Lettres parisiennes/Année 1841/16

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1841

LETTRE SEIZIÈME.

Jours de fête, jours de pluie. — Les parties de campagne.
11 juillet 1841.

Quelle affreuse semaine ! quels orages ! quels vents furieux ! et tout cela pour une petite heure de soleil dans la matinée ! des orages sans chaleur, c’est un jaloux sans amour : combinaison des plus agréables.

Mais pourquoi ces tempêtes choisissent-elles toujours de préférence les dimanches, les jours de fête, les jours de repos ? La nature, ces jours-là, devrait bien aussi se reposer un peu ; pourquoi tant s’agiter et venir troubler d’une façon si cruelle tant d’innocents plaisirs ? Dimanche, c’était la fête de Meudon, la fête de Chaillot, la fête de Montmartre ; des milliers de familles s’étaient mises en route pour aller chercher dans la campagne un souffle d’air pur, une goutte d’eau sincère, un parfum véritable, et voilà que le souffle pur s’est changé en une rafale épouvantable ! voilà que la goutte d’eau s’est multipliée en déluge ! voilà que le parfum délicieux s’est tourné en une odeur de soufre infernale ! et cela tout à coup, en pleine promenade, en plein dîner sur l’herbe, en plein bal ! on n’a pas même eu le temps d’avoir peur ; les cataractes du ciel ont été ouvertes et la terre a été submergée.

Et alors, oh ! alors c’était pitié de voir toutes ces pauvres danseuses courir éperdues à travers le bal pour chercher leurs atours dispersés ! Le moment du sauvetage fut horrible. « Venez donc, mademoiselle Ernestine ! c’est par ici la salle à manger. — Mais j’ai laissé mon châle dans le jardin ! — Mademoiselle Caroline, où courez-vous ? — Mon chapeau ! mon chapeau ! il est là-bas sur un banc. — Ah ! s’écrie une autre jeune fille avec anxiété, j’ai oublié mon sac dans le jardin ! — Et moi, j’ai oublié mon ombrelle ! — Ah ! tant pis pour l’ombrelle. — C’est bien fait, dit une envieuse, ça lui apprendra à faire la dame avec une ombrelle. — Comment, Fanny fait ombrelle ! reprend une autre non moins envieuse ; quel genre !… »

Peut-être, mesdames, n’avez-vous jamais remarqué tout ce qu’il y a d’aristocratique dans une ombrelle. La troupe joyeuse est enfin à l’abri dans les vastes salons de l’établissement ; elle patiente un moment ; mais bientôt elle s’ennuie. De temps en temps une beauté folâtre s’approche de la fenêtre, et, après avoir regardé la pluie qui tombe par torrents, se met à fredonner cet air gracieux et mélancolique, accompagnement et consolation de tous les orages :


Il pleut, il pleut, bergère,
Rentre tes blancs moutons, etc.


Puis elle s’écrie : « Est-ce qu’on ne danse pas ? » On lui répond : « Il pleut, il pleut, bergère… » — Il pleut ; mais on pourrait bien danser dans le salon, qui est de trois cents couverts. — Et les musiciens ? — Ah ! c’est vrai, les musiciens, où sont-ils donc ? — Ils sont là-bas dans le jardin, sous leur toit de chaume. — Ces pauvres musiciens, comme les voilà serrés les uns contre les autres ! ils sont comme des poulets sous un hangar. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc à faire des signes comme ça ? — On leur dit de venir, et ils ne veulent pas. — Pourquoi donc ? — Parce qu’ils ne veulent pas traverser le jardin par la pluie ; ils ont peur pour leurs violons et leurs basses. — Tiens ! voilà les garçons qui leur portent des parapluies ! Ah ! les voilà qui s’embarquent ! — Boum ! boum ! — Il pleut sur la basse ! — Climm ! climm ! — Tiens, celui-là qui joue du violon avec le bec de son parapluie ! Est-il maladroit ! — Oh ! le bon vieux qui saute sur la pointe du pied ! il a enveloppé son violon dans un mouchoir écossais. Il en a bien soin de son pauvre violon, il le presse sur son cœur comme un enfant ! — Et celui-là qui ne porte rien et qui se promène comme un monsieur ? — C’est le flageolet. Il a mis son instrument dans sa poche. — Les voilà tous rentrés !… En place ! la contredanse va commencer ! » Et les bals champêtres deviennent des bals d’hiver, moins la fraîcheur ; et l’épaisse fumée du tabac remplace la blanche vapeur des vallées, et les parfums enivrants de la bière remplacent la senteur sauvage des bois. Mais qu’importe ! les cœurs ingénieux savent trouver la solitude dans la foule et le mystère dans le bruit.

