Lettres parisiennes/Année 1840/05

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1840

LETTRE CINQUIÈME.

Les trois bals.
8 février 1840.

La semaine a commencé par trois grands bals :

Lundi, bal chez madame la duchesse d’Orléans ;

Mardi, bal au profit des pensionnaires de l’ancienne liste civile ;

Mercredi, bal aux Tuileries.

Le premier était un vrai bal de prince : tout y était du meilleur goût ; beaucoup de monde et point de foule ; un peu d’étiquette, mais point de froideur. De grands personnages causant dans de charmants salons artistement ornés, des hommes distingués osant avoir de bonnes manières, au risque de passer pour des courtisans imitant le maître ; beaucoup de jeunes femmes, toutes jolies et toutes admirablement mises. On le sait, aux fêtes de madame la duchesse d’Orléans, on ne porte que des robes neuves ; c’est pour ces jours-là que se réservent les parures les plus fraîches, les diamants les plus beaux et les fleurs les plus nouvelles. Comme ce sont des réunions d’élite, chacun est fier d’en faire partie et chacun se met en frais pour y venir. Quand on se voit l’objet d’un choix flatteur, on devient tout de suite très-difficile pour soi-même ; les préférences ont cela de bon, qu’elles inspirent toujours un peu le désir de les mériter.

Le second bal, donné au théâtre de la Renaissance, était une vraie fête royale ; on n’a jamais rien vu de plus riche, de plus magnifique, de plus grandiose, de mieux ordonné et de plus élégant. D’abord, pour arriver, point de file : six voitures s’arrêtaient en même temps sous le péristyle, où chacun parvenait sans le moindre embarras. Là commençaient les enchantements : dans l’escalier, des glaces, des tapis, des fleurs et des flots de lumières ; dans les corridors, des glaces, des tapis, des fleurs et des flots de lumières ; dans le foyer, des tapis, des glaces, des fleurs, des flots de lumières, des canapés et des femmes éblouissantes. La salle offrait un coup d’œil dont rien ne peut donner l’idée ; les loges, sans portes, étaient tendues de riches étoffes et éclairées par de superbes candélabres en bronze doré. Le lustre était ce beau modèle renaissance, chef-d’œuvre de Chaumont, que tout le monde a admiré à l’Exposition de l’industrie cette année.

Que tout cela avait bon air ! En bas, vingt valets de pied en grande livrée ; en haut, quinze valets de chambre en grande tenue ; dans les corridors, quinze huissiers ornés de leur chaîne ; dans la salle, messieurs les commissaires portant à leur boutonnière les insignes de leur grade : un ruban bleu et la médaille de la Charité. Mesdames les patronnesses occupaient une estrade à l’entrée de la salle de bal ; elles étaient resplendissantes de parures. Leur présence expliquait l’empressement du public, on comprenait que tout le monde élégant de Paris voulût être d’une fête dont elles faisaient les honneurs.

Dans le foyer, on allait admirer les lots qui allaient se tirer à la loterie. Une poupée en cire, habillée en mariée, était entourée de son trousseau, dont chaque pièce avait été offerte par les premiers fabricants de Paris. Cette belle personne apportait aussi en mariage une galerie de tableaux, dus à nos meilleurs artistes. Ce genre de présents de noces est assez rare aujourd’hui. Parmi ces tableaux, on en remarquait un fort gracieux représentant deux Paysannes, d’après Greuze. Les amateurs se disputaient en idée ce lot précieux et se l’achetaient d’avance, sans savoir encore à qui le sort l’avait destiné. Ce tableau avait été envoyé par un anonyme ; mais des anonymes comme ceux-là sont bientôt reconnus : le talent est une signature.

Parmi ces lots, il y avait un turban oriental velours et or qui faisait l’envie de toutes les femmes. Il a été gagné par l’ambassadeur d’Angleterre. Est-ce un présage ? (Question d’Orient.)

Le beau tableau Gros-Claude a été gagné par madame la duchesse de Narbonne. C’était justice : et, cette fois, c’est le lot qui a du bonheur d’échoir à un juge aussi digne et aussi éclairé.

La robe de la mariée, en dentelle, a été gagnée par le portier de la Renaissance. Le brave homme a emporté tristement sous son bras sa belle robe, en disant : « J’aurais mieux aimé un tableau pour orner ma chambre !… » En effet, le demi-jour d’une loge de portier doit être bien favorable à certaines peintures.

La guirlande de la mariée, en roses blanches données par Batton, a été gagnée par le général ***.

Le buffet, placé dans le vestibule, était servi d’une manière magique. On prononçait quelques paroles et tout à coup une trappe s’ouvrait, et les babas, les pâtés, les gâteaux, les brioches évoqués apparaissaient comme dans les Pilules du Diable.

On doit de grands éloges et beaucoup de reconnaissance à l’ingénieux ordonnateur de cette fête ; tant de soins, tant d’éclat, tant de luxe étaient nécessaires. C’est maintenant que cette institution bienfaisante est réellement fondée, et le succès de cette année assure le succès du bal de l’année prochaine, si toutefois il y a une année prochaine.

Le troisième bal donné aux Tuileries était un vrai bal de charité ; la plupart des invités l’avaient été par complaisance. Quelle file ! quelle foule et quelles figures !… Mais aussi, comment voulez-vous qu’un bal où les trois cents hommes les plus laids de France sont, avant tout le monde, priés par force et de fondation, sous prétexte qu’ils représentent le pays, ne soit pas épouvantable ! Ces messieurs, naturellement laids, sont en outre systématiquement mal mis ; ils sont tous sales et point peignés : c’est leur uniforme, le seul qu’ils aient voulu adopter. Quant à leurs manières, elles sont des plus libérales : ils se donnent des coups de coude, des coups de pied, des coups de poing. C’est révoltant : on se croirait à la Chambre. Tout cela se passait dans des salons éblouissants de glaces et de dorures, à la clarté d’un lustre fantastique, formidable, qui, semblable au soleil,

Versait des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.