Lettres parisiennes/Année 1840/27

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1840

LETTRE VINGT-SEPTIÈME.

Impressions politiques. — Discours de M. Guizot, de M. Thiers, de M. Barrot, de M. Berryer, etc., etc. — Les marchands de bois et les bonnetiers écrivains politiques. — La politique de M. Thiers est de la poésie.
5 décembre 1840.

Les brillants orateurs de la Chambre ont seuls occupé Paris cette semaine. Nous avons voulu, nous aussi, juger de ces grands talents par nous-même ; nous avons entendu plusieurs de ces magnifiques discours, dont voici à peu près le résumé :

IMPRESSIONS POLITIQUES.

Premier discours de M. Guizot : Messieurs, la diplomatie est un jeu qui, comme les autres, exige de la probité. Or les diplomates de l’Europe, s’étant aperçus que l’honorable M. Thiers avait triché, n’ont plus voulu faire sa partie ; voilà pourquoi ils ont signé le traité du 15 juillet.

Discours de M. Thiers : L’honorable M. Guizot en impose à la Chambre. Je lui ai écrit une lettre que voici. Il m’en a répondu une autre que je ne vous lirai pas, mais qui vous prouvera qu’il a été un détestable ambassadeur. Quant au roi, je lui en veux mortellement pour m’avoir laissé partir lorsque je ne pouvais plus rester. Cependant j’ai fait pour lui ce que personne n’aurait osé faire, je lui ai donné des forts détachés !

Discours de M. Odilon Barrot : M. Thiers a voulu me porter à la présidence de la Chambre. Je veux faire quelque chose pour lui. Je n’ai rien à dire ; c’est égal, je parlerai trois heures. Je lui dois ça… Je donnerai aussi un gage à mon parti. Je ne dirai pas M. de Brunow, je dirai pruneau tout court… (Ici l’orateur est interrompu.) Je remercie l’auteur de cette interpellation, qui m’offre une occasion de me justifier. Oui, messieurs, cédant à un sentiment que tout homme éprouve dans sa jeunesse, en 1815 je me suis engagé comme volontaire royal ; mais je n’ai jamais fait partie des volontaires royaux.

Discours de M. Berryer : Messieurs, il est impossible que l’Europe n’ait pas voulu insulter un gouvernement qui me déplaît. Je m’entends avec M. Thiers et plusieurs dames pour le renverser… La voix me manque… je ne peux plus parler… mais je vais vous chanter la Marseillaise.

Discours de M. de Lamartine : Ce gouvernement n’est pas non plus très-fort de mon goût, mais des intrigants perdent mon pays, je veux du moins essayer de le sauver ; d’ailleurs, en fait d’honneur français et de gloire militaire, j’aime mieux m’en rapporter à un maréchal de l’Empire qu’à des avocats qui ne se sont jamais battus.

Discours de M. de Rémusat : Messieurs, je pourrais bien dire… mais…

Nous imiterons l’ex-ministre de l’intérieur dans sa cruelle générosité… nous ne dirons pas ce que nous pensons de la bonne foi de son discours.

Discours de M. Garnier-Pagès : M. Guizot ne vaut guère mieux que M. Thiers ; M. Thiers ne vaut guère mieux que M. Barrot, qui lui-même ne vaut guère mieux que les autres. Quant à moi, je reconnais que je ne suis bon à rien ; aussi je n’ambitionne d’autre pouvoir que celui de me moquer de tout le monde.

Dernier discours de M. Guizot : Je ne souffrirai pas que l’on dise aujourd’hui de la couronne ce que j’en ai dit moi-même il y a deux ans. On ne me pardonne pas d’avoir fait partie de la coalition. Eh bien, ni moi non plus. Ce souvenir me gêne à tout moment ; mais n’importe, il est de mon devoir de le repousser. Je ne laisserai point proclamer à cette tribune que le roi se mêle des affaires du pays. C’est une calomnie contre laquelle je dois protester. Le roi, messieurs, ne s’intéresse nullement à ce qui se passe dans son royaume. Il sait très-bien que, s’il est roi, c’est à condition de ne point régner. Jamais il ne s’oublierait au point de donner un avis dans le conseil ; il a laissé faire à M. Thiers toutes les fautes que vous savez ; il me laissera faire à moi-même toutes celles dont je suis capable. Dans le gouvernement de la France, le roi n’est rien, il ne peut rien, il n’est responsable de rien ; il est là seulement pour être assassiné. À nous le pouvoir, à lui les coups de fusil : chacun son métier. Vive la Charte !

Discours de M. Jaubert : J’ai subi autrefois l’influence de M. Guizot, je subis aujourd’hui celle de M. Thiers, mais je n’en suis pas moins indépendant ; la preuve, c’est que je suis violent et injurieux comme un homme qui se passionnerait de lui-même. J’ai fait faire par les travaux publics ce que j’ai fait pour ma fortune personnelle (savoir : une grande route, un canal et un chemin de fer qui conduiront à mes forges de Fourchambault, et qui ne me coûteront pas un sou) ; j’ai donné en cela un bon exemple. Un ministre des travaux publics ne doit pas négliger les travaux particuliers.

