Lettres parisiennes/Année 1841/15

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1841

LETTRE QUINZIÈME.

L’observation involontaire. — La femme à prétentions. — La femme inconnue. — La femme à la mode. — La femme sensible. — La femme rousse. — La femme exquise.
29 juin 1841.

Le métier d’observateur, quand on le fait en conscience, acquiert un charme puissant. D’abord il semble pénible, surtout aux esprits rêveurs ; car c’est un grand esclavage que l’observation ; on est très-fort dans la dépendance de ceux qu’on regarde. Pour rêver, il suffit d’être seul, et l’on peut parcourir l’univers sans se fatiguer. Mais pour observer, il faut vivre au milieu du monde, il faut apprendre le langage des gens que l’on est destiné à peindre ; observer, ce n’est pas tout, il faut comprendre aussi les impressions que l’on a observées, et c’est là ce qui devient attachant par la difficulté. Les premiers jours on étudie par devoir, avec indifférence ; mais on fait une piquante découverte… et bientôt à l’indifférence succède la curiosité ; enfin on pénètre un mystère, et la curiosité devient de l’intérêt. Alors tous les objets se transforment : les fleurs de ce vase, les plis de ce rideau, ce tableau et ce chevalet ne sont plus des ornements insignifiants de la demeure, ce sont des indices de goûts, de manies ou de prétentions ; ce bonnet élégant, ce ruban coquet, ne sont plus seulement une parure, ce sont des symptômes d’attente, ce sont des aveux ; ces meubles martelés, ces sonnettes cassées, ces livres, déchirés, ces tabourets effondrés, ces marbres écornés, ne sont plus seulement les tristes débris d’un ex-mobilier, ce sont aussi des traits de caractère : tous ces infortunés sont morts d’une mort violente ; on le voit, chacun d’eux vous dénonce une colère habituelle. Or vous comprenez que la moindre visite devient amusante chez une personne dont la parure est indiscrète, et dans une maison dont le mobilier est accusateur. Ce n’est plus madame une telle qu’on va voir, c’est un type qu’on va étudier, c’est un livre dont on va parcourir un chapitre, c’est quelquefois un roman dont on va lire la plus belle page, c’est souvent aussi une comédie qu’on va voir jouer ; mais ce n’est plus du tout une visite… voilà pourquoi c’est si amusant.

N’allez pas croire cependant qu’on parte avec l’intention de tout observer ainsi froidement ; on serait insupportable si l’on n’allait visiter les gens que pour les faire poser, comme des modèles, et d’ailleurs on ne découvrirait rien du tout. On se trompe presque toujours quand on regarde exprès ; on ne devine rien là où l’on est venu pour deviner. On apporte trop d’idées personnelles, trop de préventions étrangères, et l’on perd ce qui fait qu’on devine bien, c’est-à-dire la fraîcheur de la première impression. Non ; pour recueillir de bonnes observations, il faut observer sans effort et presque involontairement, par instinct, par routine, comme les peintres étudient la nature, malgré eux, sans y penser ; il ne faut pas chercher les effets, il faut se fier à eux du soin de vous frapper eux-mêmes ; et ce n’est que plus tard, quand on se rappelle ce qu’on a vu, que l’on peut entreprendre de l’expliquer ; car dans la science observatrice, le souvenir est plus intelligent que le regard.

Depuis quelque temps, nous avons fait bien des visites. Cherchons donc la vérité dans nos souvenirs.

