Lettres parisiennes/Année 1840/10
LETTRE DIXIÈME.
L’autre jour, nous étions à la Chambre des députés. Au moment où la séance allait commencer, la porte de notre tribune s’ouvrit et une jeune femme vint se placer près de nous. C’était mademoiselle Rachel. — Aussitôt, tous les yeux et toutes les lorgnettes (car messieurs les députés ont presque tous à la Chambre leurs lorgnettes de spectacle) se tournèrent de son côté, et toutes les personnes de sa connaissance la saluèrent avec le plus gracieux empressement. Quelques jours auparavant, la jeune tragédienne était allée à un grand bal chez la femme d’un ministre du 12 mai, et là, personne ne s’était étonné de la voir si exceptionnellement accueillie ; pas une mère ne s’était formalisée de ce que l’on donnât à sa fille pour vis-à-vis dans une contredanse une actrice de la Comédie française.
Ces grands égards que témoigne pour mademoiselle Rachel le monde parisien, ordinairement si plein de préjugés et de petites idées, sont-ils accordés seulement à son talent, qui est bien fait pour les mériter ? Nous ne le pensons pas. D’autres femmes artistes ont eu, comme elle, un beau et noble talent, et l’on n’a pas fait en leur faveur cette flatteuse exception. Ce n’est donc pas à son talent que l’on rend cet hommage ; ce n’est pas non plus à son caractère, une si jeune fille n’a pas encore de caractère. À quoi donc rend-on cet hommage ? direz-vous. Et vous serez bien étonnés quand nous vous répondrons : C’est à son rang.
Le haut rang de l’actrice !… Non, mais le haut rang de la personne ; car chacun est, pour ainsi dire, doué en naissant d’un rang individuel dont il ne peut méconnaître les exigences, soit qu’elles l’entraînent à descendre, soit qu’elles l’obligent à monter. Si nous vivons chacun dans une condition qui nous est faite par la société, nous vivons dans un rang aussi qui nous a été imposé par la nature, et rien n’est plus curieux à observer, dans nos existences, que cette lutte, souvent dangereuse, entre la condition sociale et ce que nous appelons le rang natif ou naturel.
Ainsi tel homme est, selon notre système, né grand seigneur, et cependant ce n’est qu’un ouvrier ; mais voyez comme sa démarche est noble, comme son langage est digne, comme son front est beau, comme son regard est fier ; jamais il n’a supporté une injure, jamais il n’a trompé personne ; quoique pauvre, il est généreux ; c’est un gentilhomme de première race ; c’est aussi un très-bon menuisier, mais il lutte contre le rabot ; il ne sera pas toujours ce qu’il est, il s’élèvera, n’en doutez pas. Il n’arrivera point à être duc et pair, parce que ce but est trop loin de lui et qu’il ne vivra pas assez longtemps pour l’atteindre ; mais il retrouvera son niveau, il se fera dans sa sphère une haute position qui, proportionnellement, le rétablira dans ses droits.
Tel homme, au contraire, est né galérien, et cependant c’est un grand seigneur ; mais voyez, quelle tournure vulgaire ! quel air misérable ! quel front bas ! quels cheveux grossiers ! comme son regard est faux ! comme son langage est trivial ! Il est fastueux, mais il est avide ; il est insolent, mais il est peureux. Il est au premier rang, et pourtant tout le fait souffrir ; il envie tous ceux qu’il méprise ; il est perfide sans avoir besoin de tromper ; il est méchant sans avoir à se venger de personne. Quelle que soit sa haute position, cet homme en descendra toujours, soyez-en certain, parce qu’il appartient de nature aux derniers rangs de la création ; il n’ira pas au bagne sans doute, parce que le but est trop loin de lui et qu’il ne vivra pas assez longtemps pour l’atteindre, mais il tombera aussi bas que sa condition le lui permettra, et il parviendra, malgré tous ses avantages, à être dans sa sphère un objet de honte et de dégoût.
