Lettres parisiennes/Année 1839/17
LETTRE DIX-SEPTIÈME.
Cette semaine, les sujets de conversation ont été peu récréatifs ; on passait les heures de douces causeries à raconter des orages et à prédire des émeutes. Quelquefois ces sombres idées s’entremêlaient : les unes paraissaient la conséquence des autres ; on prétendait que de pareilles tempêtes avaient signalé la plus fatale année de la révolution. Et l’on en con- cluait que les mêmes autans devaient amener les mêmes catastrophes. On faisait de la foudre un présage et de la grêle un avertissement.
Nous écoutions ces belles phrases avec calme ; nous restions indifférent à ces folles conjectures. Quand on a le secret de la vérité, on sourit de pitié en écoutant les commentaires de l’erreur. Que sont les vains calculs de la superstition auprès des infaillibles souvenirs de l’expérience ? Que pouvions-nous répondre à ces raisonnements absurdes, nous qui seul connaissons la cause des caprices de l’atmosphère ? Eh ! mon Dieu, si nous avions su résister à des conseils perfides, il ferait encore aujourd’hui un temps superbe, le soleil sans nuages embraserait la cité ; vous auriez un ciel d’azur, au lieu de ce ciel noir et gris qui vous attriste ; vous verriez dans les rues des ombrelles, au lieu de voir des parapluies ; vous iriez ce soir vous promener en calèche aux Champs-Élysées, vous iriez aux concerts Dufresne respirer le-parfum des orangers, au lieu de rester at home à gémir sur le temps qu’il fait ; vous iriez prendre des glaces à Tortoni ou au café de Paris avec des élégantes et des merveilleuses, au lieu de rester en famille à prendre du thé ; vous auriez enfin pour refrain de conversation ce cri joyeux : « Ah ! qu’il fait chaud ! » au lieu de cette plainte pauvre et amère : « Dieu, qu’il fait froid ! »
Il y a huit jours encore l’été régnait dans la capitale, l’air était enflammé, la poussière était blanche et brillante, les femmes portaient des robes légères qu’une brise timide faisait à peine frissonner ; et maintenant l’hiver nous enveloppe, les trottoirs en deuil se voilent de boue ; et la mousseline de laine, tissu vertueux et modeste, lutte avec indignation contre un vent du nord sans respect. Ô changement subit ! ô changement maudit ! hier les ardeurs de la canicule, aujourd’hui la grêle monstrueuse et la pluie froide, et tout cela est notre ouvrage. Oui, de tous ces désastres, le coupable, c’est nous !
Cet aveu vous étonne… vous ne devinez point quels rapports il peut y avoir entre nous et les orages ; vous nous accusez de présomption, vous nous trouvez orgueilleux de prétendre ainsi faire la pluie et le beau temps, et changer le cours des saisons. Qu’avez-vous fait, direz-vous, pour attirer les nuages, pour exciter le courroux des autans ? Avez-vous offensé les dieux ? avez-vous profané l’autel d’Apollon ? le dieu du jour se cache-t-il pour se dérober à l’audace de vos regards ? — Non, Apollon est notre maître, notre vie est consacrée à le servir. — Avez-vous oublié de faire des libations à Neptune avant de vous embarquer pour le Havre ? voire même pour Saint-Cloud ? — Nous n’avons point voyagé depuis un an. — Quel est donc votre crime, imprudent mortel ? pourquoi fait-il si froid depuis huit jours ? qu’avez-vous fait pour nous valoir cette saison mortelle ? — Hélas ! hélas ! nous avons fait ce que tout le monde fait à cette époque, ce que la sagesse, l’économie, le soin, l’élégance même nous ordonnaient de faire, mais ce que nous n’avons jamais pu risquer impunément. — Eh ! dites donc ? — Nous avons fait enlever nos tapis !… » Jamais cet effet n’a manqué pour nous. Depuis bien des années nous en faisons l’expérience. Nous le prédisions il y a huit jours, et l’on nous raillait en disant : « La chaleur est insupportable, faites donc ôter vos tapis, pour que le temps change et qu’il nous vienne un peu de fraîcheur. » Nous avons obéi, et ceux qui nous insultaient de leur ironie sont aujourd’hui confondus et morfondus, parce que nos prédictions se sont accomplies. Puissent les frileux nous pardonner !
Quant aux directeurs de spectacle, ils doivent nous bénir, les théâtres sont remplis les jours où les jardins lyriques sont déserts.
On est fort occupé, à Londres, de la grande fête chevaleresque que lord Eglington doit donner en Écosse, au mois de septembre prochain. Pour recevoir dignement les six cents personnes invitées qu’il faudra loger, ainsi que toute leur suite, lord Eglington fait construire un second château en bois, tout pareil au véritable château. De la sorte, tout le monde sera traité également ; le château improvisé paraîtra aussi beau que le château naturel, et celui qui ne doit vivre qu’un jour aussi confortable que celui qui dure déjà depuis des siècles. Des costumes pittoresques, costumes du temps, seront distribués à tous les paysans de la contrée. On annonce un tournoi merveilleux, dont le duc de Beaufort sera le juge. Lord Chesterfield sera, dit-on, au nombre des combattants. Déjà plusieurs répétitions du carrousel ont eu lieu aux environs de Londres, dans une vaste prairie. Malgré les cuirasses et les visières, deux chevaliers ont été grièvement blessés.