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Discours de M. Mauguin :

Air de Joconde.

J’ai longtemps parcouru le monde,
J’ai vu tous les États du czar ;
Je crois sa sagesse profonde,
Je ne parle point du hasard.
Messieurs, pour la gloire française,
Redoutez l’alliance anglaise.
Je viens, prévoyant le danger,
Pour vous conseiller d’en changer.

Je viens, je viens, prévoyant le danger,
Pour vous conseiller d’en changer.

bis.

Mineur :

Mais ce n’est pas de l’inconstance ;
Non, c’est plutôt de la prudence ;
Car des Anglais, sans vanité,
Je connais la sincérité.

Si je veux les quitter d’avance,
C’est pour n’en pas être quitté.

bis.

Je vous le dis, en vérité,
Je connais leur sincérité ;
Car…

La séance est levée.

Discours du lendemain :

J’ai longtemps parcouru le monde,
J’ai vu, etc., etc., etc.

Ce qui n’empêche pas le discours de M. Mauguin d’être un discours sérieusement politique. Si nous le comparons à une musique agréable, c’est qu’après toutes ces déclamations d’acteurs que nous avions entendues, après ces hurlements, ces rugissements de tribuns, la voix sonore et douce de M. Mauguin nous a fait l’effet d’une inappréciable harmonie ; point de cris, point de transports, point d’évanouissements, point de gestes périlleux et menaçants. L’assiette blanche du verre d’eau sucrée ne court aucun danger, nulle tempête oratoire ne la fera voler en éclats. C’est une vivacité intelligente qui vous entraîne sans vous épouvanter ; c’est un langage d’abord simple, qui s’élève naturellement avec l’idée ; c’est une éloquence de bonne compagnie ; enfin c’est quelque chose de très-nouveau à la Chambre : ce n’est pas un avocat qui plaide, un acteur qui déclame, un prédicateur qui prêche, un professeur qui pérore, un général qui harangue, un causeur qui bavarde, un bouffon qui grimace ; c’est, nous le répétons, quelque chose de nouveau à la Chambre, c’est un orateur qui parle.

N’oublions pas de dire que, dans cette mémorable discussion, tous les discours commençaient de même par ces mots : « Je viens mettre un terme à ces déplorables personnalités, etc., etc., » et finissaient tous de même par des personnalités déplorables. Ce début est effrayant, et cela doit être ; on ne sent le besoin de s’écrier : « À Dieu ne plaise que je veuille me permettre ici la moindre personnalité, » que précisément parce que l’on a quelque énorme personnalité à dire ; sans cela on ne parlerait pas du tout. C’est comme lorsqu’on dit : « Je ne rappellerai point telle et telle circonstance, » cela veut toujours dire : « Je vais vous rappeler cette circonstance dans tous ses détails. »

Autre piège oratoire : « Si je ne craignais de me servir d’une expression trop forte, je dirais… etc., etc… Alors on se permet une expression des plus violentes et des plus coupables ; mais on est retranché derrière un bastion, je dirais, donc je ne dis pas.

Autre piège non moins dangereux : « Je n’ai que quelques mots à faire entendre à la Chambre. » Quelques mots, cela signifie : « Je vais parler pendant deux heures sans désemparer. » Ce préambule est redoutable ; mais ce n’est rien encore. Voici qui est plus affreux, c’est quand l’orateur commence en disant : « Je n’abuserai point de l’attention de la Chambre… » Alors allez-vous-en tout de suite ; ceci veut dire : « Je me sens en état de parler quatre heures, et je ne vous ferai pas grâce d’un mot. » Vous êtes prévenu.

Il faut croire néanmoins que les séances de la Chambre ont bien de l’intérêt, puisqu’il y vient tant de monde et surtout tant de femmes. Et pourtant, une journée passée à la Chambre est une épreuve bien pénible. Dans les meilleures tribunes, comme on est mal assis, comme on y est pressé ! Que ces superbes colonnes ont des angles perfides ! que ces banquettes économiques ont des proportions inhospitalières ! Pour rester là immobile pendant six heures, il faut se parer bien orgueilleusement du talent de ses amis… ou jouir bien délicieusement du ridicule de ses ennemis ! C’est l’exaltation qui nous tient au fort des supplices. Ah ! pour supporter celui-là sans se plaindre, il faut aimer ou haïr.

On a remarqué que, les jours où M. de Lamartine et M. Berryer doivent parler, il y a dans chaque tribune trois rangs de femmes. C’était une belle séance, celle où l’on a pu entendre ces deux grands orateurs ; nous avons bien regretté de n’être pas au nombre des privilégiés. M. Berryer, plaisanterie à part, a été plus admirable et plus entraînant que jamais. M. Berryer est non-seulement un brillant orateur, c’est aussi un grand artiste en éloquence. Comme le véritable artiste, il s’émeut, il s’agite, il devient la proie de son idée ; il brûle, il frissonne, il tremble, la fièvre de l’inspiration le dévore. Pour lui la tribune est le trépied.

