Lettres parisiennes/Année 1840/06

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1840

LETTRE SIXIÈME.

Carnaval laborieux. — Portiers et musiciens somnambules. — Le bal costumé du colonel Thorn. — Études philosophiques du colonel. — Ridicules du jour ; variétés économiques : Souper sans convives. — Concert sans musique. — Dîner sans pain. — Verres sans vin. — Calorifères sans feu. — Conversations sans esprit.
27 février 1840.

Voici un carnaval qui fera bien valoir le carême. Jamais plaisirs plus pénibles n’ont mérité un plus doux repos. Quelle agitation ! quel tapage et quelle fatigue ! Les jeunes filles sont pâles et languissantes, leurs pauvres mères font pitié ; les valets de pied sont tous enrhumés. Quant aux portiers, ils sont depuis longtemps somnambules, et l’observateur est étonné de la quantité de démarches raisonnables, de soins prévenants dont est capable un portier parisien en proie au sommeil le plus profond.

Dès neuf heures du soir, le brave homme est endormi ; n’importe, il n’en fait pas moins son service : si vous sortez en voiture, il court avec empressement ouvrir la porte cochère ; mais ce prompt mouvement ne le réveille pas.

Si vous rentrez, il vous entend sonner ; mais le bruit de la sonnette ne le réveille pas.

S’il a des lettres, des cartes de visite à remettre à vous ou à votre domestique, il entr’ouvre la porte de sa loge, un froid glacial y pénètre subitement ; eh bien, ce froid glacial ne le réveille pas !

S’il a commis quelque grave erreur (les erreurs d’un portier sont bien dangereuses), si vous êtes victime de quelque irréparable oubli, si vous vous plaignez avec énergie, il se défend, il se fâche, il s’indigne, il vous accuse d’injustice ; mais sa propre colère ne le réveille pas ; vos reproches violents ne le corrigeront point. Il dort, regardez-le ; il dort, il rêve que vous le grondez. Vos menaces sont inutiles ; vous n’êtes pour lui qu’un cauchemar.

Les femmes de chambre, après les portiers, offrent les plus curieux phénomènes du somnambulisme. Ne pouvant dormir jamais, elles ont pris le parti de dormir toujours. Depuis un mois elles coiffent leur maîtresse en dormant, elles l’habillent en dormant. Avec un instinct merveilleux, elles vont chercher les yeux fermés tous les charmants objets qui composent une élégante parure, et elles ne se trompent jamais ; ce sont des somnambules sincèrement lucides : elles ne confondent point le turban des concerts avec la couronne du bal. Elles doivent aux excès du carnaval une intelligence surnaturelle ; elles agissent avec une précision merveilleuse, elles marchent ou plutôt elles glissent dans les corridors comme des ombres ; le flambeau qu’elles portent ne tremble point dans leur main, et, chose étrange, elles ne mettent pas le feu à la maison ; mais dans cet état elles parlent peu, elles écoutent mal, elles ne comprennent rien et elles oublient tout. Les ordres que vous leur avez donnés hier ne servent pas aujourd’hui. Si vous leur demandez pourquoi elles n’ont pas fait telle ou telle chose, elles vous répondront hardiment : « Madame ne m’en avait rien dit. » Il faut leur pardonner, c’est un des effets de l’extase magnétique. Les somnambules n’ont point de mémoire ; toute faculté extraordinaire se paye par un sacrifice ; il ne leur est permis de savoir qu’à la condition d’oublier.

Nous devons vous parler aussi d’une troisième espèce de somnambules, des musiciens qui composent les orchestres de bal pendant le carnaval. Ô les malheureux ! que leur supplice nous fait pitié ! Quel métier pénible : être assis à l’étroit et quelquefois perché sur une mauvaise chaise pendant cent cinquante soirées, jouer vingt mille fois peut-être les mêmes airs, respirer pendant huit mortelles heures le même air empesté de truffes et de musc, quelquefois d’ail et de tabac, car les bals populaires sont aujourd’hui les plus harmonieux ! Le crin-crin, dont riaient nos pères, n’existe plus dans Paris. Le peuple-roi ne s’arrangerait plus de ses accords économiques ; il lui faut de la vraie musique, de solides musiciens, des basses, des contre-basses, des galoubets ; il lui faut surtout le brillant cornet à pistons. Il est connaisseur, il exige pour ses plaisirs tout ce qu’il y a de mieux, et quand par hasard l’orchestre est mauvais, il le jette par la fenêtre, et des instruments faux qui ont offensé ses oreilles il se fait des armes terribles avec lesquelles il châtie les musiciens. Aussi les bals de la barrière sont-ils célèbres maintenant par leur mélodie, et il n’est pas rare de voir les passants s’arrêter sous les fenêtres de quelque restaurateur fameux, pour écouter les airs charmants joués par un Tolbecque de faubourg dans une noce d’ouvriers. À dire vrai, tous les orchestres sont bons maintenant à Paris, excepté celui de l’Opéra.

