Lettres parisiennes/Année 1840/26

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1840

LETTRE VINGT-SIXIÈME.

Ressemblance des caractères et dissemblance des opinions.
Ne savez-vous rien de nouveau ?
28 novembre 1840.

À Paris, si tous les caractères se ressemblent, les avis diffèrent étrangement ; on se console de n’oser avoir aucune originalité dans les manières en professant une grande indépendance dans ses opinions.

Parle-t-on de la pièce nouvelle de M. Scribe, le Verre d’eau, quelqu’un dit-il : « C’est ravissant, plein d’esprit, de finesse !… » une autre personne lève les yeux au ciel et répond : « C’est d’un goût détestable ! c’est un vaudeville historique sans intérêt, et du style le plus commun ; je n’appelle pas cela de l’esprit.

— Convenez cependant que la pièce est on ne saurait plus amusante.

— Elle est remplie de longueurs fort ennuyeuses.

— Mais, enfin, elle est jouée en perfection.

— Non vraiment, je ne le trouve pas.

— Mademoiselle Plessis y est admirable.

— Elle est prétentieuse et maniérée !

— Il est impossible de voir une plus belle femme !

— Une belle femme qui a les bras cassés !

— Mademoiselle Doze est adorable.

— Elle est toute petite ; elle a l’air de jouer à genoux.

— Vous êtes injuste, elles sont toutes les deux charmantes, et tout Paris ira les admirer. Le Verre d’eau est une des plus jolies pièces de Scribe ; le troisième acte est excellent ; je n’aime pas autant le cinquième, il ressemble trop au dénoûment de Zanetta. r.

— De Zanetta ?… De Lestocq, vous voulez dire ?

— Vous pourriez dire aussi de Leicester et de la Reine de seize ans. »

En écoutant cette discussion, nous ne pouvions nous empêcher de rire. Voilà une critique involontaire qui est très-perfide, pensions-nous. Comment ! cette comédie est composée de trois opéras-comiques nattés ensemble ! Il faut qu’il y ait là dedans bien du talent et bien de l’esprit pour donner de la nouveauté à un sujet si vieux et si pauvre !

Voilà comme on parle dans le monde du Verre d’eau. Nous ne l’avons pas encore vu, et nous n’avons point d’opinion ; cependant le caractère de cette femme nonchalante et timide qui ne se rappelle qu’elle est reine que le jour où elle devient jalouse, et qui recouvre l’indépendance par l’amour, nous semble une idée heureuse, une observation profonde ; mais n’est-ce pas un crime de lèse-histoire que de supposer de folles amours à une reine honnête femme, que d’attribuer à lady Marlborough de misérables intrigues indignes d’elle ? D’ailleurs, la chanson est là pour la justifier : Monsieur Malbrough est mort… vos beaux yeux vont pleurer ! lui dit son page : cela prouve clairement que lady Marlborough aimait son mari. La vérité est dans les vieilles chansons ; les faiseurs de complaintes ne mentent pas ; ce ne sont pas des historiens, on peut les croire.

Il y a donc dans la pièce nouvelle de M. Scribe deux calomnies : une contre la reine Anne, une contre lady Marlborough. Deux calomnies, c’est beaucoup ; il est vrai que dans la Calomnie il n’y en a pas une : voilà la compensation.

Enlisant l’analyse de cette pièce dans les journaux, nous avons fait encore cette remarque : lord Bolingbroke dit : « Puisque vous ne voulez pas placer auprès de la reine miss Abigaïl, je vais publier dans mon journal l’histoire de vos amours avec Masham. »

La duchesse répond : « Et moi, je vais publier, de mon côté, les lettres de votre femme à lord trois étoiles. »

Quelles charmantes malices ! quel dialogue, pour de si nobles personnages !… Et l’on trouve cela tout simple, et il ne vient à l’idée de personne de se révolter. Un lord, faire une pareille menace ! Une lady répondre par une si lâche dénonciation !… Et on appelle cela un dialogue vif et piquant ! Ah ! si l’on osait faire tenir un tel langage à tout autre héros… à deux journalistes, par exemple !… comme on crierait au scandale et à l’infamie ; quelle levée de boucliers il y aurait en faveur des hommes de la presse vilipendée ! Des journalistes parler ainsi… fi donc ! Des journalistes sont incapables d’une telle bassesse : un lord et une duchesse, à la bonne heure !… Ô comédie, que tu serais facile à faire, si tu étais possible à jouer !

