Lettres parisiennes/Année 1844/15


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1844

LETTRE QUINZIÈME.

Se promener pour se promener, ce n’est pas faire de l’exercice. — Ce sont les idées qui font vivre. — Retour des Parisiens à Paris ; ils sont devenus provinciaux. — Ah ! si Prométhée avait dérobé le feu du ciel pour allumer un cigare !…
12 octobre 1844.

Oh ! comme on nous les a gâtés, détériorés, nos pauvres Parisiens !… Quel changement !… Regardez-les, écoutez-les, sont-ce bien là les gens qui nous ont quittés il y a trois mois ? Que leur est-il donc arrivé ? sous quel soleil ont-ils vécu ?… quelle atmosphère ont-ils respirée ? quel régime ont-ils suivi ? Pourquoi sont-ils si ennuyés, et pourquoi sont-ils tous malades ? Ah ! c’est que le bon air de la campagne ne vaut rien pour les Parisiens de pur sang, c’est que la bonne vie de château est très-mauvaise pour l’habitant des grandes villes. Bien vivre, ce n’est pas vivre ; pour le Parisien, faire de l’exercice, ce n’est pas marcher ; c’est chercher, c’est poursuivre une idée à travers mille idées, un objet parmi cent objets, c’est comprendre une chose vague, démêler une intrigue obscure, démasquer une vérité costumée, surprendre un secret, découvrir un projet, trouver le côté faible d’un concurrent qu’on redoute, dénicher la nouvelle adresse d’un débiteur qui se cache, partir à propos, arriver à temps, revenir à l’heure, et pour tout cela, faire vingt démarches, dix courses le matin, dix visites le soir, faire des combinaisons, des suppositions, des conjectures ; c’est agir enfin mais agir par la pensée et toujours avec la pensée. À Paris, toutes les actions ont un but d’affaires, même les plaisirs… Mais se promener pour se promener !… aller visiter un château pour avoir visité ce château, traîner dans un parc ou dans un jardin tout un jour, pour dîner le soir avec les mêmes convives avec qui l’on a déjeuné le matin ; n’avoir aucune affaire à décider, aucun ennui à éviter, aucun succès à combiner, ce n’est pas vivre !… car ce n’est point le mouvement, le tapage qui fait la vie ; c’est l’agitation. Une idée vivace qui fait circuler le sang avec rapidité est un exercice plus salutaire qu’une longue course sans projet, sans souci et sans espérance. L’homme inquiet qui a fait trente pas dans sa cour pour aller au-devant d’un important message a fait plus d’exercice dans sa journée que l’homme indifférent qui a fait quatre lieues dans la campagne pour prendre l’air et pour gagner de l’appétit. Rien ne remplace la vie intellectuelle de Paris pour les esprits parisiens. Nous ne parlons point des penseurs, des artistes et des poëtes ; d’abord, nous ne les comptons point parmi les Parisiens proprement dits ; et puis les rêveurs n’agissent pas par les idées, ils fabriquent les idées qui font agir les autres, et cela leur suffit : nous parlons des Parisiens affairés, des spéculateurs, des ambitieux ; ceux-là ne peuvent bien vivre qu’à Paris. Un long séjour aux champs leur est fatal ; là ils ne vont point, comme les hommes d’imagination, retremper leur âme dans la contemplation de la nature, rafraîchir leurs pensées dans le calme de la rêverie ; ils vont se rouiller l’esprit dans l’ennui, s’alourdir le corps dans l’abondance, et dans l’oisiveté. Un homme d’affaires parisien peut risquer un voyage impunément ; mais s’il se fait champêtre plus d’un mois, malheur à lui ! il reviendra dans ses foyers maussade et souffrant, et il lui faudra bien des jours avant de retrouver cette activité infatigable, cette élasticité de caractère, cette agilité de jugement, cette présence d’esprit de tous les instants, ce menu courage de toutes les heures qui constituent l’intelligence parisienne.

