Lettres parisiennes/Année 1841/17

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1841

LETTRE DIX-SEPTIÈME.

Paris, le 15 juillet. — L’hiver est la saison de l’hypocrisie ;
l’été, c’est la saison des vérités.
18 juillet 1841.

C’est un phénomène des plus étranges, que nous n’avions jamais remarqué. Avant-hier, pour la première fois de notre vie, nous avons été appelé à l’observer, et nous ne sommes pas encore revenu de notre étonnement. Paris, le 15 juillet, est un séjour fantastique s’il en fut jamais. Les gens qui habitent ce séjour sont des êtres sans nom, qui n’appartiennent à aucun pays, à aucune nation, à aucune classification ; ce ne sont pas des Parisiens, ce ne sont pas des provinciaux, ce ne sont pas des étrangers ; ils n’ont ni l’élégance de ceux-ci ni l’originalité de ceux-là ; ce sont des figures qui n’ont aucune espèce d’expression, des tournures qui n’ont aucune espèce de caractère. Chose inexplicable ! ces gens, qu’on n’a jamais vus à Paris, ne semblent pas du tout surpris de s’y trouver ; ils ne regardent rien, ils ne se regardent même pas entre eux, et cependant il est impossible de les apercevoir sans se récrier et de les contempler sans rire. Leur figure ne ressemble en rien à celle des autres mortels, ils ont des cheveux plantés tout de travers : leur tête est un champ d’épis (style de coiffeur) ; leurs yeux, à demi fermés, sont sans regard et d’une couleur inconnue ; leur front n’existe pas ; leur nez est ineffable… rien ne peut donner une idée de la forme de ces nez-là, ils ne finissent jamais comme ils commencent, ils n’appartiennent jamais au visage qu’ils embellissent ; ce sont des nez de rapport maladroitement attachés et malheureusement assortis. Leur bouche est indolente et lourde : on devine que ces lèvres-là n’ont jamais parlé ; leur menton est invisible : toujours il est caché, quelle que soit sa condition. Le mari l’anéantit dans le nœud de sa cravate, la femme l’absorbe dans les brides de son chapeau. Leur teint varie du jaune-soufre au brun de la peau de Suède. Leur manière de marcher est fabuleuse : on dirait à chaque instant qu’ils vont tomber et que le pas qu’ils essayent sera leur dernier pas. Cette façon de poser le pied a quelque chose de timide et de prétentieux qui tient à la fois du somnambule et du funambule. Quant à leur parure, elle est d’une originalité qui va jusqu’à l’insolence et d’une indépendance qui va jusqu’à l’insurrection. Dans une saison ordinaire, on ne pourrait passer sur les boulevards impunément avec de pareils costumes. L’autre jour, nous avons vu un certain chapeau-turban feu et rose orné de plumes rouges qui, sans aucun doute, aurait fait émeute un jour de printemps. Eh bien, il n’obtenait pas un sourire ! C’est qu’il n’y avait là personne qui fût en état de le juger et de le comprendre. Les femmes qui le regardaient méritaient de le trouver joli, tant elles étaient elles-mêmes bizarrement accoutrées. Jamais nous n’avons rien rencontré de semblable. Quelles combinaisons ! quelles alliances ! quelles inventions ! Quelle puissance d’imagination il a fallu pour composer toutes ces parures, et quelle supériorité de caractère il faut avoir pour les porter ! Le mois de juillet seul enfante de tels prodiges. Les modes de l’été seules permettent de tels efforts. Que de vieux chiffons ont revu le jour, sous prétexte d’écharpes légères ! Que de rideaux brochés ont retrouvé le droit de voltiger en prenant le doux nom de voile ! mais aussi, que de pauvres fauteuils ont vu leurs bras dépouillés de franges pour satisfaire à ce besoin de passementerie, qui se fait si généralement sentir en ce moment chez toutes les couturières ! Comme on reconnaît bien que c’est le soleil qui inspire les esprits ! En fait de parure comme en toutes choses, on a bien plus d’idées l’été que l’hiver. Quand il fait froid, que peut-on inventer de coquet ? rien ; on se cache sous un manteau, c’est tout ce que l’on peut faire. Mais quand on croit qu’il fait chaud, on est poursuivi de mille rêves enchanteurs ; on prépare de grands effets, on évoque toutes sortes de friperie ; on taille, on coupe, on rassemble, on sépare mille objets, étonnés de se quitter ou de s’unir. Grâce à la mode des manches courtes, les plus vieilles robes sont les plus parées ; grâce à la fantaisie des spencers, il n’est plus de douillette fanée qui n’ait encore un avenir. Le canezou est une belle fin pour une jupe d’organdi qui a eu des malheurs…. Mourir autour d’une capote, pour une pèlerine de tulle éraillé, c’est bien mourir !… Oh ! que les parures inspirées par les caprices de l’été sont ingénieuses et variées ! Dans ces deux seuls jours de promenade nous avons remarqué ces trois choses étourdissantes :