En fait de comédiens politiques, les avis sont de même fort partagés : « Vous étiez l’autre jour à la Chambre, vous avez entendu le discours de Thiers ? Comment a-t-il parlé ?

— Il a été déplorable, il a défilé d’un ton patelin un chapelet de mensonges, et puis il a été d’une longueur ! il a rabâché pendant trois heures toujours les mêmes phrases, j’en suis fatigué. »

Arrive une autre personne, l’air enchanté : « Ma foi, je viens d’entendre une belle chose !

— Quoi donc ?

— Le discours de Thiers.

— Eh bien, tout à l’heure on vient de nous dire qu’il avait été fort pâle.

— Pâle !… il a été magnifique ! d’une précision, d’une mesure parfaite et d’une clarté éblouissante. C’est un beau morceau diplomatique. Il a exposé un tableau de l’état actuel de la France, qui est désolant de vérité : « La France, a-t-il dit, a perdu toute l’influence qu’elle pouvait avoir dans la Méditerranée, elle n’en a aucune à Constantinople, elle n’en aura bientôt plus à Alexandrie, etc., etc. » Tout cela est malheureusement vrai.

— Sans doute ; mais M. Thiers oublie un détail, c’est que c’est lui qui est cause de tout cela. »

Il nous rappelle cet ingrat qui pour se justifier d’abandonner sa maîtresse disait : « Que voulez-vous ! elle n’est plus jolie du tout, elle est maigre, elle est pâle, elle a les yeux rouges… elle est changée, eh bien, je change ! » Il n’oubliait qu’une chose, c’est que lui seul, à force de douleurs, avait causé ce changement.

En fait de modes, même incertitude, même variété dans les avis. « Faut-il faire faire des manches justes à ma robe de velours ? — Oui, oui. — Non, non. On n’en porte plus. — On n’en porte pas d’autres. — Rien n’est plus commun ; gardez-vous-en bien ! — Croyez-moi, faites faire des manches justes ; sans cela, vous aurez l’air d’avoir une robe de l’année dernière ; mettez-y des jockeys, si vous voulez ; mais point de manches larges, à moins que ce ne soit en gaze, en étoffe légère… » Comment se décider ? Les deux femmes qui vous parlent ainsi, et dont les conseils sont si différents, sont également des femmes de bon goût. Choisissez donc ce qui vous va le mieux ; vous êtes libre. La mode n’a plus rien d’impérieux, elle ne vous ordonne que d’être jolie. Tâchez de lui obéir en cela scrupuleusement, et rappelez-vous que les femmes les plus belles ne sont pas les plus jolies ; au contraire. C’est très-gênant d’être belle, pour paraître charmante. On a bien de la peine à s’en tirer. Et puis la beauté, c’est monotone. Il faut quelquefois la sacrifier tout à fait pendant un jour pour la faire valoir, le lendemain. De beaux grands yeux noirs varient peu leur expression, tandis que de petits yeux gris disent tant de choses et changent de couleur si souvent !

Mais nous en étions aux modes nouvelles. Au sujet des manteaux, les avis sont encore bien partagés. « Que dites-vous des écharpes de velours ! — Je dis qu’elles sont très-jolies pour sortir en voiture, mais que pour sortir à pied, elles ne suffisent pas. — Je trouve qu’elles vont à merveille aux jeunes personnes. — Aux jeunes personnes qui ne sont pas frileuses. — Et les petits manteaux garnis de fourrure, ils sont très-commodes et charmants. — Ils sont affreux !… Si l’on s’assied dessus, ils vous étranglent, et il vaut encore mieux être étranglé que de les relever pour s’asseoir. »

Pour les chapeaux de deux couleurs, mêmes éloges, mêmes critiques.

« Ils sont très-bien portés ! — ils sont très-mal portés ! — Hier, la princesse de *** en avait un lilas et vert qui était charmant. — Mademoiselle *** en avait un orange et bleu qui était affreux. »

Vous le voyez, il est impossible de rien savoir.

« Faut-il aller voir le Mirliton ? — Oui. — Non. — C’est ravissant. — C’est ennuyeux à mourir ! — Et la Mansarde du crime ? — C’est une bouffonnerie excellente. — C’est une plaisanterie affreusement triste !