Et les femmes de la ville qui reviennent des champs, qu’elles sont étranges ! comment les définir ? Ce ne sont plus des élégantes et ce ne sont pas encore de bonnes ménagères. Quelle conversation ! les voilà maintenant cent fois plus provinciales que les provinciales les plus consommées. Elles ont toutes les petites idées des petites localités, et elles n’ont pas ce qui en fait l’excuse, l’intérêt. Qu’une femme de province s’inquiète des moindres actions de sa sous-préfète ou de son sous-préfet, c’est tout simple, ces moindres actions peuvent avoir sur sa destinée une très-grande influence ; mais qu’on s’en aille attentivement étudier le sous-préfet d’une autre, qu’on aille soupçonner, espionner, décrier le président du tribunal d’une autre, le substitut du procureur du roi d’une autre, le percepteur des contributions d’une autre ; qu’on épouse les haines, les jalousies, les passions de la localité d’une autre… cela n’est pas dans la nature et cela est impardonnable comme toutes les choses que l’on fait sans motif raisonné et sans droit.

C’est là pourtant ce qu’ont fait nos Parisiennes. Il ne s’agit pas ici de châtelaines, elles n’ont point encore quitté leurs châteaux, et la grande propriété ne permet point les intérêts mesquins ; il s’agit de la plèbe élégante, de ces charmantes prolétaires de la fashion qui sont allées demander à leurs parents, à leurs amis, à leurs rivales peut-être, un asile plus ou moins frais pendant la belle saison. Elles sont revenues, les unes pour rester toujours, les autres pour repartir bientôt, et il faut les entendre parler des plaisirs de leur été, si l’on veut savoir jusqu’où peut aller la facilité merveilleuse d’une brillante Parisienne à adopter les défauts, les ridicules, les manies de toutes les provinces qu’elle parcourt. Nous n’avons encore eu l’honneur de rencontrer que deux nouvelles arrivées, et nous avons appris déjà toutes sortes de particularités intéressantes sur deux petites villes que nous ne connaissons pas du tout ; Nous savons que la sous-préfète X… cache son âge : elle a trente-huit ans, elle s’en donne trente-deux. Elle est comme cette femme qui disait : « Trente-deux ans, c’est un âge charmant ; je les ai déjà depuis deux ans et je compte bien les avoir encore longtemps. » Bref, la sous-préfète cache son jeu aussi, car elle affecte de servir le candidat futur du gouvernement, et elle intrigue contre lui tant qu’elle peut. — Nous savons que les enfants du receveur particulier sont très-turbulents ; c’est la faute de leur mère, qui est pour eux d’une faiblesse misérable. — Nous savons de plus que madame Simonet, que nous n’avons jamais vue, élève horriblement mal sa fille ; que mademoiselle Euphrasie est très-insolente, qu’on lui laisse lire les journaux et qu’elle ne met pas un mot d’orthographe. — Nous savons aussi que madame Coutellier veut l’impossible : elle fait teindre ses vieilles robes à Paris, soit !… mais elle envoie à son correspondant une jupe de satin rose, une jupe de taffetas gris et une jupe de barége bleu, et, de tout cela, elle veut qu’on lui fasse une robe de moire noire. C’est trop fort !

Toutefois, leur conversation n’est pas ce qu’il y a de plus plaisant en elles ; c’est leur costume qui est admirable à étudier ! Dépêchons-nous d’en rire, car demain il sera plein de goût et d’élégance, et nous n’aurons plus qu’à le vanter. Mais aujourd’hui, quelle confusion ! quel amalgame ! que ces chiffons dépareillés sont étranges ! Ce chapeau ex-bleu, qui était charmant avec un joli mantelet de gros de Naples blanc qui n’est plus, est affreux avec cette écharpe rouge ; cette capote lilas a perdu son voile léger, elle est triste et pâle depuis cette perte. Cette robe de soie a laissé tous ses nœuds dans une périlleuse campagne ; ses cicatrices régulières attestent ses blessures. Et puis, quelles inventions ! que ces coiffures de fantaisie sont prétentieuses ! Pourquoi ces fanchons savoyardes faites avec des mouchoirs turcs, ces turbans blancs improvisés avec des dentelles jaunes, ces jougs de velours vert, ces dahlias de satin violet ? Ah ! coquettes Parisiennes, c’est là ce que vous avez imaginé en province ! c’est ainsi que vous avez utilisé au retour ce qui vous restait des gracieuses parures choisies au départ ! Ces inventions sont dignes de vous, et nous vous en faisons nos compliments sincères ; mais croyez-nous, n’y mettez point d’amour-propre d’auteur, et allez au plus vite chez madame Baudrand et chez mademoiselle Palmyre, les prier de vous aider dans vos compositions en vous révélant les fantaisies nouvelles. Les chapeaux déformés et les bonnets fanés sont la grande mode en ce moment, c’est vrai ; mais encore ne faut-il pas que ces chapeaux et ces bonnets soient méconnaissables. Laissez dire tout bas aux gens qui les revoient après trois mois d’absence : « Je les trouve bien changés ; » mais ne forcez pas ces gens à s’écrier indiscrètement : « Ah ! mon Dieu, que leur est-il donc arrivé ? »

