Lettres parisiennes/Année 1840/07

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1840

LETTRE SEPTIÈME.

Les deux carnavals.
7 mars 1840.

Le carnaval mondain est fini ; mais le carnaval politique commence, et celui-là promet d’être encore plus divertissant que l’autre. Ce qui se passe en ce moment est de la bonne, de l’excellente comédie : aussi comprenons-nous l’empressement avec lequel messieurs de la Chambre des pairs, tout de suite après avoir entendu le doucereux programme du nouveau cabinet, ont voté un monument à Molière ; c’était répondre. Il est impossible de faire une épigramme plus spirituelle.

La formation des quadrilles parlementaires est aussi chose fort plaisante : quadrilles de puritains, quadrilles de frondeurs, etc., etc., masqués et toujours sans costume ; mais ce qu’il y a de plus amusant, c’est le grand travail de la traite des députés faite hautement et sagement par les pourvoyeurs de M. Thiers. Chaque soir on fait le relevé des acquisitions de la journée. « Aurons-nous un tel ? — J’en réponds, si vous lui promettez ça pour son gendre. — Et un tel, si on lui offrait ceci ? — Ce n’est pas la peine, nous l’aurons pour rien, j’ai vu sa belle-mère. — J’ai peur du petit *** ! — Il n’est plus à craindre, je sais un moyen de l’apaiser. — Ah ! si nous pouvions avoir *** ? — Ce n’est pas si difficile qu’on le croit, il vient de perdre cinquante mille francs dans une affaire, il est bien gêné. — Quant à X…, il n’y faut pas penser ! — Oh ! oh ! si vous vouliez bien… — Comment ? — Je vous dirai cela demain. Mais notre plus belle conquête, c’est le bon ***. — Quoi ! il s’est engagé ? — Sur l’honneur ! — À voter pour nous ? — À voter pour vous ! — Mon cher, vous êtes un sorcier. Qu’avez-vous fait pour le séduire ? — Je l’ai pris par les sentiments. — Je ne vous comprends pas. — Ah ! tu n’as pas d’enfants ! Le gros bonhomme a deux filles à marier. — J’entends. — Je connais la Chambre comme ma chambre. Je possède un peu bien ma statistique parlementaire. Je sais ceux qui ont des filles à établir, ceux qui ont des fils à placer, ceux qui ont des frères incapables sur les bras, ceux qui ont des intérêts de cœur dans les théâtres royaux, ceux qui ont des secrets à cacher, ceux qui ont des manufactures à soutenir, ceux qui ont des forges, ceux qui ont des sucres, ceux qui ont des rentes, et ceux enfin qui ont des dettes. Eh ! je dis avec le proverbe : Qui paye leurs dettes s’enrichit. — Et moi je dis, en parodiant le mot de Louis XI, que, dans le siècle où nous vivons, payer, c’est régner. »

La dernière semaine de carnaval a été tellement animée, que la population parisienne n’a pas encore repris sérieusement ses travaux. Jamais, peut-être, on n’avait tant sauté à Paris. Il y avait plus de deux cents bals par soirée. Il y avait quelquefois jusqu’à trois bals dans la même maison. Les pâtissiers se trompaient d’étage : les gâteaux destinés au premier montaient au second, et ceux du troisième se laissaient manger à l’entre-sol. Et c’était dans l’escalier un tapage épouvantable chaque fois que les portes s’ouvraient : le bruit des trois orchestres se mêlait, alors cette triple mélodie se fondait en un seul et magnifique charivari.

Le grand bal costumé donné par M. Thorn, dont nous vous avons parlé l’autre jour, était superbe ; la beauté, la splendeur de cette fête ont servi d’excuse à tous les empressements.

Le divertissement que l’on avait composé pour donner plus de piquant aux costumes a été fort bien exécuté ; mais laissons parler un des assistants, anonyme à nom illustre, qui veut bien nous communiquer les détails suivants :

« Dix heures sonnaient, la foule brillante et parée se pressait curieuse et inquiète. On regardait, on admirait, mais on semblait attendre encore quelque chose de mieux. Cependant arrivaient de belles Napolitaines (costume connu, mais toujours joli et convenable), des Espagnoles (costume charmant, mais bien imprudent quelquefois), des Arabes, des Juives, des Louis XIII, des Louis XIV et des Pompadours en quantité. Ne vous effrayez point de ce mot. Des jeunes femmes bien naïves, des jeunes filles ignorantes, d’autres femmes dans l’âge de l’intelligence vous disaient tout simplement la veille : Je serai en Pompadour. Pour rien au monde elles n’auraient voulu se déguiser en du Barry, en Parabère, en Montespan, ni même en la Vallière… Mais le Pompadour est consacré par les marchands de rococo. Pompadour signifie le genre Louis XV, et rien de plus.

» La plupart des hommes étaient en dominos. L’un d’eux, en domino bleu de ciel, regardait souvent ses bas de soie pour se convaincre qu’il n’était pas en robe de chambre.

» Enfin la porte du salon s’est ouverte, et cette foule cosmopolite s’y est précipitée. Dans ce salon était la cour de Louis XV : marquises élégantes, — cheveux poudrés, sourire coquet, regards brillants ; — galants officiers aux gardes-françaises, — airs évaporés, chapeaux galonnés, regards triomphants. Louis XV eût été bien fier de ce Versailles ressuscité. Il ne devinait guère, cet oublieux roi, qu’on lui rendrait tant de charmantes Pompadours en 1840. Mais on entend des grelots, des coups de fouet : ce sont les postillons de Longjumeau, ils conduisent une légère calèche d’où descendent deux bergères couronnées de roses. »

Ce récit se termine par la description de plusieurs déguisements et par la citation d’une grande quantité de noms propres. Madame une telle était superbe, madame une telle était admirable, etc., etc. ; mais on sait que nous sommes très-circonspect en fait d’initiales. La publicité ne convient qu’aux noms célèbres, qu’aux personnages presque historiques par leur haute position : ainsi nous oserons dire que madame Lehon était charmante, qu’un habit de cheval du temps de Louis XV faisait valoir toute l’élégance de sa taille ; que madame de la Ferté était fort jolie et qu’elle a obtenu tous les succès du grand quadrille des Marquises. Nous nommons ces deux dames, parce que le public les connaît, parce que tout le monde sait que madame Lehon est une des plus belles femmes de Paris, parce que les milliers de personnes qui ont vu madame de la Ferté faire les honneurs du salon de M. Molé, son père, nous comprennent quand nous disons qu’il est impossible d’avoir plus de grâce, plus de distinction et plus de dignité dans les manières.

Il y avait beaucoup d’hommes costumés, mais ils ne l’étaient pas à leur avantage, heureusement ; car, selon nous, rien n’est plus ridicule qu’un monsieur en fichu à col qui est beau, prétentieusement beau, dans un bal. Il y avait plusieurs hommes en uniforme ; ces messieurs ne s’étonneront pas s’il y a des gens déguisés comme eux au carnaval prochain.