Un spencer de gros de Naples lilas, garni de franges vertes, sur une robe de mousseline de laine bleue garnie de franges noires ; — une écharpe écossaise faite avec des rubans de toutes nuances cousus ensemble ; — des guêtres de coutil sur des pantoufles en tapisserie.

Nous ne parlerons pas des bouquets fantastiques et menaçants, aux fleurs nerveuses, au feuillage convulsif, qui se voient sur toutes les têtes pendant la belle saison, plantes imaginaires qui viennent narguer les plantes véritables et qui composent ce qu’on appelle, dans le commerce, la flore de province ; ces étrangetés sont connues de vous : nous tenons seulement à constater le changement inouï qui s’est fait à Paris depuis quinze jours, afin que les étrangers qui s’y trouvent n’aillent pas s’imaginer de nous juger à jamais sur ce moment exceptionnel ; nous voulons seulement protester contre cette population inconnue qui n’est point parisienne et qui compromet Paris. Nous devons dire aussi que les Parisiens eux-mêmes, en cette saison de rêveries champêtres, ont des manières fort singulières ; les lois de l’étiquette sont complètement méprisées par les personnes les plus élégantes et les mieux élevées ; les gens qui se rencontrent s’appellent de loin par leur nom, se racontent tout haut leurs affaires, rient aux éclats en plein trottoir et affectent une confiance et un abandon qu’ils rougiraient de risquer en hiver ; ils font dans les rues et sur les boulevards un tapage qui fait s’arrêter les passants ; ils ont l’air d’une troupe de voyageurs français qui débarquent dans une ville étrangère ; la ville est à eux, ils n’y connaissent personne ; ils peuvent y faire mille folies anonymes ; il n’y a là ni M. un tel, ni madame de B…, ni mademoiselle T…, ni la petite baronne de S…, pour leur dire qu’ils sont ridicules : Paris désert leur appartient. Celui-ci ose sortir en veste de chasse, coiffé d’une casquette ; celui-là traverse plusieurs rues en robe de chambre pour aller savoir des nouvelles de son voisin ; cet autre lit en gesticulant une lettre qu’il vient de recevoir ; ce dandy mange bravement de belles poires qu’il vient d’acheter, et cette merveilleuse marchande effrontément un melon qu’elle emporte. Et l’on marche négligemment, et l’on se tient courbé en deux, et l’on jette les yeux autour de soi au hasard et sans coquetterie, et cette négligence et ce sans façon veulent dire : « Les personnes pour lesquelles je me contrains ne sont plus ici. » Regardez cette belle femme qui n’a pas même eu le soin de boucler ses blonds cheveux : comme elle paraît languissante ! comme son châle est mal mis ! comme le ruban de son chapeau est mal attaché ! Les lacets de ses brodequins sont dénoués, les boutons de ses gants sont défaits ; tout dans sa personne semble dire : « Il est parti depuis un mois, et je ne sais quand il reviendra. » Voyez derrière elle ce jeune fat ! Il oublie d’avoir l’air fat, il marche sans se dandiner, il a négligé de mettre son chapeau de travers, il a des gants noirs avec une cravate rose et il tient à la main un mouchoir déchiré ; toute sa personne semble dire : « Je n’ai plus besoin de me parer en séducteur et de me poser en jeune homme riche ; je ne rencontrerai ce matin ni héritière ni veuve à marier ; dans ce mois-ci il n’y a que des filles sans dot et des veuves sans douaire à Paris, »