Avec ces quelques élégantes récemment revenues, on rencontrait ces jours-ci force troupeaux d’écoliers ; ils étaient tout noirs et tristes ; on les promenait par la ville pour les consoler d’être rentrés en pension : c’est l’usage ; le premier jour de rentrée au collège est consacré à la promenade… Attention cruelle, délicatesse barbare, selon nous : il n’y a qu’un moyen de se consoler d’être au collège, c’est d’y travailler.

Malgré ces retours assez rares, Paris est encore dans sa chrysalide : rien n’annonce que le papillon veuille déployer ses ailes, que le fleuve d’or ait repris son cours. Les symptômes de liberté et d’abandon se font au contraire toujours remarquer ; les jeunes gens sortent hardiment avec des gants déchirés ; les femmes rentrent avec des brodequins délacés ; les cochers d’omnibus, tout en conduisant leurs voyageurs, épluchent des noix et les mangent assis sur leur siège : ce qui leur sert de prétexte pour accrocher en passant tous les fiacres, prétendument par distraction. Les cochers de cabriolet ne vont plus que sur les trottoirs, ces messieurs se livrent franchement à leur goût et affichent leur préférence comme des gens qu’émancipe l’oisiveté.

Dans les Champs-Élysées, on voit encore beaucoup de calèches, de voitures légères ; mais, à vrai dire, ces promeneurs sont comme les comparses d’un théâtre : ils vont et viennent, ils passent et repassent ; là aussi l’activité supplée au nombre… Croiriez-vous que les travaux de démolition des bâtiments de l’Industrie ne sont pas encore achevés ! On enlève une douzaine de planches par jour ; mais l’inspecteur est venu les visiter hier ; on va se mettre à l’ouvrage activement, et tout fait espérer que le palais sera entièrement démoli pour la prochaine exposition de l’industrie.

En nous promenant dans ces mêmes Champs-Élysées, nous avons été témoin d’une petite scène qui nous a paru fort étonnante ; et ce qui nous a paru encore plus étonnant, c’est que chacun s’est étonné de notre étonnement. Cette phrase n’est pas très-claire ; voici le fait :

Deux jeunes gens fort bien mis se promenaient dans une allée ; ils se donnaient le bras. L’un des deux fumait. Un homme affreux vint à passer, un homme sale, dégoûtant, de la tournure la plus vulgaire, une sorte de Robert-Macaire désenchanté, se traînant d’un pas chancelant et fumant un cigare suspect, un misérable qui vous aurait fait reculer de dégoût si vous l’eussiez vu se diriger de votre côté… Eh bien, ce malheureux fut pour les jeunes dandys une apparition des plus agréables : ils allèrent droit à lui avec empressement ; lui leur répondit par un malin sourire, et celui des deux qui fumait eut le courage d’approcher sa gracieuse figure de cette face hideuse et d’emprunter à ce cigare impur un peu de feu pour son cigare éteint. Cette petite scène, jouée très-naturellement, nous avait inspiré à nous, spectateur naïf et fumeur rebelle, une profonde horreur. Mais quelle ne fut pas notre surprise, le soir, quand nous avons raconté cette étrange chose, de voir que tout le monde riait de notre indignation ! « C’est toujours ainsi, nous dit-on, dans tous les pays où l’on fume ; chacun a le droit de demander du feu à qui a du feu ; dernièrement un ouvrier a demandé du feu au prince de J…, qui lui a donné son cigare ; bien mieux, en Espagne on ne pourrait refuser du feu à un passant sans se faire une sérieuse querelle ; le dernier mendiant a le droit de demander du feu au roi d’Espagne lui-même, et le roi ne pourrait lui en refuser ; vous souriez, mais c’est ainsi, vraiment ; ce que je vous dis est exact ; le roi lui-même… — Oh ! je vous crois ; je reconnais bien là les rois et leur bienveillance. » — Réflexion philosophique : Ainsi l’on ne pourrait approcher le souverain maître des Espagnes s’il s’agissait de lui demander son royal secours pour découvrir un nouveau monde, ou accomplir quelques magnifiques desseins ; mais on peut l’aborder sans obstacle pour lui demander de quoi allumer un cigare abrutissant et infect !… Moralité : Les rois ne nous permettent de leur demander que des faveurs humiliantes qui nous avilissent et nous hébètent ; ils nous refuseraient toutes celles qui pourraient nous grandir et nous glorifier. Si Prométhée avait dérobé le feu du ciel pour allumer son cigare, les dieux l’auraient laissé faire.

