Lettres parisiennes/Année 1840/12

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1840

LETTRE DOUZIÈME.

Impossible de vivre à Paris : on ne peut pas manger, on ne peut pas dormir, on ne peut pas marcher, on ne peut pas prier, on ne peut pas aimer, on ne peut pas travailler, on ne peut plus penser. — Un sanglier échappé.
11 avril 1840.

Nous commençons par déclarer qu’il est impossible de vivre à Paris : car vivre, n’est-ce pas, c’est penser, c’est travailler, c’est aimer, c’est prier, et puis c’est aussi marcher, dormir, boire et manger ? Eh bien, on ne peut rien faire de tout cela à Paris !

Comment ! direz-vous, on ne peut pas manger ? — Non, pas en ce moment, du moins ; il n’y a rien… et commander un dîner passable aujourd’hui est le problème le plus difficile à résoudre. — Nous sommes en carême, mangez du poisson. — Eh ! c’est précisément parce que nous sommes en carême qu’il n’y a pas de poisson. Quand tout le monde veut la même chose en même temps, il n’y en a bientôt plus pour personne ; et l’agitation est grande depuis quinze jours dans nos marchés. La moindre friture coûte des efforts prodigieux ; une matelote demande une heure de recherches opiniâtres et des combinaisons profondes ; les ménagères acharnées se disputent une darne de saumon, comme dans les jours de famine les mères éplorées s’arrachent un morceau de pain ; les cordons bleus se disent des injures pour un brochet, et les chefs rivaux se battent en duel pour un turbot. Le gibier ne paraît point, les légumes ne sont encore qu’une herbe tendre. Le printemps est la saison de l’espérance, c’est-à-dire des privations.

On ne peut pas dormir… Dans les maisons nouvellement bâties, le repos est chose impossible. Les murs sont de minces cloisons qui ne séparent personne. Plus de secret, plus de silence ; on se connaît intimement sans s’être jamais vus. Un enfant méchant qui crie empêche de dormir tous les habitants d’une même maison. Un chien enfermé qui s’ennuie suffit pour troubler le repos d’une centaine de voisins. Un bal au premier, c’est une nuit blanche pour le rez-de-chaussée, le second et le troisième étage. Un père de famille en colère, c’est un orage dans les ténèbres. Après un mois de séjour, on connaît à ne point s’y tromper les goûts, les manies, les défauts de tous ses colocataires. Madame une telle gronde souvent sa femme de chambre ; la petite du second est volontaire comme un démon : les dames du premier ne font que rire toute la journée ; la demoiselle du troisième est malade toutes les nuits, et le cheval du médecin tique d’une manière insupportable. Au dehors le bruit n’est pas moindre : les voitures, les fiacres, circulent jusqu’à trois heures du matin, c’est-à-dire jusqu’à l’heure où les charrettes font leur entrée triomphale dans Paris. Dormir à travers ce tapage, ce n’est pas dormir.

On ne peut pas marcher… Dans les rues et sur le boulevard, la circulation est maintenant impossible. Les jours de pluie, des lacs de boue vous arrêtent de tous côtés ; les jours de soleil, la foule est si pressée qu’on ne peut faire un pas ; et puis, l’invention des ruisseaux près des trottoirs est funeste à toute promenade élégante. Vous pouvez sortir, sans doute, mais à condition de n’aller nulle part ; le moindre cabriolet qui vous dépasse vous éclabousse des pieds à la tête, il n’épargne pas votre chapeau. Rentrez vite chez vous, madame, votre robe si jolie est lamée de boue ; tout le monde vous regarde en riant ; rentrez, vous ne ferez pas de visites aujourd’hui. Marcher ainsi à travers les omnibus, les files de charrettes, les commissionnaires à brancard, les baignoires roulantes, les marchandes de modes à grand carton, les blanchisseuses à grand panier, à travers les mille obstacles que nous avons signalés déjà bien des fois, ce n’est pas marcher.

On ne peut pas prier… Dans les églises, du moins, cela est devenu bien difficile. Les églises sont si remplies de monde, qu’on n’y peut trouver de place. À peine peut-on traverser la foule et s’approcher du chœur. Pour se mettre à genoux on n’a point d’espace. Les enfants vous poussent, les loueuses de chaises vous dérangent à tout moment. Des femmes qui étouffent sont obligées de sortir, il faut leur faire un passage ; tout vient vous distraire et vous arracher au recueillement. Et cela doit être ainsi, car le nombre de nos églises, à Paris, n’est pas proportionné au chiffre de la population. Pour neuf cent mille âmes, trente-huit églises ne suffisent pas ; mais qui oserait élever un saint monument aujourd’hui ? Le ministère actuel, peut-être ? Oui, de pieuses fondations ne seraient pas suspectes de sa part. Aujourd’hui, M. Thiers est le seul homme qui puisse risquer une église.