Visite du matin. Premier souvenir : la femme à prétentions prise au gîte. — Elle vient de rentrer, elle descend de cheval à l’instant même ; la pluie l’a forcée de revenir plus tôt qu’elle ne le voulait. — Madame est à sa toilette ; elle vous fait prier de l’attendre un moment dans le salon. — C’est là qu’il vous est facile d’étudier cette femme exceptionnelle : dans son beau salon, toutes ses inanités sont exposées au grand jour ; c’est le musée de ses prétentions. Ce vaste salon tout d’abord vous révèle un des chagrins de celle qui l’habite ; il est superbe, mais il a le tort d’être unique, ce qui est un grand tort pour un salon de notre époque ; une femme élégante qui n’a pas de second salon est inévitablement une femme malheureuse ; on sait cela. Mais quand on a le bonheur d’avoir encore son père, il faut se résigner à quelques privations ; un parent de plus, c’est une chambre de moins. Toutefois, avec de l’intelligence, il est facile de faire d’une pièce immense un petit parloir artiste et sentimental ; il suffit pour cela de l’encombrer, d’y entasser à l’envi fauteuils, canapés, chaises longues couvertes d’oreillers, tables à ouvrage, tables à écrire, jardinières, meubles de Boulle, paravents, — surtout paravents, — et l’on arrive à composer non pas précisément un boudoir mystérieux, mais une sorte de magasin intime où l’on peut causer de toutes choses confidentiellement. D’abord, chacune des fenêtres est condamnée — sans calembour — à exprimer une passion. Celle-ci est voilée d’un rideau vert ; devant elle se trouvent une table à dessiner, un chevalet, une boîte à couleurs, agréables objets destinés à trahir un amour malheureux pour l’art de Zeuxis et d’Apelles. Celle-là est consacrée aux sciences ; elle est obstruée par un immense bureau couvert de cahiers, de livres, de dictionnaires menaçants, de médailles et antiquailles, le tout arrangé dans le plus ingénieux désordre. Sur une feuille volante sont tracés au hasard quelques mots d’une écriture orientale quelconque ; on les a griffonnés sans intention, en essayant sa plume et avant de prendre sa leçon d’arabe, ou en attendant son maître de chinois : car les langues de cette espèce sont celles qu’on aime le mieux avoir l’air d’apprendre ; elles ont un grand avantage, elles laissent supposer qu’on sait toutes les autres. Étudier l’italien, l’anglais, l’espagnol ou l’allemand, cela ne dit pas qu’on sache le chinois ; mais étudier le chinois, c’est avouer qu’on sait au moins l’italien, l’anglais et l’allemand ; et d’ailleurs, quand il s’agit de faire semblant d’apprendre une langue, il n’en coûte pas plus de faire semblant d’apprendre le chinois. En fait de ruse, les ménagements et les économies sont des duperies.

La troisième fenêtre est un correctif de celle-ci ; elle est destinée au rôle gracieux, elle est chargée de rappeler les séductions de la femme, son adresse, sa délicatesse, sa coquetterie, son habileté aux travaux de Minerve, sa patience et son bon goût ; tout cela s’exprime par un métier à broder orné (orné est le mot) d’une belle chaise en tapisserie commencée par mademoiselle Gérard ou mademoiselle d’Hauterive, et que certes la maîtresse de ce salon n’achèvera pas. Un panier à ouvrage dont le couvercle est toujours béant, des écheveaux de soie impitoyablement exposés à l’air et à la poussière, sont priés de dénoncer un travail récemment interrompu ; mais si vous soulevez le taffetas vert qui protège ce bouquet naissant, vous reconnaîtrez que ces belles fleurs sont intactes, et que celle qui menaçait d’éclore la première ne s’est pas encore épanouie depuis un an. Il n’y a que les femmes qui ne travaillent jamais qui laissent en leur absence traîner leur panier à ouvrage, leurs soies et leur tapisserie ; les véritables ouvrières, avant de sortir, ont grand soin de serrer toutes ces choses, et cela se conçoit : comme elles travaillent, elles n’ont pas besoin de faire semblant de travailler.

