Lettres parisiennes/Année 1840/09

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1840

LETTRE NEUVIÈME.

Le drame de M. de Balzac. — Les puritains littéraires.
19 mars 1840.

Le sujet de toutes les conversations, cette semaine, c’est le drame de M. de Balzac… Eh bien ! qu’en dites-vous ?

— C’est abominable !

— C’est détestable !

— C’est exécrable !

— C’est déplorable !

— C’est misérable !

— C’est pitoyable !

— C’est attristant !

— C’est dégoûtant !

— C’est révoltant !

— L’avez-vous vu ?

— Non.

— Et vous, madame ?

— Non, je n’ai pu avoir de loge.

— Et vous, ma petite ?

— Moi, ce soir-là, ma tante, j’étais à l’Opéra.

— Comment donc savez-vous que cela était si affreux ?

— J’ai lu dans mon journal…

— Ah ! voilà le grand mot ! Les journaux en ont dit du mal ! Et vous les croyez encore sur parole ? On ne vous a point corrigés. Vous ne devinez pas pourquoi un homme qui a fait un livre contre les journalistes est attaqué par tous les journaux ? C’est que, naïfs abonnés, vous ne vous apercevez peut-être pas que les journaux sont faits par des journalistes. Allons, un effort d’intelligence, rapprochez ces deux idées-là, elles vous expliqueront bien des choses, et vous comprendrez enfin maintenant pourquoi tout homme de courage est mis au ban des journaux.

Les puritains littéraires, depuis quelque temps, abusent de l’art, comme les puritains politiques ont naguère abusé de la patrie. C’est au nom de l’art que se disent toutes les injures, que se commettent toutes les injustices, comme naguère c’était au nom de la patrie que se forgeaient toutes les calomnies, que s’accomplissaient toutes les vengeances. Ces deux cultes si beaux se ressemblent parfaitement dans leur exercice : ces grands admirateurs de l’art n’ont jamais rien fait pour lui, ces grands adorateurs de la patrie n’ont jamais rien fait pour elle. Leur amour ne s’exprime que par des proscriptions ; ceux-ci persécutent les artistes, comme ceux-là persécutaient les vrais serviteurs du pays. C’est au nom de l’art qu’un grand poëte est exclu de l’Académie ; c’est au nom de l’art que les tableaux de Cabat et de Gigoux sont refusés par le jury ; c’est au nom de l’art que les feuilletons s’indignent contre les drames modernes, c’est au nom de l’art que l’art véritable est sacrifié. Eh ! vraiment, il vaudrait mieux dire tout de suite que vous ne voulez plus que l’on fasse des pièces de théâtre, puisque vous condamnez d’avance tous les sujets que les auteurs dramatiques peuvent traiter. S’agit-il d’une œuvre d’imagination, vous vous écriez : « Quel imbroglio ! » Est-ce une œuvre de vérité, vous vous écriez : « Quel scandale ! » Grâce à vous, dans l’art moderne on ne peut plus ni inventer ni raconter ; vous condamnez également ce qui n’a jamais pu arriver et ce qui est arrivé la veille : le surnaturel et l’historique, la fantaisie et le portrait ! telle chose vous paraît absurde, parce que c’est un rêve ; telle autre chose vous semble effroyable, parce que c’est un souvenir. Et pourtant, l’art dramatique ne se nourrit que d’inventions ou de peintures ; les unes sont un amusement, les autres pourraient être un enseignement ; mais vous ne voulez pas qu’on vous amuse, et vous tremblez qu’on ne vous apprenne à vous connaître ; que faire donc ? — Ce que vous faites : de la critique sur rien. Et puis, vous devenez d’une délicatesse, d’une susceptibilité qui nous enchante. Quoi ! vous supprimez le crime au théâtre ; vous ne voulez voir représenter sur la scène que des honnêtes gens ; les assassins vous font horreur, les forçats vous indignent, les espions vous révoltent ; les espions ! quelle affreuse idée ; mettre sur la scène un pareil monstre ! il n’y a que M. de Balzac pour avoir eu cette idée. — M. de Balzac et Racine d’abord, et puis M. de Balzac et Schiller, qui a laissé le plan d’un drame dont la police est le mobile. — « Schiller, il est vrai, avait conçu l’idéal de cette forme de gouvernement ; la police, dans sa pièce, eût été comme une espèce de divinité planant sur la destinée des familles et des citoyens ; plus flexible que la loi, mais par cela même plus applicable à chaque cas particulier ; dirigée par des intentions bienfaisantes, mais employant des moyens impurs et d’indignes agents. Il voulait, ajoute le biographe, montrer dans M. d’Argenson un homme éclairé, voyant de haut l’ignoble machine qu’il a créée, ayant acquis une expérience desséchante en observant les hommes seulement par leurs mauvais côtés, mais conservant encore le goût ou l’intelligence du bien. »

