Lettres parisiennes/Année 1840/04

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1840

LETTRE QUATRIÈME.

Concurrence fâcheuse des plaisirs. — Dialogue conjugal entre deux bals.
Le coffret mystérieux.
30 janvier 1840.

Les plaisirs se succèdent avec une telle rapidité, qu’on n’a pas le temps d’en rendre compte. La soirée commence par un grand dîner, que l’on quitte pour aller à un grand concert, d’où l’on s’échappe pour courir à un grand bal ; on passe tout son temps à mettre et à ôter son manteau. Les femmes varient cet amusement en y joignant celui de mettre et d’ôter trois ou quatre fois par soirée leurs manches doublées de cygne, et leurs chaussons brodés ou tricotés ; puis elles montent dans leur voiture, où elles restent une heure à la file avant d’arriver au concert, où elles resteront encore une autre heure avant de parvenir au bal.

Les conversations se ressentent de ce papillonnage volontaire interrompu par ces affreux moments de solitude et de tête-à-tête forcés. On part avec l’intention de se distraire, de voir le monde. On fuit son coin du feu souvent attristé par de mesquines querelles de famille ou de ménage, et il se trouve précisément que l’on a obtenu le plaisir que l’on voulait éviter, c’est-à-dire un long tête-à-tête avec un mari de mauvaise humeur qui vous trouve horriblement mal mise, ou avec une tante enrhumée qui fait valoir sans générosité sa complaisance en disant avec aigreur : « J’espère que vous ne comptez pas rester au bal jusqu’à six heures du matin, ma chère ? » (Les femmes n’emploient jamais ce mot charmant que pour se dire des choses désobligeantes.) Aussi, regardez ces jeunes femmes : comme elles sont pâles et tristes en entrant dans un salon ! On devine qu’une parole méchante est le dernier mot qu’elles viennent d’entendre. Il faudra bien des flatteries avant de faire oublier ce mot-là ! il faudra bien des regards d’admiration et d’envie avant d’effacer cette impression ! Enfin le nuage est dissipé. Les belles couleurs renaissent, les yeux se raniment, le sourire n’est plus pénible ; il n’a plus rien d’officiel, il n’est plus même intentionné, il est sans but ; montrer de blanches perles n’est plus le devoir qui occupe : le beau moment est venu où l’on sourit tout simplement parce qu’on s’amuse ; mais le moment d’aller chez madame de *** est aussi venu. Vite, demandez vos manteaux, interrompez la phrase commencée, il faut partir, l’honneur l’ordonne. « Vous allez chez madame de *** ? — Sans doute, et vous ? — J’irai plus tard… » On tâche encore, dans le second salon, de causer un peu ; mais le mari inflexible s’avance ; il est chargé d’un lourd bagage et enveloppé dans son paletot ; il jette sur les épaules de sa femme un burnous, un manteau quelconque. La jeune femme remet ses chaussons et ses manches ouatées ; elle attend languissamment sa voiture, pendant que son mari, qui s’impatiente, va de temps en temps regarder ce qui se passe dans la cour.

Une jeune fille et sa tante viennent aussi demander leur voiture et leurs manteaux. La jeune fille, qui a une robe neuve, ne veut pas mettre son burnous : « Je n’ai pas froid ! » dit-elle en grelottant. La tante tousse et met par-dessus son manteau le burnous de sa nièce ; elle met en outre un collier de fourrure autour de son cou et un petit fichu de soie sur sa tête, en marmotte par-dessus son turban. On la regarde : pour expliquer ce costume de sorcière ou de sibylle, elle tousse avec affectation, en répétant de moment en moment ces mots qui sont un amer reproche : « Je devrais être dans mon lit ! »

Passe un élégant ; d’un air dégagé il sourit à ces dames, et leur dit avec finesse : « Vous attendez votre voiture ?… » Il a deviné cela !

La jeune femme, qui s’ennuie, est rentrée dans le premier salon. Son mari, après avoir longtemps guetté son domestique, l’aperçoit enfin ; il court prévenir sa femme, elle a disparu. Il la cherche avec une fureur concentrée. On le voit apparaître dans le salon, et les mille bougies de la fête s’indignent d’éclairer ce sombre paletot. Il arrache son épouse infortunée à une conversation qui commençait à devenir amusante, et, tout en grondant sourdement, il la conduit jusqu’à une voiture qu’il croit être la sienne. La jeune femme, étourdie par ce brusque sermon, s’élance sur le marchepied et se heurte contre une princesse russe qui descendait tranquillement de sa voiture, et dont le turban violemment retourné garde de cette rencontre le plus funeste souvenir.