Le bal costumé qui doit avoir lieu chez M. Thorn est toujours la grande occupation du moment ; il lutte victorieusement dans les conversations avec la crise ministérielle. Pour être admis à cette fête, le déguisement est de rigueur. On allait même jusqu’à soutenir que messieurs les ambassadeurs iraient en uniforme ; mais l’un d’eux a répondu avec beaucoup de convenance que son uniforme n’était pas un déguisement. En effet, le mélange aurait été plaisant, et le récit de cette soirée aurait offert des contrastes piquants. On aurait dit : « M. un tel était en postillon de Longjumeau, et son frère en lieutenant général ; madame une telle était en bergère et son mari était en pair de France ; mademoiselle de *** était en Chinoise et son père en conseiller d’État. » Il a donc été décidé que les graves personnages, c’est-à-dire les ambassadeurs, les ministres et les hommes mariés seraient admis en frac ; mais pour les autres, c’est-à-dire pour les célibataires, on est impitoyable ; ceux-là ne pourront entrer que déguisés, tous sans exception. L’alternative est cruelle. Nous connaissons un homme d’esprit que l’idée de s’affubler en troubadour ou en Turc a tellement épouvanté, qu’il s’est subitement décidé à se marier. Il avait d’abord pensé à être ministre, mais les crises ministérielles sont si longues, qu’il a craint de n’être pas prêt pour le bal.

Les journaux, qui parlent souvent de M. Thorn, ce qui nous autorise à en parler, prétendent que la haute société française a adopté le riche Américain. Ils sont tous dans l’erreur. C’est, au contraire, le riche Américain qui a bien voulu adopter la haute société française, et c’est lui seul qui invente et impose les conditions de l’adoption. Il y en a dans le nombre de fort amusantes. Par exemple, M. Thorn a décrété que passé dix heures on n’entrerait plus chez lui. La porte est donc fermée à dix heures. Vous êtes en retard : vous avez dîné, par hasard, avec des gens d’esprit ; la conversation s’est prolongée au delà du moment fatal. Vous arrivez chez M. Thorn. Il est dix heures cinq minutes… on vous renvoie… Est-il survenu quelque accident ? — Non. — Le concert est-il remis ? — Non. Vous entendez qu’on chante toujours, et d’ailleurs la rue, la cour, sont pleines de voitures. Il y a deux cents personnes dans le salon. — Pourquoi donc faut-il s’en aller ? — Parce que tel est le bon plaisir du maître. — Et pourquoi a-t-il choisi cette singularité ? — Parce qu’elle fait contraste avec la manie d’un autre millionnaire son rival, qui, lui, ne veut pas qu’on vienne chez lui avant dix heures. — Et le grand monde parisien se soumet doucement à toutes ces exigences. Il court chez celui-ci avant dix heures, il va chez celui-là après dix heures ; et il subit ces caprices sans se plaindre… Il est vrai qu’il crie au scandale quand M. le duc d’Orléans exige qu’on ne vienne pas en bottes chez sa femme. Alors son indignation ne peut se contenir ; et dans sa colère, confondant les temps et les personnes, il traite le prince royal de parvenu !

Comme philosophe, M. Thorn est un des caractères les plus intéressants à observer de notre époque. Personne n’a jamais poussé plus loin que lui le mépris des grands, sinon celui des grandeurs. Rien de plus curieux que la façon dont il mène tout le monde ; rien de plus malin que la cruauté avec laquelle il vous force, pour entrer chez lui, à faire les plus pénibles sacrifices, quelquefois à vous dépouiller sans mot dire de la seule qualité qui fait votre puissance. Êtes-vous un grand seigneur, il vous fera attendre une heure dans son salon, ou bien il vous assujettit à l’exactitude la plus rigide ; il exigera enfin de vous une condescendance puérile qui vous ôtera de votre dignité. Êtes-vous une femme vaine, riche et avare, il vous forcera à choisir un déguisement d’un prix fou. Êtes-vous un homme grave, un homme d’intelligence, il vous obligera à vous habiller en acrobate et à être niais et ridicule toute une soirée, et nous ajoutons toute la vie ; et cela pour lui n’est pas un badinage, c’est une étude profonde, une suite d’épreuves philosophiques que nous suivons pour notre part avec une grande curiosité. M. Thorn s’est posé ces deux questions : Savoir jusqu’où peuvent aller en France la complaisance des égoïstes et l’humilité des orgueilleux ; — et ce que peuvent faire de flatteries et de platitudes des gens riches qui ne veulent pas donner de fêtes pour être invités chez un homme qui en veut bien donner.