Dans le milieu du salon, sous le lustre, se trouve un grand piano à queue. Cet instrument parfait d’Érard ou de Pleyel est destiné non-seulement à encombrer le salon, mais encore à dévoiler ou plutôt à dénoter une violente passion pour la musique. Sur le pupitre, toujours dressé prétentieusement, s’étale un morceau impossible de Thalberg ou de Listz, les variations sur la Prière de Moïse ou le Galop infernal ; puis çà et là sur le piano voltigent des airs de musique prétendue étrangère, la romance de la Juive, paroles allemandes ; les boléros de la Muette de Portici, paroles espagnoles ; les chants écossais de la Dame blanche, paroles italiennes. Si vous ne vous croyez pas chez une excellente musicienne en voyant cela, vous n’êtes pas connaisseur, monsieur.

Toute la partie de l’appartement qui entoure la cheminée est consacrée à la littérature ; on admire la bibliothèque choisie, les poëtes d’affection, les livres de piété. La cheminée représente l’Académie française ; le reste du salon représente les autres classes de l’Institut : la classe des Beaux-Arts, des Inscriptions et Belles-Lettres, etc. C’est complet. Cette agréable retraite ne laisse rien à désirer, si ce n’est pourtant la maîtresse de la maison : elle se plaît un peu trop à vous faire attendre dans ce séjour flatteur qui raconte si bien tous ses talents. Enfin elle paraît. Sa première parole confirme une de ses prétentions de vous déjà connue ; et cette première parole, qui est une impolitesse mitigée de pédanterie, vous met à la porte naïvement. Vous saluez avec grâce et vous dites : « La pluie a dérangé vos projets de promenade ; j’en suis bien heureux, madame… mais je crains que vous n’en soyez doublement contrariée… — Moi ! j’en suis enchantée, » dit-elle d’un petit air espiègle. Ce début vous semble assez aimable ; mais elle continue : « C’est mon père qui m’avait forcée de sortir, ce qui me désolait. Figurez-vous que j’ai reçu ce matin, de Dresde, un roman nouveau du célèbre Flibbertiggibbet-Hauzen (ce nom demande à être prononcé très-vite, l’h est plus qu’aspirée, elle est exaspérée), et je me réjouissais de passer ma journée toute seule, à le lire, là sur mon canapé, bien tranquillement… » Le congé est positif, vous profitez de cette impolitesse pour vous retirer : « Madame, dites-vous, je ne veux pas retarder plus longtemps le plaisir que vous espérez d’une si charmante lecture, je vous laisse tout entière au célèbre Flibustiergilbergobsom… » Vous partez. Dans l’escalier, vous rencontrez un de vos amis ; vous lui dites tout bas : « Je t’en préviens, tu vas trouver madame de *** occupée à lire un roman qui arrive de Dresde. — Ah ! je parie bien que non, reprend l’insolent moqueur ; elle ne me parle jamais allemand à moi, et pour cause. — Tu sais donc l’allemand ? — Oui ; mais j’ai l’oreille fausse, je ne danse pas en mesure : elle va me parler musique ! »

Deuxième souvenir : la femme inconnue. — « Madame la marquise de Cherville ? — Elle est sortie. — Madame la comtesse Édouard de Cherville ? — Elle vient de sortir aussi. » Vous préparez vos deux cartes ; mais on ajoute : « Madame la baronne de Vallange est chez elle. » Vous voilà pris. Vous n’osez dire : « Je ne me soucie pas du tout de voir celle-là !… » C’est une des filles de la maison, la dernière mariée, petite personne insignifiante s’il en fut jamais ; mais enfin tous devez être poli pour elle, et vous vous résignez. Vous entrez dans l’antichambre ; un vieux maître d’hôtel, à votre aspect, se lève et vient à vous. « Madame de Vallange ? » Vous espérez encore qu’il va vous répondre que madame la baronne n’est pas visible. Au lieu de cela, il vous regarde avec étonnement. « Mademoiselle Louise ?… » dit-il ; puis il reprend : « Madame la baronne est dans le salon. » Et le brave homme, en redressant sa taille courbée, le sourire sur les lèvres, le regard joyeux, vous annonce à haute voix en ouvrant les deux battants de la porte du salon. Quelle bienveillance dans cet accueil du vieux serviteur ! Comme il vous sait bon gré de venir visiter sa jeune maîtresse que tout le monde dédaigne parce qu’elle est naïve et timide, mais que lui préfère à toutes ses sœurs et belles-sœurs, parce qu’elle est douce et généreuse et qu’il l’a vue naître. Louise n’est pas dans le salon ; elle est dans son cabinet de travail, à son piano ; elle chante ; vous vous arrêtez pour l’écouter. Sa voix éclatante et pure vous émeut ; vous cherchez à deviner de qui est l’air qu’elle chante ; mais c’est un air nouveau, d’une mélancolie ravissante, et que vous n’avez jamais entendu.

