieuses. Une femme en grand deuil préside aux ébats de ces mannequins mal élevés.

L’aspect de ces fantômes vous trouble, vous marchez vite pour vous réveiller, vous vous dites : « Je sais bien que ce sont les visions de la fièvre… » vous analysez votre mal, mais vous n’en souffrez pas moins ; pour vous remettre, vous regardez quelques jolies étoffes, de magnifiques velours, de riches satins, des broderies de fée, représentant sur un mouchoir le Rhin, ses forteresses, ses rochers, ses bateaux à vapeur, ses étudiants et ses sorcières, tout le moyen âge et l’âge nouveau ; les belles mousselines de Tarare, les superbes tapis de M. Sallandrouze, tableaux de coloriste sur lesquels on se ferait scrupule de marcher, ces charmantes étoffes d’or algériennes dont la fabrique est à Nîmes, ces soyeuses cravates anglaises dont la fabrique est à Lyon.

Vous errez çà et là et vous retrouvez un peu de calme ; mais tout à coup une vision plus singulière que les autres vient vous persuader encore que la fièvre vous tourmente. Une mâchoire mouvante est en face de vous ; elle s’ouvre et elle se ferme avec une lenteur et une régularité de mouvement effrayantes ; cette mâchoire est seule, elle n’appartient à aucune face humaine, et pourtant elle a une volonté particulière qui la fait agir. La voilà qui s’ouvre !… la voilà qui se ferme !… la voilà qui mâche… qui mâche à vide… c’est effrayant. Oh ! la fièvre ! la fièvre ! comme elle vous envoie de folles idées, comme elle vous présente d’épouvantables images !

Et toujours plus tremblant vous allez vous réfugier auprès d’un monsieur de cire qui fait valoir des perruques. Certes, si quelque chose doit rassurer des regards inquiets, c’est la vue d’une demi-douzaine de perruques ; une tête exaltée se croit à l’abri des rêves fantastiques sous une perruque ; une perruque est un chaperon qui doit préserver des dangers d’une imagination trop ardente. Vaine erreur ! À peine avez-vous examiné une de ces fallacieuses coiffures, que vous la voyez, par un mouvement presque insensible, se lever, se lever doucement, rester un moment béante comme la mâchoire ci-dessus désignée (une perruque béante… quel phénomène !), puis se dresser toute droite et demeurer quelque temps immobile, loin, bien loin du front luisant dont elle faisait l’orgueil ! Dans quelle intention ce manège ?… vous avez peine à le comprendre. Qu’une mâchoire s’ouvre et se ferme par un moyen ingénieux, bien ; cela s’explique : le destin d’une mâchoire est d’agir ; mais le destin d’une perruque est différent, l’activité lui est défendue. Quel avantage peut-on trouver à cet adroit mécanisme ? Est-ce pour donner de l’air à la tête ? Est-ce une nouvelle manière de saluer qu’on veut mettre à la mode ? Est-ce une manière de voter ? Autrefois on opinait du bonnet ; veut-on aujourd’hui voter à perruque levée ? Qu’est-ce donc ? C’est tout simplement une manière de vous montrer la perfection du travail, la beauté du tissu ; là est le merveilleux de l’invention ; le mécanisme ne compte pas, demandez plutôt au monsieur de cire que pare cette bizarre perruque ; il n’éprouve aucune inquiétude ; sous cette coiffure mouvante, il reste calme, indifférent, impassible ; elle fait semblant de le quitter, mais il la connaît, il sait bien qu’elle va revenir, et il continue à vous sourire niaisement sans s’alarmer un seul instant des caprices bornés de l’infidèle.

À propos de perruques, hasardons une pensée qui nous tourmente depuis longtemps. Est-il rien au monde de plus pauvrement laid, de plus follement triste que cette odieuse hypocrisie que nous appellerons la perruque constitutionnelle ? La perruque Louis XIV avait un aspect grandiose ; cette coiffure était une parure ; avec ces cascades de longs cheveux tombant de chaque côté de la face, on ressemblait à un lion, et c’est toujours flatteur de ressembler à un lion. La perruque Louis XV était originale et coquette, elle convenait également aux jeunes gens et aux vieillards, et puis elle était parfumée… ce qui est une corruption sans doute, nous nous hâtons d’en convenir, mais une bien agréable corruption.