Non-seulement la nature nous désigne un rang, mais ce rang est une vocation. Il y a de très-grandes dames, par exemple, qui sont nées actrices, et qui cependant n’ont jamais joué la comédie, même pour s’amuser. Nous ne voulons pas dire qu’elles sont comédiennes et qu’elles affectent de ridicules et trompeurs sentiments ; nous voulons dire qu’elles sont nées pour le théâtre, qu’elles aiment les coups de théâtre, les poses de théâtre, les costumes de théâtre, le rouge, les mouches, les grands panaches, les aigrettes ; regardez-les, elles sont toujours en scène, mais sans prétention, sans le savoir et naturellement ; elles préparent dans leur salon des reconnaissances, des rencontres imprévues ; elles jouent dans la même soirée toutes sortes de rôles. — Premier rôle. Amies dévouées : Elles traversent la foule et viennent vous serrer la main en levant les yeux au ciel. — Second rôle. Grandes coquettes : Elles détachent de leur bouquet une branche de bruyère et la donnent avec un doux sourire à un jeune ou même à un vieux soupirant. — Troisième rôle. Mères sensibles : Elles courent embrasser une petite fille de douze ans qu’une bonne mère aurait envoyée coucher à neuf heures. — Quatrième rôle. Protectrices bienfaisantes : Elles font chanter un ange de vertu qui n’a pas de voix. — Quoique duchesses ou princesses, elles redeviennent actrices par la force de leur naturel. Leur salon est un théâtre.
Il y a aussi de très-grandes dames qui sont nées portières et qui se maintiennent portières dans les positions les plus élevées. Chez elles, tous les jours, chacun en passant va raconter sa petite anecdote et déposer sa fausse nouvelle. Elles connaissent tout le quartier, c’est-à-dire tout le monde. Elles savent, à ne jamais s’y tromper, le chiffre de la fortune de chacun : — Celui-ci dépense trop ; celui-là pourrait dépenser davantage. — Les N… ne sont pas si riches qu’on le croit ; les D… sont beaucoup moins pauvres qu’ils ne le disent. — Cette jeune fille a un amour dans le cœur. — Cette autre ne se mariera jamais, à cause de sa mère. — M. de R… ne va plus chez madame de P… — Les Demarcel sont brouillés avec les Marilly. — Le petit Ernest est très-occupé de madame de T… ils étaient hier ensemble au Gymnase. — La jolie duchesse de ***, qui monte si bien à cheval, rencontre souvent par hasard au bois de Boulogne le prince de ***. — M. X… a vendu son poney au grand J…, qui ne pourra jamais le monter. — Les pauvres Z… ont supprimé leur voiture. — Les petites de T… sont devenues des héritières par la mort d’un jeune oncle. — Madame S… est bien attrapée d’avoir épousé un vieux mari qui se porte mieux qu’elle. — Les Saint-Bernard ne vont plus en Italie ; ils viennent d’acheter le château de *** ; etc. etc. — Voilà ce qu’on dit à peu près chez ces femmes-là. Leur magnifique salon est une loge de portier.
D’autres grandes dames sont nées… il faut bien dire le mot… sont nées courtisanes. En vain leur excellente éducation les a préservées de tout mauvais goût ; malgré elles, et par une pente insensible, elles sont redescendues au triste rang que la nature leur avait imposé. Elles aiment le bruit, l’agitation, le désordre, et même un peu de scandale. Elles s’habillent d’une manière inconvenante, elles font événement partout. Elles ont horreur du repos ; au spectacle, elles changent de place à chaque moment ; elles vont boire dans le foyer ; elles affectent des peurs enfantines, et poussent des cris aigus pour le moindre accident. Elles aiment les cadeaux dans toutes les anciennes acceptions du mot, c’est-à-dire les soupers fins et les présents coûteux ; elles se laissent donner ou plutôt elles se font offrir des bijoux, qu’elles portent naïvement, non de ces bijoux insignifiants qui ont d’autant plus de prix qu’ils ont moins de valeur, qui ne sont précieux que par le souvenir, et que l’on nomme avec raison des sentiments ; mais de vrais bijoux ayant un poids véritable, de gros joyaux estimés dans le commerce, qu’un père et un grand-oncle ont seuls le droit de donner. Dans le salon de ces femmes, rien ne se passe d’une façon convenable. On n’y parle point comme ailleurs. Là on ne se sent plus dans le monde. On n’y éprouve plus le besoin de s’observer, de se contraindre et de se fuir ; les préférences s’y révèlent avec la plus aimable candeur, l’on se cherche, l’on se trouve ; et quand on s’est trouvé, on ne se quitte plus. La société n’y est pas une réunion générale, c’est une collection de tête-à-tête attachants. Ce n’est plus l’harmonie d’une conversation à grand orchestre, c’est le gazouillement de vingt duos mélodieux. On y respire un parfum de mauvaise compagnie qui est piquant par le contraste, car le bel hôtel de ces grandes dames ressemble à une petite maison.
