Lettres parisiennes/Année 1840/11

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1840


LETTRE ONZIÈME.

Le printemps et les modes. — Les concerts forcés. — Les filles de Saint-Lazare. — Le poëte Arnal. — La France n’a le temps de rien apprendre.
4 avril 1840.

Voici le printemps revenu avec tous ses charmes et tous ses inconvénients ; on l’accueille assez mal, non parce qu’il arrive trop tôt, mais parce qu’il arrive trop vite, et qu’on n’a pas eu le temps de se préparer à le recevoir. Il y a deux jours à peine, le froid était horrible, il fallait s’envelopper de fourrures ; et puis soudain le soleil se montre si chaud et si brillant, que les robes d’hiver sont ridicules et qu’on n’ose plus les porter. Le velours est impossible, le satin seul est encore admis ; d’ailleurs, depuis que nous suivons à Paris les modes anglaises, le satin se porte même l’été, ce qui est un tort grave, selon nous. À Londres, c’est l’usage, nous dit-on ; — sans doute, et cet usage est fort sensé, car à Londres, la belle saison, la saison des bals, des concerts, des routs, c’est l’été : il est donc naturel que l’on choisisse les plus riches étoffes pour la saison des grandes fêtes ; mais à Paris, au contraire, la belle saison, c’est l’hiver. Vous portez tout l’hiver du satin, quittez-le donc pour des étoffes plus légères quand vient l’été.

Or la perturbation est grande en ce moment dans le royaume de la mode. Comprenez-vous cette situation affreuse, née d’un changement subit : la robe d’hier ne peut être mise aujourd’hui, et la robe nouvellement choisie ne sera faite que demain. Ô perplexité ! que faire ? comment se parer ce soir ? On recueille ses souvenirs… cette robe de gros de Naples qui était si charmante l’été dernier, — oui, — elle doit être encore très-jolie, elle était toute neuve, on ne l’avait portée que deux fois. Voyons donc cette robe de l’année dernière. On essaye la robe rose, et c’est alors qu’on passe en revue, malgré soi, tous les plaisirs et toutes les inquiétudes de l’hiver. — Conversation intime entre deux sœurs. — L’aînée : « Ah ! ma petite, comme je suis maigrie ! j’ai essayé ce matin ma robe de taffetas… elle est large !… il faut qu’elle soit refaite entièrement ; elle croise de tout cela… Ce n’est pas étonnant, j’ai été si tourmentée tout cet hiver ! — La plus jeune sœur répond : « Et moi, ma chère, je suis engraissée, c’est effrayant ! mais cela ne m’étonne pas : je mène une vie si calme, si ennuyeuse ! je ne sors jamais et je dors toujours… Je ne peux plus entrer dans ma robe de pékin à grands ramages, elle est trop étroite de tout cela… je ne pourrai pas la remettre. — Tant mieux ! tu ne m’as jamais plu dans cette parure-là. — Mais l’étoffe en est superbe ; c’est une robe perdue, je ne sais qu’en faire. — Fais-en un fauteuil. »

Les robes à grands ramages ne conviennent à personne, ni aux jeunes femmes, ni aux autres, et cependant elles redeviennent à la mode tous les deux ans. Les dessins de cette année sont étranges ; ils nous ont semblé très-confus. Ce sont des doubles chinures, des jaspures, des bigarrures qui n’ont rien de séduisant ; les taffetas imitent les plinthes d’escalier, les peintures de corridor et les papiers d’auberge à s’y tromper. Cela est une revanche naturelle : depuis quelques années on tend tous les appartements avec des étoffes de robes.

À dire vrai, on a raison ; car, en fait de mode, c’est très-ennuyeux, le bon goût. C’est une abstinence continuelle ; rien n’est plus monotone, rien n’occupe moins l’imagination. Une belle étoffe bleue, blanche, grise ou paille, est tout de suite choisie. Les choses très-distinguées ne sont pas très-variées, tandis que les choses mirifiques et bizarres au contraire sont inépuisables. Elles offrent à l’imagination des ressources infinies. Il faut rendre justice au mauvais goût, il est beaucoup plus ingénieux et beaucoup plus amusant.

On porte toujours beaucoup de volants. Les manches longues, justes et à coude, font des progrès. Elles vont mal aux femmes grasses et très-mal aux femmes maigres. Elles ont le tort de changer en habit de cheval toutes les redingotes du matin. C’est pourquoi, l’autre jour, une maligne personne disait à une de ses amies : « Vous avez là un joli peignoir, ma chère, il vous va à merveille. C’est Blain qui vous l’a fait, n’est-ce pas ? » L’épigramme était amère ; on ne l’a pas encore pardonnée.