Maintenant examinez la perruque constitutionnelle… dites, est-il rien de plus piteux, de plus terne, de plus misérable ? Pourquoi cette pauvreté, cette laideur ? Pour imiter la nature. Eh ! quand la nature est ainsi, elle demande à n’être pas imitée ! Et cette affreuse coiffure se paye un prix exorbitant, se commande avec le plus grand soin ; on fait venir un artiste habile ; car il faut encore beaucoup de talent pour confectionner ce bonnet chevelu, et l’on combine avec cet artiste les effets les plus pauvres et les plus désolés ; on calcule tous ses désastres : « Ceci est trop jeune pour moi, ne mettez pas tant de cheveux noirs. — Ah ! monsieur, dans la perruque du comte *** j’en ai mis bien davantage. — Le comte *** est un vieux fou, je n’ai pas envie de lui ressembler. » Et l’on commande une perruque encore plus ravagée ; on exige des cheveux jaunes, la neige des ans étant assez difficile à conserver dans les cheveux travaillés ; on y mêle quelques cheveux gris, quelques brins fauves, et quand cette combinaison odieuse a acquis une laideur probable, on l’applique solidement sur sa tête et l’on s’en va content ; on est affreux, mais on se croit sincère ; dans les pays constitutionnels, on prend le mensonge laid pour la vérité. Pourquoi les hommes graves n’adopteraient-ils pas, comme au temps de Louis XIII, une coiffure noble et simple qu’ils garderaient toujours ? Ah ! c’est qu’ils ne pourraient plus mettre dessus leur magnifique chapeau tromblon ! Il faudrait supprimer cet ornement si riche, si gracieux et si commode ! Ce serait dommage ; n’y pensons plus.

Après avoir contemplé la perruque béante, vous traversez d’un pas rêveur la galerie des machines ; là, vous marchez de surprise en surprise. Une petite machine est mise en mouvement, elle ne fait pas grand bruit, elle s’agite peu, elle est douce et bonne ; que fait-elle ? Elle rabote le fer comme on rabote le bois, ou comme un couteau rabote le savon, sans effort, sans tapage, avec une violence sournoise dont vous restez épouvanté !

Pendant que vous êtes absorbé dans la contemplation de cette machine, un objet étrange appelle votre attention : un monsieur fort bien mis, d’une tournure parfaitement distinguée, que l’on reconnaît tout de suite pour un homme de bonne compagnie, est vis-à-vis de vous, occupé à danser très-sérieusement sur des fourneaux ; plusieurs personnes le contemplent avec un vif intérêt. Que fait-il donc, ce monsieur, et pourquoi, avec cet aspect grave et digne, se comporte-t-il comme un acrobate ? — Il démontre la solidité des plaques de ses nouveaux fourneaux vraiment fort ingénieux, et il vous prouve que rien ne peut rompre leurs ressorts, puisque son poids tout entier ne peut même les faire fléchir. N’importe, ces exercices ne sont pas naturels et vous croyez toujours rêver. Quand on a le délire, on voit souvent aussi danser devant soi des gens tristes qui vous font toutes sortes de grimaces ; vous persistez à dire que ces merveilles de l’industrie ressemblent beaucoup aux hallucinations de la fièvre.

Vous désirez savoir l’heure, vous regardez une pendule. Un petit Turc, vêtu d’une veste rouge et coiffé d’un turban blanc, vous regarde d’un air moqueur ; il fait trois fois la culbute, cela veut dire qu’il est trois heures, et il faut encore que vous trouviez cela tout simple !

À quelques pas de là, un petit homme armé d’un balai semble vous attendre au passage ; il baisse la tête d’un air sombre et se cache sous un chapeau monumental, de forme haute et à larges bords. Ce petit homme a la figure verte, son chapeau est vert, son habit est vert, son balai est vert ; il a près de lui une vilaine petite compagne qui est verte aussi, qui a des cheveux verts tout ébouriffés. L’horrible ménage ! Qui sont ces gens-là ? C’est monsieur et madame Pipelet… en angélique. Eh bien ! nous sommes jaloux, on nous a fait en sucre de pommes, on nous a fait en chocolat, on ne nous a jamais fait en angélique ! Célébrité, tu n’es qu’un vain nom !

