Lettres parisiennes/Année 1840/28

◄  XXVII.
XXIX.  ►
1840

LETTRE VINGT-HUITIÈME..

Retour de Sainte-Hélène. — Le prince de Joinville.
20 décembre 1840.

Mon Dieu, quel admirable peuple que ce peuple français ! comme il aime tout ce qui est grand, noble, poétique, généreux ! et qu’il faudra de peine et de paroles pour en faire un peuple égoïste et bourgeois ! et encore n’y parviendra-t-on qu’en le trompant : car c’est bien là ce qui fait sa gloire, qu’il faille toujours prendre un noble langage pour le corrompre, un droit chemin pour l’égarer, un beau masque pour le trahir. Tous ceux qui, depuis des siècles, ont cherché à l’entraîner au crime, l’ont honoré du moins par leur hypocrisie ; tous les fourbes, les lâches, les envieux, les ambitieux qui ont exploité son héroïsme, ont été forcés de flatter par de brillants mensonges sa chevaleresque générosité. Nul n’a osé lui dire : « Fais cela pour ton intérêt, et prends cela pour le garder. » Jamais on n’a obtenu de lui le mal qu’au nom du bien. Ceux qui rêvaient les massacres de la Saint-Barthélemy lui parlaient de religion, et lui criaient : « Défends ton Dieu ! » Ceux qui élevaient les échafauds de 93 lui parlaient de liberté, et lui criaient : « Délivre tes frères ! » Ceux qui soudoient aujourd’hui les émeutes et les assassinats lui parlent d’outrages, et lui crient : « Venge ton honneur !… » Un seul homme a eu la bonne foi de lui dire : « Combats pour moi ! » et les Français ont suivi cet homme avec enthousiasme, et ils chérissent sa mémoire, et ils la chériront toujours, parce qu’il ne les a point trompés, parce que lui seul les a compris ; il n’a exigé d’eux aucun crime, il ne les a rendus complices d’aucune mauvaise passion, il ne leur a commandé que de mourir avec honneur, et ils ont obéi. Ah ! qu’un autre homme vienne qui leur commande à son tour de vivre avec gloire, et ils obéiront de même. C’est un peuple bien docile, et ceux qui l’égarent sont bien coupables : ils ne le connaissent pas !

Oui, c’était un beau spectacle que de voir l’autre jour ce peuple généreux saluant avec amour le cercueil triomphal ! Quel empressement ! quelle émotion ! Quatre heures d’attente sous la neige n’avaient découragé personne. On tremblait, on était ivre de froid, on souffrait horriblement ; mais on restait là, moralement soutenu par la curiosité, mentalement réchauffé par l’enthousiasme. Ceux-ci risquaient leur talent, un rhume éternel pouvait leur faire perdre la voix ; ceux-]à risquaient leur pain, un bras perclus c’était la misère pour eux ; quelques-uns risquaient leur vie ; et tous risquaient leur santé. N’importe ! on attendait avec patience, avec courage. On s’agitait bien un peu pour se réchauffer ; on n’avait point, disent les journaux, l’attitude du recueillement… Eh ! mais, on avait bien raison : le recueillement sous la neige, c’est la mort !

Il y avait là six cent mille personnes, et parmi ces six cent mille spectateurs paisibles, il y avait deux cents tapageurs qui cherchaient à troubler la solennité par leurs cris. Quoi ! sur six cent mille personnes qui rêvent l’ordre, deux cents seulement tentent le bruit ! Est-ce là la proportion ? Courage donc, gens raisonnables, unissez-vous, entendez-vous, et ne permettez pas que ceux qui sont les moins nombreux soient les plus forts.

De tous les cris séditieux inventés pour cette mémorable journée, voici sans contredit le plus étrange : L’abolition de la peine de mort ! et tous les traîtres à la guillotine ! Qu’est-ce donc que ces nouveaux légistes entendent par l’abolition de la peine de mort ? Le droit de tuer sans être tué peut-être ? Cela demande explication.

Paris est encore aujourd’hui tout occupé de la grande cérémonie. On s’aborde en se demandant : « Eh bien, comment l’avez-vous supportée ? » Et la preuve qu’il y avait une sorte de mérite à montrer tant d’empressement, c’est que réellement tout le monde est malade depuis quatre jours. Les conversations commencent d’abord par des plaintes ; chacun raconte les douleurs qu’il doit à cette solennité. Ensuite on se fait part de ses impressions : « Moi, ce qui m’a fait battre le cœur, dit une jeune femme, c’est le moment où on a apporté à l’église le corps de l’empereur. On a tiré le canon, et quand j’ai pensé que c’était le canon des Invalides et qu’il ne l’entendait pas, je n’ai pu m’empêcher de pleurer.