Enfin le ménage s’éloigne. On arrive à la file du bal de madame de *** en se querellant doucement : « C’est votre faute. — Non, c’est la vôtre. — Je vous avais dit d’attendre là. — J’ai attendu. — Il m’a fallu aller vous chercher. — Pas bien loin, j’étais près de la porte ; d’ailleurs, c’est la faute de Victor, il ne sait jamais retrouver la voiture ; Charles est beaucoup plus intelligent. — Sans doute ; mais voilà huit jours que vous le faites veiller : il est malade. Vous n’avez pitié ni de vos gens ni de vos chevaux. Vous aimez le monde avec une telle fureur… — Ah ! mon Dieu, si j’avais une maison agréable, je ne sortirais pas si souvent. — Et qui vous empêche d’avoir une maison agréable ? ce n’est pas moi, je pense. — Vous faites mauvaise mine à tous ceux que j’invite. — Vous ne dites pas un mot à ceux que je vous présente. — Vous ne m’amenez que des ennuyeux. — Vous n’invitez que des fats. — Ces fats, ce sont mes cousins. — Ces ennuyeux sont mes collègues. — Ah ! votre M. D… n’est pas un collègue, et vous me l’amenez toujours. — M. Édouard de G… n’est pas votre cousin, et il passe sa vie chez vous. — Sa sœur est ma meilleure amie. — C’est une amie sincère, en vérité ; elle se moque de vous avec tout le monde. — Oh ! je sais bien que vous voulez me brouiller avec elle. — Là-dessus, je suis fort tranquille ; je n’aurai pas la peine de m’en mêler : le jour où elle n’aura plus besoin de vous, où vous n’aurez plus besoin d’elle, votre tendre amitié aura bientôt cessé. — Que voulez-vous dire ? — Vous me comprenez bien. »

Voilà à peu près comme l’on cause pendant qu’on est à la file, avant d’arriver à un grand bal.

Le plaisir dérobé à la première fête est déjà bien loin lorsqu’on parvient à la seconde : les traits sont de nouveau attristés, la pâleur est revenue, le sourire s’est perdu ; on entre dans le bal sans joie, l’esprit préoccupé, le cœur serré, et l’on n’y trouve qu’un ennui inquiet. On se demande alors si l’on n’aurait pas mieux fait de rester chez soi, sans façon, au coin du feu ; car, en réfléchissant, on découvre que c’est une véritable duperie que de se parer d’une façon si brillante pour passer la plus grande partie de sa soirée au fond d’une voiture, tête à tête avec un mari. Et le mari le plus charmant, le plus aimé, est toujours maussade dans ces sortes de corvées. Mettre sur ses épaules un bon manteau bien doublé, bien ouaté, est sans doute une chose agréable ; mais cependant, n’avoir pas d’autre occupation tous les soirs que de mettre et d’ôter quatre ou cinq fois ce manteau, cela devient monotone, et l’on devrait bien, à Paris, où l’on est si ingénieux en plaisirs, varier un peu celui-là. Dites-nous s’il est possible de parler avec intérêt à des gens qui ne pensent qu’à s’en aller ? On n’a pas d’esprit avec des causeurs nomades ; on leur dit toujours la même chose. Pour causer agréablement dans ce beau désert qu’on appelle un salon, il faut au moins y dresser une tente et s’y poser à l’ombre un instant. En général, on n’a rien à dire aux gens qui partent, du moins à ceux qui partent volontairement. Bon voyage ! c’est la seule parole que nous ayons jamais pu trouver à répondre à toutes leurs belles phrases d’adieu. Si l’on n’a rien à dire à ceux qui partent pour un voyage, on a encore moins de choses à dire à ceux qui partent pour un bal. Cela vous explique pourquoi les conversations sont si languissantes, même dans les salons remplis d’excellents causeurs, et pourquoi le monde devient moins amusant à mesure qu’il devient plus brillant.

Nous sommes bien forcé, d’ailleurs, de vous raconter ce qui rend le monde moins aimable, puisqu’il nous est défendu de vous parler de ce qui le rendrait si charmant.

Nous avons entendu l’autre soir un opéra délicieux, dont nous ne pouvons dire ni le sujet ni l’auteur.

Nous avons entendu chanter une jeune personne qui a un talent admirable et une voix merveilleuse ; mais il nous est défendu de parler d’elle.

Nous avons vu aussi un portrait charmant, fait par une autre jeune personne qui, elle aussi, a un talent admirable ; mais il nous est défendu de la nommer.

Nous savons encore une histoire excellente d’un monsieur qui… ayant peur que… s’imagina qu’à *** il suffisait de… ; mais nous ne pouvons la raconter.

Nous savons encore un mot ravissant de madame de *** sur l’aventure arrivée à M. *** ; mais nous n’oserions le répéter. Ceci est un avantage de notre position, de ne pouvoir jamais parler de la nouvelle du moment. C’est très-incommode d’être feuilletoniste, quand on n’est pas journaliste. Nous ne pouvons cependant résister au désir de vous raconter l’anecdote suivante :

M. de L… a acheté l’hôtel de madame la duchesse de Ch…

Ces jours-ci des ouvriers, faisant des fouilles dans le jardin, ont trouvé un coffre mystérieux : c’est un trésor, point de doute. La duchesse de Ch… avait une fortune considérable, elle a laissé des millions. Ce sont des diamants, de l’or, des bijoux précieux que renferme cette cassette… On s’assemble, on se consulte, on remplit scrupuleusement les formalités d’usage en pareil cas ; l’heure solennelle est venue, on va connaître enfin la valeur du trésor. Le coffre est ouvert ! la curiosité redouble : ce n’est qu’une première enveloppe ; ce coffre renferme un second coffre plus petit, on l’ouvre : que renferme-t-il ?… le squelette d’un chien ! À cette découverte, on rit d’abord de tant d’espérances déçues ; et puis bientôt on s’attriste, car un des assistants se rappelle l’histoire de ce pauvre chien : c’était celui de Marie-Antoinette, son compagnon de prison, le témoin de toutes ses larmes, le seul trésor que la reine de France pût léguer à sa digne amie, madame de Tourzel, en montant à l’échafaud.

Le coffre ouvert avec une curiosité profane fut religieusement fermé et remis à sa place.