Ainsi, pendant plusieurs heures, vous parcourez ces vastes galeries, toujours étonné, toujours consterné ; et, pendant ces longues promenades, un ennemi acharné, impassible, mais implacable, vous poursuit en silence. Il est armé d’un entonnoir rempli d’eau, et sans vous regarder, sans paraître vous haïr, il s’attache à vos pas, il s’attache à vos pieds surtout et il les arrose d’une onde perfide en formant des cercles bizarres ; parfois il s’anime, et ses circonvolutions venant à s’élever, il arrose les pans de votre habit, monsieur, et les falbalas de votre robe, madame ; parfois il s’arrête aussi, et sur ce sol inégal, des lacs imprévus se forment et répandent autour de vous une agréable fraîcheur. La délicieuse harmonie qui vous accueillit à votre arrivée ne vous a pas abandonné un seul instant ; elle vous reconduit avec les mêmes concerts : le piano imitant la harpe, la harpe imitant la guitare, la guitare imitant le tambourin, la flûte imitant le hautbois, le hautbois imitant la flûte, et tous imitant la musette !… Telles sont à peu près les impressions que nous avons éprouvées lundi dernier au palais de l’Industrie. De plus, ce jour-là il y avait foule : c’était un jour réservé. Défiez-vous des billets de faveur dans ce siècle d’égalité ! Chacun en veut, chacun y a droit. En effet, qu’est-ce que l’égalité ? c’est la faveur universelle. Trente-quatre millions d’êtres privilégiés, ce n’est pas trop, mais c’est beaucoup. Dorénavant, nous irons là les jours où tout le monde peut y entrer ; ces jours-là il n’y a personne ; alors nous admirerons à notre aise ces merveilles nationales dont nous rions un peu aujourd’hui, mais dont nous sentons déjà que nous serons très-fier demain.

Cette semaine, on ne nous accusera point de paresse : depuis huit jours nous courons la ville comme un nouvel arrivé de Senlis ou de Philadelphie. Samedi nous étions au bal ; c’était le soir, on dansait à l’ambassade d’Autriche.

Dimanche nous avons dû aller aux courses de Versailles. Quand les fêtes ont lieu un peu loin, nous nous bornons au projet d’y assister : c’est déjà assez fatigant.

Lundi matin, visite au palais de l’Industrie.

Et mardi nous étions de noce ; nous assistions au pompeux mariage de mademoiselle de Ségur avec M. le duc de Lesparre. Oh ! la superbe noce ! que tout ce personnel était bien choisi ! La mariée était belle, le marié était beau ; sa mère était belle, son père était beau ; ses sœurs étaient belles, son frère était beau ; ses cousines étaient belles, ses oncles étaient beaux ! Il est impossible d’avoir des parents plus avantageux. De beaux oncles ! voilà qui est rare ! Ordinairement les noces pèchent par les oncles ; mais à ce mariage-là il y a eu des effets d’oncles merveilleux. Il y a eu aussi un effet de soleil magnifique. Cette splendide église de la Madeleine était éblouissante ; le soleil l’inondait de ses rayons d’or qui faisaient pâlir les orgueilleuses dorures des lambris. La nef était remplie des amis des mariés ; assemblée brillante où toute l’Europe célèbre était représentée. Et qu’ils étaient heureux ces jeunes époux ! La jeune fille n’a pas vingt ans et voilà déjà six ans qu’on l’aime. On a beau dire, rien n’est plus doux qu’un mariage d’inclination ; ces unions-là sont les seules qui restent sympathiques. — On ne s’aime pas toujours ! s’écrient les sages. — Non, mais on se plaît toujours. Et si l’accord des passions est quelquefois passager, l’harmonie des goûts et des idées est éternelle.

Enfin, ce soir nous nous rendons à une solennité littéraire que nous vous raconterons samedi.