— Moi, dit un jeune peintre, ce qui m’a le plus frappé, c’est ce beau rayon de soleil qui tout à coup a illuminé le pont de la Concorde, à l’instant même où le char venait de s’y arrêter. Il y avait là un effet de lumière impossible à rendre. Les baïonnettes, les lances, les casques, les housses de drap d’or qui couvraient les chevaux, étincelaient ; le char était éblouissant de clarté : c’était une véritable apothéose.

— Moi, dit une femme de l’Empire, ce qui m’a touchée, c’est de voir les brillants écuyers et les aides de camp de l’empereur, qui suivaient à pied son cercueil. Je les ai vus tant de fois à cheval derrière lui ! Quel beau temps c’était que le nôtre !

— Oui, dit une jeune fille, ils étaient tous là, jusqu’à ce pauvre duc de Reggio… un paralytique qui marche ! On ne pouvait le voir sans être ému.

— Et ces braves soldats de la vieille garde, s’écrie un écolier, ils étaient bien contents, allez, de ravoir leur empereur ! ils pleuraient joliment !

— Moi, ce qui m’a ému, dit en souriant un Anglais, c’est d’entendre crier : À bas les Anglais !… J’ai trouvé cela assez ridicule, mais je ne l’ai pas dit à cause de mon accent, qui aurait pu me nuire, et puis aussi parce que j’étais seul. Il faut être plusieurs pour exprimer de ces pensées-là.

— Moi, dit un sévère critique, rien de tout cela ne m’a ému ; je n’aime pas que les pompes de l’Opéra viennent profaner la majesté de la mort. Mais ce qui m’a fait une vive impression, c’est l’arrivée de la Dorade. Voilà qui était noble et touchant ! Grâce au bon goût du prince de Joinville, tous ces oripeaux de théâtre avaient été jetés au loin. Le jeune capitaine avait compris que les ornements, les dorures, qui peuvent flatter les oisifs vaniteux d’une grande ville, ne peuvent convenir à des marins de l’Océan, et que le pont d’un vaisseau est assez dignement paré quand il porte le cercueil d’un empereur et la croix d’un Dieu !

— Le prince de Joinville, dans tout ce voyage, a été admirable, plein de courage, de résolution, reprend la femme d’un officier de marine ; je sais cela par mon cousin, qui était de l’expédition et qui m’a tout raconté. J’étais là aussi quand le prince est arrivé et qu’il a reconnu la reine, qui était venue au bord de la Seine pour le voir passer. En apercevant de loin sa mère, qui lui tendait les bras, il a aussi tendu les bras vers elle, puis il a repris son attitude grave et solennelle ; tout le monde était attendri.

— Le peuple a beaucoup crié : Vive le prince de Joinville ! dit un habitué du château.

— Oui, son voyage à Sainte-Hélène l’a rendu très-populaire, reprend un vieux général. C’est un brave jeune homme, loyal et franc du collier. L’empereur l’aurait beaucoup aimé.

— C’est possible ! mais l’empereur, à sa place, ne se serait pas ramené.

— Vous dites toujours des folies.

— J’appelle cela des vérités. »

Nous écoutons ces conversations, et nous pensons en nous-même que le temps est un bien grand philosophe, et l’histoire une bien excellente mère de famille : l’un arrange tout, explique tout, pardonne tout ; l’autre finit toujours par réconcilier ses enfants avec tout le monde. Voyez cet infâme usurpateur, ce Corse perfide, ce tyran odieux, cet ogre insatiable, ce crocodile ! on l’a maudit, on l’a haï, on l’a trahi ; bien plus, on l’a oublié !… Et maintenant ceux qui l’ont maudit l’admirent, ceux qui l’ont haï l’adorent, ceux qui l’ont trahi le pleurent, et ceux qui l’ont jugé le chantent !… Et pour opérer un changement si extraordinaire, il n’a fallu que vingt années !… Quoi ! la haine la plus farouche ne peut durer que vingt ans ! Quoi ! la haine aussi est frivole !… Voilà une découverte qui fait bien valoir l’amour.