À propos du tailleur célèbre, les hommes, qui, dans leur façon de s’habiller, ont, comme nous l’avons déjà fait remarquer, tant de grâce, tant de fantaisie, tant de goût et surtout tant de bon sens, viennent d’inventer un costume fort ingénieux. Le soir, dans les salons dorés, vous savez qu’ils sont tout en noir. Eh bien, maintenant, dans les rues, dans nos rues pleines de boue, ils sont tout en blanc ! Le paletot des marins est remplacé par une redingote de meunier assez avantageuse. Il y a de l’avenir dans ce changement, le frac sombre touche à sa dernière heure. Tout présage une révolution dans le costume des hommes. Voilà bien longtemps qu’ils sont laids dans la crainte de paraître ridicules ; maintenant que les voilà ridicules, peut-être oseront-ils enfin n’être plus laids !

Si nous aimons les concerts volontaires, nous aimons peu les concerts forcés, tels que celui dont nous jouissons malgré nous en ce moment. Nous écrivons ce feuilleton entre deux sonates. Il fait si beau temps aujourd’hui que toutes les fenêtres sont ouvertes, ce qui fait que toutes les études sont publiques. Jamais quartier ne fut plus musicien que le nôtre. Chaque étage paye son tribut à l’art. Il sort une voix de chaque fenêtre. Au rez-de-chaussée on joue du piano ; au premier, en face, nous avons un jeune amateur qui étudie le violon ; or vous savez ce qu’il y a de pénétrant, d’acerbe dans l’adolescence de cet instrument. Quelle aimable incertitude dans le son, timidité fatale que remplace soudain une audace non moins fatale ! Ah ! le malheureux ! il a manqué la note… il ne s’en aperçoit pas, il va toujours ! — Non, il s’en est aperçu ; il recommence, il cherche… C’est très-agréable… Il accorde son violon ; il pense que s’il ne trouve pas la note, c’est qu’elle n’y est pas. Ceci est ingénieux. Les mauvais ouvriers ont toujours de mauvais Ah ! le bourreau ! quel vinaigre ! — Qu’est-ce qu’il a voulu imiter par ce son-là ?… — Bien ! voilà une jeune inconnue qui file des sons : HA ! ha ! ha ! ha !… Le voisinage devient par trop mélodieux, il est temps de fermer la fenêtre…

Ce qui occupe le plus le monde parisien en ce moment, ce sont les bonnes œuvres. On annonce une grande solennité à Saint-Roch. L’assemblée de charité aura lieu à une heure précise. Le sermon sera prononcé par M. l’abbé Cœur. Il y aura bien du monde à Saint-Roch ce jour-là. L’œuvre du patronage des jeunes filles de Saint-Lazare inspire une si grande sympathie ! c’est une si noble pensée que celle qui a présidé à sa fondation : préserver de toute corruption ces pauvres âmes égarées par la misère, leur rendre la foi et le courage ; leur apprendre, leur prouver qu’il y a plus que du repos, qu’il y a du bonheur dans le repentir ! Il appartenait aux femmes du monde les plus élevées par leur position et les plus respectées par leur caractère de venir en aide à ces malheureuses jeunes filles, qui ne sont souvent coupables que d’être nées dans l’indigence et d’avoir grandi dans l’abandon.

Un poète nouveau vient de se révéler à la France. Le célèbre Arnal vient d’adresser à Bouffé une épître très-amusante, qui commence ainsi :

Ne va pas m’en vouloir ni me déprécier :
Je suis tout simplement le fils d’un épicier.
Mon père, si j’en crois les gens du voisinage,
Faisait avec ma mère un fort mauvais ménage ;
L’un de l’autre, un beau jour, voulut prendre congé :
Dans le lot maternel je me vis adjugé.
Mon esprit incertain, sans but et sans envie,
Avec insouciance envisageait la vie ;