Après le premier couplet, vous ne pouvez vous empêcher de vous écrier : « Quelle voix charmante ! » Louise aussitôt vient à vous ; votre exclamation la fait rougir ; ses traits sont animés ; elle est si jolie, que d’abord vous ne la reconnaissez pas. « Madame, dites-moi, je vous prie, qui a fait la musique de cette romance ? elle est admirable. — C’est… vous trouvez ?… c’est un jeune compositeur. — Son nom, madame, je vous en conjure ? — Mais… je ne… le sais pas ; c’est un amateur. » Louise rougit encore, car elle ment… Vous le voyez, et vous dites avec assurance : « Cette romance est de vous, madame ! Pourquoi n’en pas convenir, vous ne m’apprendrez rien ; on m’a déjà dit que vous composiez des airs charmants. — Charmants ! non ; je m’amuse seulement à chercher des chants pour ma voix. Mais qui a pu vous dire ?… — Mesdames vos sœurs. — Oh ! mes sœurs ! c’est impossible, elles ne s’en doutent pas ! je me cache d’elles. Ah ! si elles savaient que je griffonne de la musique, elles m’appelleraient Corinne, elles se moqueraient de moi, elles diraient que je fais l’artiste ; de grâce, ne leur en dites jamais rien. — À une condition, c’est que vous chanterez encore cet air si joli… »

Louise, confiante et gracieuse, se remet au piano.

Alors vous la regardez, et elle vous paraît plus que belle. Vous découvrez qu’elle a des yeux charmants, un teint superbe, des dents d’une blancheur éblouissante ; ses doigts, un peu maigres, sont parfaitement bien faits ; ses ongles, transparents et roses, révèlent une noble nature ; sa taille est élégante et gracieuse. En l’écoutant, vous vous demandez comment il se fait que depuis trois ans vous évitiez de lui parler ; vous ne comprenez pas qu’il vous ait fallu tant de temps pour la trouver adorable. Cette petite Louise obscure et dédaignée est tout simplement la femme la plus séduisante que vous ayez jamais rencontrée ; elle devine combien elle vous plaît, et par reconnaissance elle cherche encore à vous plaire ; c’est la première fois qu’elle ose être aimable, cette pauvre enfant, et elle veut vous remercier du courage que vous lui donnez. Peu à peu, elle vous explique tout ce qu’elle appelle ses défauts ; bientôt vous avez le secret de son malheureux caractère : elle a peur de sa mère, elle a peur de ses quatre sœurs, elle tremble devant son beau-frère. Dans la maison, tout le monde se moque d’elle. Quand elle chante avec expression, sa mère lui dit qu’elle fait des mines et qu’elle a l’air d’une actrice ; quand elle risque une robe à la mode nouvelle, son beau-frère lui dit qu’elle fait la lionne et que c’est de très-mauvais goût ; quand elle essaye de causer dans le salon et de rire avec quelques amis, ses quatre sœurs se regardent avec étonnement et l’une d’elles s’écrie : « Ah ! Louise qui se lance !… » Aussi elle ne chante jamais, elle ne porte que les vieilles robes de son trousseau, et elle ne parle à personne. « Je vous assure, monsieur, ajoute-t-elle avec un gracieux et malin sourire, qu’il est bien difficile de paraître aimable dans une nombreuse famille… » Vous répondez quelque chose de très-joli, et vous la quittez pour aller raconter par la ville comment vous avez découvert que cette pauvre petite baronne de Vallange, que l’on croit si maussade, est une des femmes les plus distinguées de Paris ; ce qui est une grande faute : il faut garder pour soi de semblables découvertes. Tout Christophe Colomb doit redouter un Améric Vespuce.