Il y a d’autres femmes riches, immensément riches, très-haut placées dans le monde, très-indépendantes par leur position, qui cependant sont nées dames du palais, qui trouvent toujours moyen d’être à la suite d’une autre femme quelquefois placée au-dessous d’elles. Ces femmes ont des instincts d’esclaves et des qualités de confidentes ; elles excellent dans l’art de servir toutes les mauvaises passions. Ce sont des Œnones qui finissent toujours par se procurer une Phèdre, et qui la composeraient même au besoin. Comme leur empire est fondé sur des confidences, elles se hâtent de fabriquer le secret. Ces femmes-là sont extrêmement dangereuses, comme tout ce qui vit aux dépens de quelqu’un… Accepter, choisir toute sa vie une position secondaire, ce n’est pas d’une âme élevée. La complaisance n’a rien de commun avec le dévouement. Ces femmes, nées dames du palais, sont rarement maîtresses de maison. Quelle que soit leur fortune, tout chez elles se ressent de leur état de domesticité. On va les voir un moment, aux heures où leur princesse n’est pas visible. Leur salon est une salle d’attente ; c’est quelquefois une antichambre.
Il y a encore d’autres femmes du monde qui sont nées gardes-malades, et qui exercent sans diplôme la profession de médecin, à travers l’existence la plus élégante. Elles ont des recettes infaillibles pour tous les maux, on les surprend à toute heure préparant des tisanes et composant des drogues. Elles connaissent le nom de tous les bons apothicaires de Paris. Elles n’aiment pas le quinine de celui-là ; elles ne prennent jamais de laudanum que chez celui-ci ; elles vous recommandent bien de vous défier des sangsues d’un tel, mais vous pouvez lui demander de son émétique ; elles ont été très-contentes de son émétique. Sous prétexte de vous guérir d’une innocente migraine, elles vous font les questions les plus indiscrètes ; une visite, chez elles, dégénère toujours en consultation. Leur salon est un cabinet de docteur et leur boudoir une pharmacie.
Il y a encore d’autres femmes qui sont nées… (que l’on nous pardonne cette expression) qui sont nées… Nous n’osons le dire ! — Allons, courage : qui sont nées… sergents de ville ! gardes municipaux, autrefois gendarmes ! Ces femmes courageuses font gratuitement la police des salons ; elles vont et viennent de la salle de bal à la salle à manger avec un zèle et une activité infatigables ; elles traversent la foule, et la foule se range à leur seul aspect ; elles font taire les bavards quand on va chanter ; elles ordonnent aux hommes assis de céder leurs places aux femmes récemment arrivées ; elles font ouvrir les fenêtres, évacuer les portes, enlever les banquettes ; elles savent repousser avec énergie jusque dans l’office les rafraîchissements intempestifs ; et les gens de la maison qui ne les connaissent point leur obéissent, comme les passants obéissent à un garde municipal inconnu. Ces femmes, en général, sont grandes comme de beaux hommes ; elles ont une bonne voix de commandement. Plus d’un colonel voudrait trouver, pour dire : Portez arme ! l’accent qu’elles trouvent pour crier : Chut ! chut donc ! ou bien : On ne passe pas ! Elles ont une attitude martiale qui impose un grand respect. Leur robe à brandebourgs ressemble toujours un peu à un uniforme ; leur toque de velours est un reste de chapeau à trois cornes, et leur bonnet… c’est un casque dégénéré.
Ces femmes ont quelques rapports avec d’autres femmes, Françaises et même Anglaises, qui sont nées… majors allemands… Voilà qui va encore vous surprendre. Ces dames ont le teint fort animé, elles portent la tête haute et les coudes en arrière ; elles ont toujours l’air de marcher au pas ; du reste, rien de particulier dans leur caractère, si ce n’est qu’elles vont au bal pour boire du vin de Champagne, et qu’elles oublient toujours leur éventail sur le buffet.