Pour compléter ces expériences, l’ingénieux négociant pourrait risquer de plus grotesques épreuves ! Eh ! mon Dieu, demain il mettrait sur ses billets d’invitation : On n’entrera qu’en bonnet de coton, que toute la haute société parisienne accourrait chez lui en bonnet de coton. Nous savons bien que l’on parviendrait à transiger avec le bonnet de coton. Les uns le feraient broder, les unes le garniraient de dentelle, les autres le couvriraient de fleurs et de diamants. Ceux-ci auraient des mèches d’or, ceux-là des mèches de perles ; mais les vrais flatteurs le porteraient en coton pur, avec la coiffe et la fontange.

Puisque nous sommes en train de faire la guerre à la vanité, nous signalerons un autre genre de bal où c’est le souper qui est une vanité. Nous le disions tout à l’heure, les grands seigneurs font peu de frais ; mais, en revanche, les petits bourgeois veulent avoir l’air d’en faire beaucoup. Le salon est fort étroit, on respecte ses proportions, et pour ne rien perdre de l’espace, on suspend l’orchestre dans le lit de fer de l’alcôve voisine ; les mères parées sont à la torture sur des bancs de collège ; les rafraîchissements sont rares sous un prétexte de souper. À partir de minuit, on ne sert plus rien, toujours sous le même prétexte. À une heure du matin, on meurt de soif et l’on s’interroge avec anxiété. La maîtresse de la maison semble préoccupée ; elle n’adresse plus la parole à personne ; seulement elle sourit à tous ceux qui s’en vont. Un domestique vient lui demander : « Faut-il servir ? » Elle répond : « Non, il y a encore trop de monde. » Elle attend encore ; elle attend si bien que le courage manque aux plus intrépides, que le sommeil gagne les plus affamés. Elle dit enfin : « Servez ! » Mais au moment de se mettre à table, elle se trouve tête à tête avec son mari pour contempler un souper de quinze couverts pour lequel trois cents personnes étaient venues. Car dans ces sortes de fêtes, toute la vanité est de paraître avoir un souper ; mais le sublime de la diplomatie est d’empêcher qu’on ne le mange.

Autre vanité économique : les concerts à bon marché. Madame du Boulay ou du Boulard a deux filles à marier, sa fortune est belle, son salon est vaste, elle veut recevoir. Mais se réunir pour se voir et causer, cela ne se fait plus : on se connaît trop ou l’on ne se connaît pas assez pour cela. Les séductions de la table à thé, la brioche de famille, le verre d’orgeat et la demi-glace ne suffisent plus ; on a tant de rivaux pour de pareils plaisirs ! Que faire pour attirer la foule ? Imiter les salons du grand monde : donner un concert ; mais un concert est une chose grave, un vrai concert est hors de prix. N’importe, il faut de la musique, c’est la mode : on ne rentre pas chez soi satisfait si l’on n’y rapporte en souvenir quelques sons désagréables de clarinette, de hautbois, de violon, de violoncelle ou de piano. On se décide donc à avoir de la musique, mais on se décide en même temps à ne faire aucuns frais pour en obtenir. La difficulté paraît grande. Voici le moyen de la résoudre victorieusement. Il y a entre les grands talents et les amateurs une classe de médiocrités gémissantes qui cherchent la célébrité. On leur offre charitablement l’occasion de se faire connaître, on les choie, on leur promet des élèves, on les invite à dîner, on les admet à gémir, à miauler, à mugir, selon l’instrument sur lequel ils excellent ; on invite toute sa société à jouir de leur talent.

Ils chantent, ils jouent, on les applaudit, on les remercie et on ne les paye point. Ils s’en aperçoivent, et pour se dédommager de ces triomphes stériles ils improvisent un concert à leur bénéfice. Ils font faire de magnifiques billets qu’ils distribuent aux maîtresses de maison qui ont bien voulu protéger gratuitement leur talent. Ces maîtresses de maison, fidèles à leur plan d’exploitation artiste, redistribuent à leur tour ces mêmes billets aux jeunes gens de leur société… qui se trouvent ainsi faire seuls les frais d’une musique qu’ils se plaignaient déjà d’avoir entendue pour rien. Ce système d’économie musicale, qui a créé le consommateur involontaire, n’est-il pas une invention merveilleuse ?