Nous disons encore : On ne peut pas aimer… Pourquoi ? Nous l’avons déjà dit, parce qu’il n’y a plus de femmes.

On ne peut pas travailler, parce qu’on n’a pas un moment de repos dans toute la journée, parce qu’on lit douze journaux tous les matins, parce qu’on paye dix petites notes par heure, parce que l’on reçoit quatre billets par minute, parce qu’on a des parents qu’on révère, des amis qu’on aime, des indifférents qu’on adore et qu’on ne peut renvoyer : tous ces gens aimables ne viennent vous voir qu’un moment, ils n’ont qu’un mot à vous dire, mais comme ils sont une vingtaine, leurs moments réunis sont toute votre journée ; leurs mots divers forment une longue et charmante conversation qui vous arrache à toute occupation sérieuse. Écrire comme nous le faisons aujourd’hui, par exemple, interrompu à tout instant par les femmes les plus spirituelles et les hommes les plus distingués de Paris, ce n’est pas écrire. Heureusement, ceci n’est pas un travail.

Enfin, on ne peut plus penser, parce qu’on agit trop d’abord ; ensuite, parce qu’on peut tout dire.

Chose étrange ! c’est depuis qu’on peut tout dire, c’est depuis qu’on ose parler de tout, qu’il n’y a plus de conversation. Devinez ce que l’on fait maintenant dans nos salons, quand on ne danse pas, quand on ne chante pas ? On joue ; les jeunes femmes jouent au trente-et-quarante, au vingt-et-un, et cela les amuse !… Il y a un mystère dans cette mode nouvelle. Il nous faudra bien le découvrir.

À propos de conversation, une femme du monde, célèbre par sa brillante causerie, nous disait hier une méchanceté bien spirituelle, en parlant d’un homme qui a de grandes prétentions à l’esprit, et qui fait de nobles mais pénibles efforts pour en montrer. « Vous ne savez pas ? disait-elle, ce pauvre M. de X…, il a dit l’autre jour un mot charmant : ça m’a fait bien plaisir, il y avait si longtemps qu’il en avait envie ! » En effet, il y a dans le monde des malheureux coureurs d’esprit qui ont bien envie de dire de jolis mots et qui n’en trouvent pas : peut-être cela vient-il de ce qu’ils en cherchent. L’esprit, comme l’amour, n’a de charme que lorsqu’il est involontaire. En général, on fait grand cas de la volonté, on admire une belle volonté. Nous, au contraire, nous n’admirons que l’involontaire, parce que l’involontaire, c’est l’inspiration.

Une aventure assez étrange est arrivée il y a quelques jours sur la place de la Madeleine. M. de P… avait dans sa cour un jeune sanglier, pris dans le bois de ***, qui allait être transporté à ***, terre de M. de P… ; mais traverser Paris sans visiter Paris, c’est un véritable chagrin, même pour un sanglier. On a beau être sauvage, on veut connaître sa capitale, et d’ailleurs, plus on ignore, plus on est curieux. Bref, l’habitant des forêts a trouvé moyen de s’échapper du sac et de la cour où il était renfermé. Il s’est élancé sur le boulevard, on l’a poursuivi ; il a tourné autour de la Madeleine et s’est dirigé vers la rue Royale ; il se disposait à aller admirer l’obélisque, mais les gens qui le poursuivaient, l’ayant dépassé, lui ont barré le chemin, il a été forcé de prendre la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Curieux de visiter les riches magasins qui font de cette rue un bazar magnifique, notre espiègle est entré dans plusieurs boutiques, entre autres chez Houbigant, où il a fait, dit-on, d’assez nombreuses et de très-violentes emplettes. Après avoir choisi quelques brosses excellentes dont il ne savait que trop l’histoire, après avoir répandu sur lui quelques flacons d’essences à la mode, il a repris sa promenade vagabonde à travers les rues ; et les passants, et les chiens aussi, s’étonnaient de sentir un si doux parfum de vétyver, d’iris, d’ambre et de vanille sur les traces d’un sanglier.