Heureusement, et par compensation, il y a d’autres femmes qui sont nées bergères et qui se maintiennent bergères jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Elles chérissent les petits chapeaux coquets, capricieusement posés sur l’oreille. Elles sont toujours, et dès l’aurore, pavoisées de légers rubans, couronnées de fleurs, pomponnées de bouffettes et de rosettes. Dans l’âge le plus avancé, elles conservent une candeur enchanteresse, leur regard exprime un étonnement enfantin ; elles ne croient pas au mal, elles ignorent tout, elles n’ont jamais rien vu. D’une voix douce et flûtée, elles s’écrient à chaque instant : « Quoi ! vraiment ! je ne le savais pas… je n’en ai jamais entendu parler… est-ce que c’est possible ?… » Et cela à propos des événements les plus connus, des personnages les plus célèbres, des malices les plus vulgaires. Ces antiques Parisiennes ont toujours l’air d’arriver de leur village. Aussi leur ombrelle mignonne et rosée a un faux air de houlette très-pastoral, et leur chien, qui n’aboie jamais, a des prétentions d’agneau très-prononcées.
Nous ne parlerons point des marquises nées soubrettes, si piquantes et si aimables par le mélange de leurs grands airs et de leur gentillesse ; — nous ne parlerons point non plus des femmes de chambre nées princesses, qui persistent à garder leur rang malgré vous, et qui veulent bien vous faire la grâce de vous habiller, à condition que vous les traiterez en souveraines : servantes orgueilleuses et imposantes à qui l’on n’ose rien ordonner ; — nous parlerons encore moins de ces pauvres filles du peuple nées fatalement petites-maîtresses, et qui sacrifient leur honnêteté à leurs instincts d’élégance ; — nous ne parlerons pas des Parisiennes nées provinciales et des provinciales nées Parisiennes. Nous terminerons en disant qu’il y a des actrices nées grandes dames, qui savent se faire une dignité de leur talent, qui savent dès le premier jour se placer sur un piédestal d’où elles ne descendent jamais ; leurs manières calmes et simples sont remplies de grandeur et de distinction ; elles ne visent point à l’effet, mais elles ne sont ni embarrassées ni flattées de l’effet qu’elles ont produit. Elles ne se sentent à leur aise qu’avec des gens supérieurs : c’est pourquoi leur loge d’actrice au théâtre est un salon de bonne compagnie.
Quant aux hommes, comme ils sont plus libres, ils peuvent écouter leur vocation ; cependant il est des professions perdues dans l’oubli des âges que l’on ne saurait embrasser, et qui se trahissent encore dans les caractères modernes. Il y a, par exemple, des hommes nés moines, qui sont chauves à vingt-cinq ans, qui passent leurs jours à compulser de vieux livres, et qui transforment en cellule tout appartement de garçon.
Il y a encore des hommes nés troubadours, qui ont toute la grâce des anciens trouvères, qui sont dévoués au culte des femmes, qui se sacrifient pour elles, qui les chantent et qui les aiment, et dont le monde se moque précisément à cause de cela, et puis aussi parce qu’ils nouent leur cravate un peu trop en écharpe.
Il y a des hommes nés chevaliers, qui rêvent les grandes entreprises, qui recherchent les nobles dangers, qui s’attaquent aux pouvoirs indignes. Cette canne élégamment sculptée qu’ils tiennent à la main est une ancienne lance.
Il y a enfin des hommes nés bouffons, non point bouffons de théâtre, mais bouffons dans l’acception historique du mot. Leur profession est d’amuser et de distraire ; leur droit est quelquefois d’avertir et d’éclairer. Ils aiment le clinquant et les grelots ; on leur pardonne ces enfantillages ; on leur passe tout, parce qu’ils font rire et qu’on ne les prend jamais au sérieux. Ce sont des nains qu’on laisse grandir, parce qu’ils sont des nains ; ce sont des fous à qui l’on accorde le privilège de dire des vérités sages et dures, parce qu’ils sont des fous. Dans leur malicieuse gaieté, ils jouent avec le sceptre, et vont se percher sur le dossier du trône, comme le fait un singe favori, car à ces familiers sans conséquence tout est permis : l’importunité, l’insolence, et même le courage et l’esprit. C’étaient jadis les rois qui avaient des bouffons, aujourd’hui ce sont les peuples.
Mais ce qu’il y a surtout dans le monde, et nous avons plaisir à le répéter, ce sont des grands seigneurs nés grands seigneurs, et des duchesses nées duchesses, et rien n’est plus consolant à voir et plus charmant à admirer que ce bel accord d’une grande distinction personnelle et d’un haut rang, que l’harmonie de cette double dignité, noblesse de nature et noblesse de condition.