Troisième souvenir : la femme à la mode. — Vous avez du bonheur ce jour-là ; vous trouvez tout votre monde, et, par un hasard inappréciable, ces femmes élégantes si entourées sont seules chez elles, ce qui vous permet de provoquer leurs confidences adroitement. Vous voilà donc chez madame la vicomtesse de T… Oh ! cette femme-là n’est point une beauté méconnue : c’est la reine de tous les salons, c’est l’astre de toutes les fêtes ; on l’admire, on l’adore, on l’aime, on l’envie ; elle est jeune, elle est riche, elle est libre sans être veuve, ce qui est le comble de la liberté. Son mari est un vieux fou qui l’a quittée pour une danseuse américaine et qui voyage éternellement sans s’arrêter, semblable au Juif errant, et l’épouse du Juif errant est certes la femme la plus libre. On vous dit que madame la vicomtesse est dans son jardin. Vous descendez les marches du perron et vous suivez doucement une mystérieuse allée. De loin, à travers les arbres, vous apercevez la belle Stéphanie ; les plis de sa longue robe de taffetas lilas glacé à reflet d’or ondoient sur le gazon ; elle est assise près d’une table de bois rustique ; un livre ouvert est devant elle, mais elle ne lit pas ; ses coudes sont appuyés sur les pages du livre comme sur un coussin, et son visage est caché dans ses mains. « Madame… » dites-vous. — Aussitôt elle relève la tête, et vous restez muet d’étonnement en voyant que son beau visage est baigné de larmes. Elle s’efforce de vous sourire et se hâte d’essuyer ses yeux. Mais ses larmes coulent trop abondamment pour pouvoir se sécher si vite ; elle garde un moment le silence, puis elle vous demande pardon de pleurer. Vous êtes troublé à votre tour ; vous ne vous attendiez point à trouver cette charmante mondaine dans un si grand désespoir. « Avez-vous reçu quelque triste nouvelle ? lui demandez-vous. — Non, dit-elle ; quand je suis seule je pleure bien souvent sans sujet. N’y faites pas attention. — Vous, pleurer ! vous dont l’existence est si brillante ! — Brillante peut-être, mais pas heureuse. — Vous êtes si belle et si aimée ! — Aimée d’amour, n’est-ce pas ? Eh ! croyez-vous donc que l’amour soit le bonheur pour une femme ? L’amour, ce n’est qu’un moment dans la vie, un rêve, et quelquefois un rêve douloureux. Les seules affections véritables pour une femme, ce sont les affections de famille : c’est une mère, ce sont des sœurs qui l’entourent de soins ; c’est un mari qui la protège, ce sont des enfants qui la chérissent. Les femmes envient ma liberté, et moi je la maudis ; cette liberté fait mon supplice : ce n’est pas de l’indépendance, c’est de l’isolement, c’est de l’abandon ! Si vous saviez comme je m’ennuie d’être toujours seule dans cette maison, de n’y laisser personne quand je sors, de n’y retrouver personne quand je rentre, de n’entendre aucun bruit, de penser que cette porte ne peut s’ouvrir que pour une visite, de vivre toujours avec des étrangers ; car l’homme le plus aimé, le plus digne de l’être, pour une femme qui n’a pas le droit de l’aimer, n’est jamais qu’un étranger… Hélas ! un mariage, un autre amour, peuvent en faire un ennemi… Ah ! si vous saviez combien ma vie est triste et désenchantée, vous ne seriez plus étonné de me voir pleurer et vous auriez pitié de moi… »