Après cette belle improvisation de prophète, M. de Lamartine a prononcé un beau discours d’homme d’État, et soudain messieurs les journalistes se sont mis à crier : Au poëte ! Est-ce que c’est bien spirituel d’appeler toujours un homme politique du nom de sa profession ? Si l’on en faisait autant pour vous autres, messieurs, que diriez-vous ? Si, par exemple, au lieu de vous traiter en publicistes, on vous désignait aussi chacun par votre ancien métier ; si au lieu de dire : « Le Courrier français croit que l’Europe nous a offensés, » on disait : « M. Léon Faucher, précepteur des enfants de M. Dailly, croit que l’Europe nous a offensés ; » si au lieu de dire : « Le National accuse l’empereur de Russie de vouloir envahir le monde, » on disait : « Les marchands de bois du National accusent l’empereur de Russie de vouloir envahir, le monde ; » si au lieu de dire : « Le Constitutionnel conseille à M. le prince de Metternich, etc., etc., » on disait : « Les bonnetiers du Constitutionnel conseillent à M. de Metternich, etc., etc., » est-ce que vous trouveriez cela de bon goût ? Non sans doute. Eh bien alors, pourquoi reprochez-vous toujours, tous les matins, à M. de Lamartine d’être un poëte, et pourquoi ne voulez-vous pas absolument qu’un poëte fasse de la bonne politique, puisque vous en faites bien, vous autres, de la politique, vous qui êtes des marchands de bois retirés, des bonnetiers découragés, des apothicaires désenchantés ! Vous a-t-on jamais contesté le droit de renverser les ministères et de bouleverser l’Europe ? Pourquoi donc alors refusez-vous le droit de discuter les questions d’État à un grand poëte, c’est-à-dire à un homme dont le métier est de sonder les cœurs, d’étudier l’histoire, d’éclairer les peuples, de juger les rois et d’interroger Dieu ?

Et, d’ailleurs, qu’est-ce donc que la politique que vous faites ? C’est de la poésie, et rien que cela. Votre patron, M. Thiers, qu’est-il lui-même en politique ? Un grand poëte, et voilà tout. Que cherche-t-il dans ses rêves de gouvernement ? des effets poétiques, toujours. Il envoie nos vaisseaux par delà les mers redemander au roc de Sainte-Hélène les cendres du grand empereur, afin que le héros des batailles, ramené en triomphe de la terre d’exil, puisse dormir sous le ciel de la patrie, entouré de ses vieux soldats. Est-ce une pensée politique bien sérieuse, cela ? Non. Mais c’est une idée poétique, pleine de grandeur.

Il fait construire un char monumental qui, promenant par la ville sa funèbre immensité, s’en va porter dans une tombe glorieuse la dépouille vénérée des victimes de Juillet. Le nom des héros est inscrit sur une élégante colonne du haut de laquelle s’élance le génie de la Liberté. Est-ce une pensée politique sérieuse, cela ? Non. Mais c’est une idée poétique, mythologique même, qui est très-belle.

Il envoie auprès du pacha, comme ambassadeur mystérieux, M. le comte Walewski… Est-ce une pensée politique bien sérieuse ? Non. Mais M. Walewski en Égypte… c’est une idée poétique qui séduit.

M. Thiers sollicite pour sa jeune femme le grand cordon de Marie-Louise ; à force d’instances il l’obtient. Est-ce une pensée politique bien sérieuse ? Non. Mais parer d’un beau ruban amarante et blanc une jolie petite personne, c’est une idée poétique très-gracieuse. Ce n’est point une idée révolutionnaire, du moins.

Ah ! voilà ce que nous ne pouvons entendre de sang-froid, c’est M. Thiers se vantant d’être révolutionnaire ! cela nous paraît d’une incroyable fatuité. Lui révolutionnaire !… Mais, en fait d’administrateur, il n’y a pas au monde un esprit plus routinier, plus rétrograde. M. Thiers gouverne tout à fait à l’ancienne méthode, avec l’état de siège, le cabinet noir, toutes les vieilles traditions de la police, tous les vieux préjugés des bureaux, tout l’antique décorum des ministères ; les forts appointements, les grands dîners, les courbettes devant les ambassadeurs ; les plaques de diamants, les cordons en écharpe, toute la vieille friperie de l’Empire, moins la gloire, et de la Restauration, moins la dignité. Du reste, pas une réforme, pas une idée neuve ; de l’organisation de la démocratie, pas un mot ; du perfectionnement électoral, pas un mot ; des intérêts de l’agriculture, pas une idée ; du bien-être et de la moralisation du peuple, pas un souci. Que voulez-vous ! ces choses-là ne sont pas assez brillantes pour M. Thiers, elles n’ont pas l’attrait des coups de théâtre, et la mise en scène n’en rapporterait que peu d’honneur ; un homme politique qui vise à la poésie doit les dédaigner nécessairement, elles lui semblent terre à terre et froides. Peut-être ne peuvent-elles avoir beaucoup d’attrait que pour un poëte qui vise à la politique.