Je ne pressentais pas qu’un destin rigoureux
Me comptât sans pitié tant de jours malheureux !
Je n’eus dans mon enfance aucun doux privilège ;
Élevé pauvrement, loin des murs du collège,
Un frère ignorantin, vu l’esprit qu’il avait,
En assez peu de temps m’apprit ce qu’il savait.
Bientôt mon cœur battit dans ma poitrine d’homme :
J’étais, à quatorze ans, soldat du roi de Rome ;
Et puis, sans y trouver un sort beaucoup meilleur,
Je devins tour à tour pupille et tirailleur ;
Je subis du troupier la vie aventureuse,
Et son dur esclavage et sa misère affreuse ;
Éloigné de sa mère, hélas ! je sais l’ennui
Qu’éprouve un jeune cœur sans guide, sans appui ;
Au milieu des périls, des camps, de la mitraille,
Je sais l’émotion qu’offre un champ de bataille ;
En proie à la tristesse, aux pleurs, je sais, enfin,
Tout ce qu’on peut souffrir du froid et de la faim.
C’est alors que, frappant des enfants aimés d’elle,
On vit à nos guerriers la victoire infidèle,
Que l’Empire tomba sous l’Europe en émoi,
Et qu’une ère nouvelle a commencé pour moi.
Oh ! quand je vis ainsi notre gloire flétrie,
Et craquer sous mes pas le sol de la patrie,
Fatigué de combats, ne recevant toujours
Pour prix de ma valeur qu’un sou tous les cinq jours,
J’abdiquai l’héroïsme, et j’eus, en bonne forme,
Mon congé de soldat : je quittai l’uniforme ;
Nouveau Cincinnatus, le front ceint de lauriers,
Je revins sans orgueil dans mes humbles foyers.

J’étais pauvre, mais libre, et j’avais du courage :
Chez quelques fabricants je cherchai de l’ouvrage.
L’un d’eux avec bonté m’ouvrit son atelier,
Et pour vivre, soudain, je me fis boutonnier.
À des jours consacrés pour se mettre en goguette,
Tous mes nouveaux amis allaient à la guinguette ;
Moi, pour d’autres loisirs je me sentais dispos :
Les théâtres avaient mes instants de repos.
Chez Doyen, dont encor plus d’un élève brille,
D’honnêtes artisans s’amusaient en famille ;
Là, je vis dans leurs jeux un plaisir tentateur,
Et j’y fis mes débuts en artiste amateur ;
Pour moi tout était bon, opéra, comédie ;
Mais j’affectionnais surtout la tragédie ;
J’espérais sur des pleurs y fonder mes succès.

De quel indigne prix on paya mes essais !
Je n’ai point oublie cette fatale date.
Nous étions chez Doyen ; je jouais Mithridate ;
Du fougueux roi de Pont, l’ennemi des Romains,
Je peignais les fureurs et des pieds et des mains ;
Mon public fut saisi de ce rire homérique
Qui charmait tant les dieux sur leur montagne antique ;
La pièce était finie et l’on riait encor
De mon nez, de ma barbe et de mon casque d’or.
Un tel effet conquis dans les rôles tragiques
Semblait me destiner à l’emploi des comiques ;
Aussi, dès ce moment, se trouvant bien jugé,
Mithridate devint Jocrisse corrigé.

De ces joyeux instants l’ouvrage était la source,
Il vint à me manquer. Me voilà sans ressource,
Déjà la faim me presse ; inactif ouvrier,
Que devenir ?… Faut-il se faire encor troupier ?
Inquiet et rêvant au plan qu’il fallait suivre,
À l’emploi qui pourrait me donner de quoi vivre,
Il vint à ma mémoire un brave de Doyen.
Eh ! ne puis-je donc pas faire un comédien ?
M’écriai-je. Après tout, qu’on me blâme, qu’importe !
Je n’ai pas de talent, mais la paye est plus forte
Pour un mauvais acteur que pour un bon soldat ;
D’ailleurs, me reste-t-il le choix d’un autre état ?
Non. Après cela dit, je cours au domicile
Du directeur Brunet, l’accès en est facile :
Il consent aussitôt à m’entendre, à me voir ;
Là, j’expose en tremblant mes projets, mon espoir.
................
Le bonhomme à mes vœux s’empresse de souscrire :
« Je vous reçois, dit-il d’un ton des plus moqueurs ;
» Dès demain vous pouvez débuter… dans les chœurs. »
Ô sort, j’éprouve enfin ta bonté manifeste !
Choriste ! c’est l’emploi d’un écolier modeste,
Mais c’est un premier pas pour arriver au but :
Tel qui brille a souvent fait un obscur début.

Le célèbre professeur Rosini, un des hommes les plus spirituels de la spirituelle Italie, publie actuellement, à Pise, un ouvrage consciencieux et de haute portée. C’est l’Histoire de la peinture italienne par les monuments, depuis les premiers maîtres jusqu’à Appiani, contemporain de David. Toutes les planches, bien dessinées et rendant parfaitement le caractère de chaque maître, sont du plus grand intérêt, surtout celles des deux premières époques, qui donnent les ouvrages les plus célèbres des peintres de cette période de la Renaissance ; ouvrages presque entièrement inconnus en France ; car, dans cette belle patrie de l’intelligence et des arts, tout ce qui concerne les arts et l’intelligence est généralement inconnu, et cela doit être. A-t-on le temps de rien apprendre, de rien étudier dans un pays qui est toujours occupé à faire, à défaire et à refaire son gouvernement ? Et quel gouvernement !