En écoutant ces aveux, vous cherchez par quelles douces paroles vous pourrez consoler un si profond chagrin ; mais vous ne trouvez rien à dire et vous restez confondu. Heureusement, la jeune femme, poursuivant son idée, reprend son mélancolique refrain : « Oui, continue-t-elle en soupirant, pour les femmes, il n’y a de bonheur que dans la vie de famille. » Ce mot vous éclaire ; vous ne pouvez vous empêcher de sourire et vous vous écriez : « Ah ! si madame de Vallange vous entendait, que dirait-elle ? — Est-ce qu’elle dit quelque chose, cette petite niaise ? reprend la belle Stéphanie d’un air dédaigneux. — Elle dit que la vie de famille est un enfer (vous exagérez pour mieux consoler) ; elle dit qu’en famille on ne peut pas être aimable ; elle dit que sa mère la gronde quand elle chante bien ; que si elle cause avec des jeunes gens, ses sœurs crient qu’elle se compromet et que sa réputation est perdue ; elle dit que son mari la tyrannise, que son beau-frère la persécute, qu’on lui défend d’être gaie, d’aller au spectacle et de s’amuser ; qu’on la condamne à ne porter jamais que de vieilles robes et de vieux bonnets ; qu’on exige enfin qu’elle paraisse laide et stupide pour cacher qu’elle est spirituelle et jolie ! — Ah ! monsieur, c’est une existence affreuse que celle-là ! — Oui, madame, c’est ce qu’on appelle la vie de famille. — Je mourrais s’il me fallait supporter tous ces ennuyeux. — Eh bien, madame, songez un peu à cette pauvre jeune femme quand votre solitude vous paraîtra trop cruelle ; cette pensée vous consolera. — Ah ! me voilà déjà consolée. Venez me parler d’elle souvent… »

Quatrième souvenir : la femme sensible. — « Madame ne reçoit pas. — En effet, on a mis de la paille sous ses fenêtres. — Elle est donc malade ? — Madame est pis que malade, dit le portier ; elle est au désespoir et au lit depuis deux jours. — Elle a perdu son père ? — Non. — Son mari ? — Non. — Son enfant ? — Non, monsieur ; elle a perdu cinq cent mille francs dans une faillite ; elle en est inconsolable. — Et elle fait mettre de la paille sous ses fenêtres parce qu’elle… — Ah ! monsieur, ça se comprend : madame est obligée de supprimer sa voiture, elle ne peut plus entendre le bruit d’une voiture sans avoir des attaques de nerfs. On va vendre aussi la maison ; je ne sais pas si le nouveau propriétaire nous gardera… » — Rassurez-vous, brave portier ; votre maîtresse ne vendra pas sa maison ; elle retrouvera sa fortune de manière ou d’autre : une femme qui fait mettre de la paille sous ses fenêtres le jour où elle se croit ruinée ne mourra jamais sur la paille… $O Job ! que pense de ce fumier vaniteux ton fumier sublime ?