Il est une seule question qui amène toujours la même réponse. Si nous disons : Avez-vous quelque nouvelle à nous donner ? chacun de dire : Non, il n’y a rien de nouveau ; et puis, après un instant de conversation, la personne soi-disant ignorante laisse tomber une nouvelle de la plus haute importance pour nous.

Ainsi, l’autre jour, M. de *** venait de dire à son tour : « Je ne sais rien. — Vous êtes allé au bois de Boulogne ce matin ? lui demande-t-on.

— Pas aujourd’hui ; j’ai passé ma journée à visiter les ateliers de sculpture. J’aime beaucoup la Magdeleine de M. de Triquety.

— Quoi ! M. de Triquety, que nous admirons tant, a fait une statue de Magdeleine, de Magdeleine !… et vous ne me dites pas cela tout de suite !

— J’ai enfin très-longtemps regardé, dans l’atelier du comte de Nieuwerkerke, une adorable statue faite d’après un ange de beauté. Cette statue est de grandeur naturelle et d’une ressemblance parfaite. C’est le portrait d’une gracieuse enfant que vous devez connaître : la petite-fille de M. Molé.

— Mais dites donc cela tout de suite ! »

Survient un autre ignorant. « Je ne sais rien, dit-il ; je n’ai vu personne aujourd’hui ; j’ai passé la soirée tout bonnement chez ma cousine, et je suis resté au coin du feu avec une personne fort spirituelle dont la conversation m’a très-intéressé : lady Byron, la veuve du poëte.

— Quoi ! lady Byron est à Paris ?

— Elle doit y passer l’hiver.

— Mais dites-moi donc cela tout de suite ! »

Troisième ignorant. « Et que puis-je savoir, moi qui passe ma vie dans les livres ? Je ne suis au courant de rien.

— Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu madame P… ?

— Non, je suis allé la voir hier. Je l’ai trouvée tout occupée d’un monsieur qui vient de faire une découverte admirable. Il a demandé au ministre de l’intérieur d’assister à une de ses expériences ; mais on s’est moqué de lui, et madame P… est furieuse.

— Quelle est donc l’invention de son protégé ?

— Il a trouvé le moyen de marcher sur l’eau !

— Mais dites-moi donc ça ! Vraie ou fausse, c’est une excellente nouvelle pour un feuilleton. »

Un élégant arrive de Versailles. Non-seulement il dit qu’il ne sait rien, mais il questionne tout le monde. Si on lui parle de Versailles : « Nous menons là une vie bien monotone, répond-il : le matin on se promène à cheval, le soir on fait son whist, et le lendemain on recommence.

On connaît en un jour tous les jours de sa vie !

— Vous demeurez toujours à côté de M. W… ?

— Oui… Ce pauvre homme, il vient de lui arriver une chose fort désagréable, une mystification en trois actes des plus plaisantes. Hier, dès le matin, il a été réveillé par des coups de marteau, de ces coups légers et taquins qui n’appartiennent qu’aux tapissiers ; il se lève et passe dans son salon : il le trouve décoré d’une façon nouvelle et orné de lustres inconnus, partout, des tapis, des banquettes, enfin ce beau désordre qui annonce une fête. Il interroge les ouvriers, qui ne peuvent répondre ; leur maître est absent. Une heure après on sonne à la porte, plusieurs voitures s’arrêtent ; M. W… regarde et aperçoit un corbillard et six voitures de deuil. Il s’informe. On lui apprend qu’il est mort l’avant-veille et qu’on vient l’enterrer ; il s’étonne, il voit bien que c’est un malentendu, mais il sent le besoin de s’en expliquer avec le cocher, par lequel il est bien décidé à ne pas se laisser conduire. Pendant qu’il emploie toute son éloquence à prouver qu’il n’est pas prêt pour cette cérémonie, il s’aperçoit que des agents de police et des sergents de ville entourent sa maison ; toujours plus inquiet, il s’informe encore : on lui dit que la police a été prévenue la veille qu’un conciliabule politique devait avoir lieu le soir même chez lui. Il récapitule : « Un bal, un enterrement, un complot chez moi qui aime à vivre seul, qui me porte bien, et qui ne me mêle pas de politique… c’est une mystification ! Ils ont voulu me fâcher, je ne me fâche pas, c’est eux qui sont mystifiés. » On ignore encore quel est l’auteur de cette plaisanterie, qui a bien un peu l’accent anglais.