Or, dans un drame qui aurait eu pour sujet la police glorifiée, il se serait glissé sans doute plus d’un espion ; mais aucun d’eux aussi sans doute n’aurait inspiré plus d’horreur et plus de dégoût que l’affreux espion mis à la scène par Racine. Eh ! messieurs, qu’est-ce donc que Narcisse dans Britannicus ? Un espion, un misérable espion ! Et la fameuse Locuste, n’est-ce pas la mère Giroflée ? Ils ont sur les personnages de M. de Balzac l’avantage d’être classiques, et voilà tout ; mais ce n’est pas la faute des auteurs modernes si les mœurs modernes n’ont plus aucune poésie ; le plus habile architecte ne peut bâtir un monument qu’avec les matériaux que son pays lui fournit. En Italie on élève des palais de marbre, en Angleterre on bâtit des maisons de briques, en France on construit des monuments avec de la pierre. Jadis, les choses les plus ordinaires étaient divinisées, tous les mots étaient pompeux, toutes les images étaient fantastiques ; on parlait habituellement le langage des dieux ; les aventures les plus vulgaires s’expliquaient de la façon la plus poétique ; et maintenant, tout au rebours, ce sont les choses les plus idéales que l’on exprime avec les mots les plus vulgaires. Ainsi, jadis, un homme qui avait à se plaindre du sort s’écriait : « La fatalité me poursuit ! » et il faisait de grands gestes pleins de dignité. Aujourd’hui, le même homme s’écrie en frappant sur la table : « Faut-il avoir du guignon !… » Et ce mot-là n’est pas du tout tragique, nous l’avouons.

Jadis Oreste, soutenu par son ami Pylade, poussant des hurlements horribles, écumant de rage, les yeux égarés, les traits renversés, les bras convulsifs, était un personnage intéressant, une victime des enfers, un malheureux poursuivi par les Euménides. Aujourd’hui, grâce aux progrès de la science qui ne le guérit pas, Oreste furieux n’est plus qu’un pauvre diable qui tombe du haut mal et que l’on enferme dans un hospice. Les personnages n’ont point changé, les crimes sont les mêmes : seulement, ils ont perdu le costume et surtout le langage qui servaient à les déguiser. Vous pardonnez à Phèdre ses emportements, parce qu’elle se nomme Phèdre et qu’elle est la femme de Thésée ; mais si elle se nommait la baronne de Savigny, ou la marquise de Morange, vous seriez impitoyable pour elle. Agamemnon fait bien aussi d’être le roi des rois, car cet excellent père, qui sacrifie sa fille à son ambition, pourrait bien vous sembler cruel s’il se nommait le banquier Dermont, s’il était 221 et membre du conseil général de son département. Certes, nos hommes politiques sont aujourd’hui très-passionnés ; rien ne leur coûterait pour faire triompher leur cause. Mais quelle que soit l’ardeur de leur ambition, nous n’en connaissons pas un qui soit capable d’égorger systématiquement sa fille pour obtenir un vent, c’est-à-dire un vote favorable. Étrange susceptibilité que la vôtre ! Vous voulez que l’on tue, mais avec un poignard, non avec un couteau. Ah ! ce n’est pas l’assassinat qui vous révolte, c’est l’instrument ; l’espion en frac vous semble odieux, l’espion en manteau vous paraît sublime. Vous voulez que l’on vous serve de la poésie ? Soit, ce n’est pas nous qui nous opposerons à ce désir ; mais alors, permettez que l’on invente une mythologie nouvelle, ou bien résignez-vous à la vérité.