On s’amuse franchement jusqu’à l’heure fatale où il faut retourner au logis ; alors on écoute avec effroi la pluie qui tombe, le vent qui siffle ; on rêve un fiacre, on sait qu’à cette heure et par ce temps horrible le moindre véhicule est hors de prix ; le plus simple milord fait le renchéri dans toute la rigueur du mot ; eh bien ! on se décide aux plus grandes folies, on se promet de donner à cette orgueilleuse voiture le prix fabuleux qu’elle demandera ; mais où est-elle ? où la trouver ? Nulle part ; elle est anéantie. À Paris, pendant les grandes averses, les fiacres semblent engloutis ; non-seulement il n’y en a plus sur les places, ce qui est tout simple, mais on n’en voit point passer dans les rues, on n’a pas même la chance de les implorer et d’être méprisé par eux ; que deviennent-ils ? où vont ceux qu’ils transportent ? pourquoi ne traversent-ils pas la ville ? Cet étrange effet des orages parisiens n’a jamais pu être expliqué. Autre effet non moins cruel : dès qu’il pleut, toutes les portières viennent fermer la porte cochère de la maison ; pourquoi ? — Pour empêcher qu’il ne pleuve sous la voûte ? — Non ; c’est pour empêcher les piétons infortunés de se réfugier auprès d’elles. Il n’est pas de cœur plus insensible que le cœur d’une portière, pas même celui d’une coquette.

L’orage de dimanche a été désastreux ; on en a parlé toute la semaine. Riches et pauvres, tous les Parisiens en ont souffert. Chacun s’abordait par ces mots : « Où étiez-vous dimanche soir pendant l’orage ? » Cette question pouvait être indiscrète, mais personne ne se la refusait. Et c’était de toutes parts des récits épouvantables. « Moi, dit l’un, j’étais sur la route de Saint-Cloud ; mon cheval s’est emporté au moment où je passais sur le pont, j’ai manqué sauter dans la rivière. — Moi, dit un autre, j’étais à Versailles, et jamais je n’ai rien vu de plus étrange que l’aspect des débarcadères. Chaque voyageur était un fleuve : l’eau coulait de ses manches, de ses poches, des basques de son habit, des bords de son chapeau ; les femmes tordaient leurs châles comme un linge qu’on vient de savonner ; leurs chapeaux étaient tous d’une couleur inconnue ; leurs robes légères, alourdies par la pluie, dessinaient leur taille fatalement ; leurs mouchoirs blancs étaient bigarrés de toutes sortes de nuances : il y avait du jaune des gants jaunes, du rose de la ceinture rose, du bleu de l’ombrelle verte, etc. ; c’était une palette d’un goût charmant !… » Pauvres femmes, elles étaient parties le matin si jolies, leur parure était si fraîche, et elles avaient tant travaillé pour composer cette merveilleuse parure ! Celle-ci avait passé la nuit pour achever sa robe neuve, une belle robe de mousseline de laine à un franc cinquante centimes l’aune ; celle-là s’était privée tout l’hiver de lumière et de feu pour pouvoir acheter cette année un chapeau de paille, rêve de sa jeunesse… et c’était la première fois de sa vie qu’elle portait un chapeau ! cette autre, enfin, a travaillé six mois sans relâche pour compléter la somme exorbitante avec laquelle il est permis de marchander une écharpe de soie ; et tous ces beaux objets si chèrement obtenus ont été perdus en un jour, et il n’en est rien resté qu’un débris sans valeur, que l’amer regret de s’être imposé tant de privations et tant de peine pour un plaisir si passager. Moquez-vous de notre sentimentalité tant qu’il vous plaira, mais nous n’en avouerons pas moins la grande tristesse que nous causent ces méchants orages des dimanches ; nous ne sommes pas de ceux qui dédaignent les fêtes populaires, les plaisirs bourgeois ; nous trouvons cela si simple et si juste, que ceux qui travaillent le plus soient ceux qui s’amusent le mieux ; et puis nous sommes encore un peu poëte, et rien ne nous semble plus poétique, plus respectable et plus charmant qu’une pauvre jeune fille qui travaille pour être jolie, et, chaque dimanche, nous prions le ciel qu’il daigne conserver, avec la pureté de son cœur, la fraîcheur de sa parure. — N’oublions pas ce détail qui est plaisant : Dimanche dernier, il pleuvait si fort et les gens qui marchaient dans les rues étaient si complètement mouillés, que tous les parapluies étaient fermés : on les portait sous le bras avec un profond mépris. Fiez-vous donc aux apparences !

Partie de campagne savamment combinée par de jeunes amateurs de chemins de fer. — Ils sont partis à six heures du matin ; ils sont allés déjeuner à Corbeil ; ils sont revenus à Paris. Vite ils sont repartis pour Versailles par le chemin de fer de la rive gauche ; à Versailles ils ont déjeuné une seconde fois, plus sérieusement ; après déjeuner, ils ont pris le chemin de fer de la rive droite jusqu’à Asnières ; de là ils sont allés dîner à Saint-Germain, d’où ils sont revenus pour souper à Paris. Quatre repas, quatre chemins de fer, c’est très-bien, et environ quatre-vingt-dix kilomètres en quatre heures, c’est encore mieux.

Paris devient tout à fait désert ; il n’y a qu’une manière agréable de l’habiter, c’est de n’y pas séjourner. En le quittant tous les matins pour n’y revenir que le soir, on y passe l’été avec assez de plaisir. C’est un moyen ingénieux d’être à la campagne sans avoir les ennuis de l’établissement et du déménagement.