L’hiver est la saison de l’hypocrisie ; mais l’été, nous l’avons déjà dit, c’est la saison des vérités, et ce serait une idée heureuse pour une personne méfiante qui désirerait connaître la sincérité d’un caractère, que de revenir ici après une courte absence et d’y rester quelques jours incognito. Rien qu’à voir marcher les gens que l’on voudrait observer, on devinerait leur véritable pensée, on saurait jusqu’à quel point ils se métamorphosent pour vous plaire ; on verrait enfin comment ils sont loin de vous et loin de ceux qu’ils ont intérêt à captiver. Cette épreuve serait terrible… Qui sait ?… peut-être que non : dans ce pays, où les prétentions gâtent le naturel le plus gracieux, on n’est jamais plus aimable que lorsqu’on ne cherche pas à l’être ; peut-être que c’est au contraire la peine que l’on se donne pour séduire qui empêche d’être séduisant ; cela expliquerait le plaisant désespoir de ce spirituel infortuné qui s’écriait un jour, en parlant de ses succès auprès des femmes : « Ah ! si la femme que j’aime pouvait me voir auprès de celles que je n’aime pas, comme elle me trouverait charmant ! Je ne suis jamais aimable que quand je ne veux pas plaire… j’ai du malheur ! »

Vers cinq ou six heures, Paris se réveille un peu, et quelques élégants daignent se montrer çà et là. Les personnes qui reviennent de la campagne, pendant la semaine, n’ont rien de champêtre dans leur conversation. « Qu’avez-vous fait ? — Nous avons joué au whist… » C’était bien la peine d’aller à la campagne pour ne goûter que ce plaisir-là ! On parle aussi de quelques accidents arrivés sur les chemins de fer par l’imprudence des voyageurs. Dernièrement, l’un d’eux s’obstinait à sortir la tête et le bras hors du wagon : « Monsieur, lui dit un employé, prenez garde ; le convoi de retour, en passant, peut vous heurter et vous broyer le bras ou la tête. — J’ai payé mes trente sous, dit le stoïque voyageur, j’ai le droit de faire ce que je veux ; vous n’avez rien à me dire… » Que voulez-vous qu’on fasse avec des voyageurs spirituels comme ceux-là ? S’il n’arrive pas plus d’accidents, c’est un miracle. Nous disions l’autre jour que notre éducation parlementaire n’était pas encore faite ; il nous semble que notre éducation industrielle est encore moins avancée. Que de temps et de malheurs ne faudrait-il pas avant de faire comprendre à ces orgueilleux indisciplinés que risquer sa vie par une imprudence stupide ce n’est pas du courage, et que se soumettre à un règlement intelligent et charitable ce n’est pas de la servilité ! C’est un beau défaut que la sottise, parce qu’il est bien incurable et bien complet. Vous dites à un sot : « Monsieur, faites attention, il y a un fossé dans ce chemin. » Il prend un air digne et vous répond : « Monsieur, je ne reçois d’avis de personne ! » — Va donc, mais n’oublie pas cette maxime : « Celui qui a refusé des avis demande bientôt des secours. » Ce pauvre pays est incorrigible. Ici tout le monde est fier d’être sot, et le sot le plus sot trouve encore un sot qui l’admire.