Cinquième souvenir : la femme rousse. — On vous annonce, vous entrez d’un air dégagé et vous tombez par terre en renversant une chaise et en brisant plusieurs jouets d’enfant : un petit porteur d’eau avec sa charrette et son cheval, un rémouleur avec ses petits couteaux, un mouton de carton qui bêle et vous accuse ; par bonheur, l’étourdi possesseur de ces charmantes choses n’est pas là ; il les a laissées sur le tapis, et certes vous n’êtes pas coupable de ne les avoir pas vues : il règne dans ce salon l’obscurité la plus complète. La maîtresse de la maison vous dit bonjour, et sa voix vous guide vers elle à travers mille écueils sous la forme de fauteuils. Enfin votre main a touché le marbre de la cheminée, c’est un point d’appui, vous ne le perdrez pas ; vous regardez autour de vous. — Nuit profonde… Personne ! vous ne distinguez que la maîtresse de la maison à cause de sa robe blanche. — Vous la croyez seule, et vous vous dites : Toutes les femmes sont solitaires aujourd’hui !… Ne vous y fiez pas. « Eh bien, dit-elle, vous êtes allé hier au bal chez l’ambassadrice de *** ? — Oui, madame, j’y étais. Il est arrivé une aventure bien désagréable à madame de Tillard ! — Qu’est-ce qui m’est donc arrivé, monsieur ? » s’écrie au même instant une voix aiguë… Ô perplexité ! elle est là, madame de Tillard ! — Et vous ne l’aviez pas vue, et vous ne la voyez même pas encore, parce que… parce que les jalousies sont fermées, les stores sont baissés, les rideaux sont croisés, parce que dans ce maudit salon il fait nuit et qu’on n’y voit pas la nuit ; mais aussi pourquoi ces ténèbres, pourquoi madame de ***, qui est jeune et belle, s’environne-t-elle d’ombres comme une vieille coquette fanée ? — Pour vous paraître toujours blonde. — Elle n’est donc pas blonde ? — Non, elle est rousse. — Mais il y a des cheveux roux d’une teinte superbe que les peintres estiment beaucoup. — Les peintres, mais pas les coiffeurs ! et vous savez bien qu’en fait de beauté ce ne sont pas les artistes qui donnent la mode, ce sont les couturières et les coiffeurs. — C’est vrai ; mais que vais-je répondre à madame de Tillard ? Une bêtise ! c’est l’usage. On ne répare jamais une maladresse que par une bêtise, et vice Versailles, comme dit la dame aux sept petites chaises.

Sixième souvenir : la femme exquise. — Étourdi par cette épreuve terrible, vous sentez le besoin de vous calmer ; vous rentrez chez vous, vous dînez pour reprendre quelques forces, et le soir vous faites encore une ou deux visites avant d’aller au dernier concert de madame M…, ou bien au dernier lundi de madame de D… Vous arrivez à huit heures chez la femme exquise ; vous montez un bel escalier de pierre couvert d’un tapis très-doux, un escalier idéal, non pas une sorte d’escalier d’église, vaste, humide, sonore comme l’escalier d’un palais, non pas une échelle tortueuse et maniérée comme l’escalier d’une petite maison ; un escalier modèle, dans les proportions les plus confortables. Au moment où vous mettez le pied sur le palier, la porte de l’appartement s’ouvre ; un valet de chambre idéal vient à vous : il est vêtu de noir et il a parfaitement bonne façon ; il n’a pas l’air ébouriffé d’un maître d’italien à gros favoris, il n’a pas l’air insolent d’un Frontin de comédie, il n’a pas l’air dégagé d’un prince polonais, il n’a pas non plus l’air officieux d’un domestique de place ; il a l’air d’un valet de chambre de bonne maison. Vous traversez un joli salon arrangé d’une manière charmante. Dans ce salon il y a des tableaux, mais sur les murs ; il n’y en a pas sur les chaises. Il y a aussi des porcelaines, mais raisonnablement ; les étagères ne rivalisent point avec les magasins de Toy ni avec ceux de l’Escalier de cristal, et puis il n’y a que des objets de prix, rien qui sente le colifichet et le joujou. Ni poussah ni magot monstrueux, rien qui doive impressionner les femmes grosses. Vous entrez dans le grand salon, un salon idéal, vaste mais point immense, riche et point somptueux, un salon dans lequel on peut donner une fête et dans lequel on peut se tenir tous les jours ; il n’affecte aucun souvenir historique, il ne vous parle d’aucun roi de France, ni de Louis XIII, ni de Louis XIV, ni de Louis XV. C’est un salon d’aujourd’hui, fait pour être habité avec les mœurs et les gens d’aujourd’hui. Et cependant il n’est pas à la mode, les caprices du moment n’ont présidé en rien à sa disposition. On n’a choisi pour l’orner que des choses qui sont toujours belles, qui sont toujours commodes, qui sont toujours de bon goût. La maîtresse de la maison, assise sur son canapé, est entourée de plusieurs amis ; c’est la maîtresse de la maison idéale : tout est parfait dans ses manières, point d’empressement affecté, point de dignité préméditée ; sa politesse n’est ni flatteuse ni caressante ; elle ne s’agite point, elle ne se récrie point ; elle est calme sans être froide, bienveillante sans être doucereuse. Elle s’occupe de vous gracieusement, mais pas exclusivement ; elle n’abandonne point pour vous les premiers venus, car s’occuper uniquement de celui qui arrive, c’est l’engager à s’en aller tout de suite, c’est lui faire sentir qu’il a dérangé une causerie intéressante qu’on a hâte de reprendre après son départ. Au contraire, elle vous initie à la conversation générale, et son influence est telle, que chacun de ses amis semble vouloir aussi l’aider à vous accueillir. Dans un coin du salon, auprès d’une table ronde, deux belles jeunes filles sont occupées à broder ; elles sont aussi les sœurs idéales, elles se ressemblent, elles sont mises de même, elles ont le même regard, le même sourire, la même manière d’être aimables, la même manière d’être jolies. C’est l’attelage le plus parfait de la blonde déesse dont le char ailé était traîné par des jeunes filles. Qu’elles sont gracieuses, élégantes et distinguées ! Elles ne parlent point, mais leur sourire intelligent dit qu’elles écoutent ; elles ne font point valoir leur beauté par des poses artistiques et inspirées, mais leur rougeur, quand on les regarde, prouve qu’elles sentent qu’on les admire. Ce sont bien là les dignes filles de la femme exquise ; car le complément de la perfection de cette femme comme il faut par excellence, c’est l’éducation idéale qu’elle a su donner à ses enfants.