À propos de cigares, M. de Beaupré vient de publier un livre fort intéressant qui a pour titre : Notions générales et élémentaires de droit français à l’usage des femmes. Cet ouvrage, tout à fait de circonstance, est destiné au plus grand succès. En France, l’avenir des affaires appartient aux femmes. Les hommes, étourdis, endormis, abrutis par l’usage immodéré du tabac, ne seront bientôt plus en état de s’occuper sérieusement. Dans cinquante ans d’ici, les femmes seront à la tête de toutes les entreprises, des administrations, des maisons de banque, etc., etc. ; elles dirigent déjà toutes les affaires politiques sournoisement ; dans cinquante ans, elles conduiront toutes les affaires industrielles et administratives ouvertement ; ce sont elles qui prépareront les rapports aux Chambres, les mémoires aux ministres, pendant que leurs maris dormiront ou fumeront au coin de leur feu. Tel est le destin que leur prépare cette plante sacrée que ses compatriotes appellent petun, que les botanistes nomment nicotiane et que nous appelons tabac. Ah ! les Françaises l’ont déjà bien pressenti, ce destin superbe ; voyez comme les ambitieuses rusées accueillent adroitement ce précieux complice qui doit les aider à reconquérir leur pouvoir ! Loin de se révolter contre cet usage malsain, elles l’encouragent de toutes leurs bonnes grâces, elles en font l’objet des plus touchantes attentions, elles donnent à leurs amis de charmants porte-cigares des Indes tressés merveilleusement, d’élégants pose-cigares en porcelaine de Sèvres, bigarrés d’oiseaux et de fleurs ; elles font venir de la Havane, à force d’intrigues et de coquetteries, des provisions de cigares prohibés, et elles vous offrent tous ces dons perfides, ô Français crédules ! pour votre fête, pour vos étrennes, pour célébrer le jour de votre naissance… Ah ! défiez-vous de ces présents dangereux : ainsi le perfide assassin, par un breuvage préparé, endort sa victime imprudente ; ainsi l’anthropophage gourmet nourrit de plantes aromatiques le prisonnier qu’il veut dévorer ; ainsi l’adroite Circé versait le vin des pensées abjectes dans la coupe des voyageurs qu’elle voulait retenir… ; ainsi la femme intelligente excite au tabac béotiateur l’orgueilleux qu’elle veut dominer ! — Trop crédules Français, défiez-vous donc toujours de celles de vos manies que vos femmes encouragent ; les Françaises sont comme les rois, elles n’accordent à leurs suppliants que des faveurs malintentionnées, celles qui doivent leur faire perdre infailliblement leur dignité et leur empire.

On pourrait faire un livre entier avec ce titre : De l’émancipation des femmes par le cigare. Ce livre ferait comprendre l’utilité de l’ouvrage dont nous vous parlions tout à l’heure, il compléterait la pensée de M. de Beaupré ; nous ne tenons pas beaucoup à ce que les femmes dirigent les affaires ; mais, puisqu’elles sont malheureusement appelées à les diriger, il n’est pas mauvais qu’elles les apprennent.