Franchement, le monde est tombé en enfance ! ses manies sont d’une niaiserie fabuleuse ! tous les ridicules anglais, germaniques, russes, espagnols, napolitains, chez nous sont aujourd’hui naturalisés ! Là où règne la manie anglaise, on sert un dîner sans pain, et l’on est ridicule si on a l’imprudence d’en demander ; — là où règnent les manières allemandes, on ne valse qu’à deux temps, et l’on est ridicule si l’on essaye l’ancienne valse ; — là où règne la mode russe, on ne vous sert que des fruits et des fleurs, et l’on est ridicule si l’on tourne la tête pour chercher le rôti… Ainsi de suite.

Dans telle maison, tout le luxe est dans l’argenterie : soit ; mais alors n’ayez pas de couteaux d’ivoire. — Dans telle autre, tout le luxe est dans les cristaux. Il y a des verres pour chaque vin, mais il n’y a pas de vin pour chaque verre.

Dans ce bel hôtel, tout le luxe est dans les tentures ; mais il n’y a pas de chaises pour s’asseoir.

Dans cet autre, il y a trois calorifères ; mais on ne les allume pas, et les bouches de chaleur ne sont plus que des ventilateurs perfides.

La prétention de telle maîtresse de maison est de ne recevoir chez elle que des dandys et des merveilleuses ; et tous ces gens-là entre eux se croient obligés de ne parler que d’attelages, de cuirs, de cuivres et de livrées, de pompons, de dentelles et de diamants, pour prouver qu’ils sont élégants…

« Les diamants de madame une telle sont bien beaux ! — Ah ! j’aime mieux ceux de la princesse de ***. — Ah ! pas moi ; la monture en est trop lourde. — Avez-vous vu le nouveau diadème de la petite madame R… ? — Oui, il est très-beau. — De loin, peut-être ; mais de près, on voit bien qu’il est faux. — Ah ! ma chère, vous avez là une jolie broche ! — Ah ! c’est ma moins jolie, j’en ai dix-huit… »

Telle autre maîtresse de maison a pour prétention d’avoir un salon politique ; mais comme elle ne peut atteindre aux sommités du genre, elle recrute toutes les doublures de la diplomatie et de l’administration. On ne trouve chez elle que des attachés, des sous-préfets, des sous-secrétaires, des sous-intendants, des substituts. On s’y raconte bas à l’oreille les nouvelles qui ont paru le matin dans les journaux. On y prédit la chute des ministres qui viennent d’envoyer leur démission. Et toutes les discussions se terminent par cette prière : « Si votre oncle est ministre, n’est-ce pas, vous nous donnerez des loges ? »

Pour les jeunes gens, le suprême bon ton est d’être de tous les bals, de tous les concerts, et de pouvoir dire de tous : J’irai, ou : J’y étais.

Conversation : « Étiez-vous hier rue… ? — Oui, j’y étais ; il y avait un monde affreux ! — Allez-vous ce soir place… ? — Oui ; il y aura un monde fou. — Allez-vous demain à la préfecture ? — J’irai ; c’est la collection des jolies femmes ! — Je ne vous ai pas vu au concert de L… — Comment ! j’y étais. Mais vous qui parlez, je ne vous ai pas vu à la représentation de M. de Castellane ! — Ah ! c’est charmant… c’est moi qui soufflais ! — Demain, j’ai une journée terrible ! — Et moi donc, je répète le quadrille pour le bal Thorn ! — Et moi, je répète l’opéra des Polonais ! — À midi, j’essaye mon costume de postillon ; il est trop large, ça fait mon désespoir ! — Moi, j’essaye une romance ; elle est trop haute, il y a un sol qui fait mon malheur ! — Je monte au bois, avec Dérouvillettes et de Falvières. — Je tâcherai d’aller vous y joindre… mais un peu tard. — Irez-vous demain voir la débutante ? — Oui, j’ai deux loges. — Moi, j’ai trois places, dans trois loges différentes. — Et après le spectacle ? — Nous avons le bal de P…. — Et puis le bal de l’Opéra… Quelle journée ! je ne sais pas comment je pourrai trouver le temps d’aller faire des armes chez Mongiral. — Et moi, je ne vois pas où je trouverai un moment pour fumer mes vingt cigares… »

Voilà l’esprit du jour ! voilà le monde ! Il est bien triste pour ceux qui ne savent pas en rire comme nous. Un de nos amis nous demandait l’autre jour : « Comment passez-vous votre temps ? Vous amusez-vous dans ce vilain monde ? — Mais oui ; je me suis fait une existence à part ; je vogue dans un esquif avec des gens d’esprit, sur un océan d’imbéciles. — Prenez garde, reprit-il, les tempêtes d’imbéciles sont dangereuses. »