Septième souvenir : la femme politique. — C’est une des variétés de la femme exquise, ou plutôt c’est la femme exquise sans enfants, cherchant dans les passions de la pensée un intérêt à sa vie. Ce n’est peut-être pas précisément la politique qu’elle aime ; ce sont les esprits supérieurs qui, au nom de la politique, se rassemblent chez elle. Elle n’a ni le goût de l’intrigue ni la vanité du crédit ; mais elle rêve l’influence, parce que c’est ce qu’il y a de plus difficile à conquérir et cependant ce qui coûte le moins de peine à posséder ; il ne faut pour cela que du tact et de l’esprit, deux choses qui ne s’acquièrent ni ne se perdent. Influence, pouvoir mystérieux comme tous les pouvoirs, qui se compose d’expérience, de patience, d’instinct, de coquetterie et d’affection ; chaîne invisible avec laquelle on lie les intérêts les plus contraires, les ambitions les plus hostiles ; chaleur intellectuelle qui fait mûrir tous les projets ; force irrésistible qui a tous les dehors de la faiblesse. Heureuse la femme qui te possède, et qui, te respectant comme un trésor du ciel, ne t’emploie jamais que dignement et pour de nobles intérêts !

La moralité de ce feuilleton, c’est qu’il n’y a rien de nouveau à Paris ; nous n’avons rien à vous dire, si ce n’est un mot de la dame aux sept petites chaises. Vous savez comment elle parle anglais, vous savez comment elle parle métaphysique, comment elle parle politique ; voici maintenant comment elle parle musique. Elle revenait un soir d’un concert d’amateurs. « Eh bien, lui demande-t-on, avez-vous entendu de bonne musique chez madame de P… ? — Non vraiment, dit-elle d’un petit air dédaigneux, c’était fort mauvais ; ils ont chanté un nocturne, puis encore un nocturne, et comme ils allaient commencer à chanter un troisième octurne, j’ai perdu patience et je me suis en allée. »

Cette femme-là est charmante ; on n’est pas plus aimable ; elle est à la fois naïve et pédante, c’est la perfection.