À propos toujours de la perfide Albion, on vient de fonder à Londres un journal ayant pour titre : le Courrier de Paris, revue du continent. Ceci est très-flatteur pour nous. Ce pauvre Petit Courrier de Paris que nous avons imaginé il y a trois ans a déjà subi bien des imitations. L’Écho de Paris, feuilleton du Journal de Rouen ; la Revue de Paris, feuilleton du Siècle ; le Courrier de la ville, feuilleton du Temps ; la Cour et la ville, feuilleton du Constitutionnel ; Causeries, feuilleton de la Quotidienne, etc., etc. Voici que maintenant apparaissent les imitateurs d’outre-mer. Nous sommes donc très-fier de ce succès. Les auteurs sont déjà si orgueilleux de voir leurs ouvrages traduits à l’étranger ! qu’est-ce donc que de les voir imités ? La traduction est un faible hommage en comparaison de l’imitation ; le traducteur dédaigneux vous laisse toute la responsabilité de votre œuvre ; le plagiaire admirateur trouve votre idée si belle, qu’il daigne se l’approprier à lui-même et l’honorer de son nom. Quelle preuve d’estime et quoi de plus flatteur !
Un de nos amis, qui arrive de Saint-Germain, nous raconte à l’instant qu’un des ouragans terribles qui depuis trois jours désolent la contrée a renversé tous les arbres d’un parc situé aux environs de Marly et les a transportés dans le parc voisin. Cette nouvelle nous paraît étrange. Vous figurez-vous l’étonnement de ce propriétaire qui, la veille, s’est endormi possesseur d’un bosquet charmant et qui, le lendemain à son lever, ne trouve plus qu’un champ aride !… et la stupeur du propriétaire voisin qui surprend une forêt superbe épanouie dans son potager ! Maintenant on n’osera plus se promener en repos dans son parc : quel danger pour une femme, par exemple ! être là près de ses parents, à l’ombre du toit paternel, et se voir tout à coup enlevée par la tempête et transportée chez le voisin ! cette pensée-là fait frémir.
Voici un autre ami qui nous raconte un mot spirituel de M. le président S… Il s’agissait d’une affaire d’usure : un homme était accusé d’avoir donné à une innocente victime pour vingt et un mille francs de jambons ; l’avocat qui le défendait s’écriait : « Oh ! messieurs, peut-on nous soupçonner d’une telle indignité ! nous qui avons fait la guerre avec le grand homme, nous qui sommes décoré de l’étoile des braves ; nous qui… — Assez, assez ! interrompt le président ; nous voyons bien que vous voulez couvrir vos jambons de lauriers, mais passez outre. »
Ces vingt mille francs de jambons nous rappellent ce chameau malade qu’un illustre usurier avait aussi donné pour une somme énorme à un de nos plus célèbres élégants. Le navire du désert faisait une triste mine dans les écuries du jeune dandy. Les coursiers anglais le traitaient avec peu d’égards.
Nous connaissons aussi un jeune officier à qui un impudent usurier avait osé donner mille serins en payement. Avoir mille serins sur les bras, s’occuper de leur nourriture et de leur éducation, pour un sous-lieutenant, c’était embarrassant ; mille louis auraient été plus faciles à gouverner ; mais mille serins, mettez donc mille serins dans une bourse, et même dans une cage ! Le pauvre jeune fou avait enfermé cette somme ailée dans une chambre près de la sienne ; mais cette singulière monnaie qui ne sonnait pas chantait continuellement, et le bruit étourdissant que faisait ce millier de ramages inquiétait toute la maison. L’oncle du jeune homme, à qui l’on voulait surtout cacher cette spéculation, fut le premier à s’alarmer de ces concerts ; il monta jusqu’à la mansarde de son neveu, et la vérité fut connue. L’oncle était homme d’esprit, il se mit à rire et paya les dettes. Alors le jeune homme ne songea plus qu’à utiliser ses serins. Sa portière se chargea d’en vendre deux douzaines, sa blanchisseuse en prit quelques-uns ; il voulut ensuite être généreux et donner le reste, mais ce n’était pas encore très-facile, il ne pouvait pas en offrir plus de deux à la fois dans la même famille. Il les distribua adroitement dans différents quartiers. Il en offrit deux jolis à une actrice du Gymnase, deux à une vieille rentière du Marais, et quatre à la petite fille du concierge du ministère de la guerre : les enfants dépensent beaucoup d’oiseaux ; mais après qu’il eut pourvu de serins toute sa société, ses supérieurs, ses inférieurs et ses amies, il lui en restait encore plus qu’il n’en faut pour être heureux ; alors il leur donna la liberté. On ajoute qu’avec le dernier serin s’était envolé aussi le dernier écu ; qu’il ne lui restait plus rien de l’argent avancé par l’oncle, et qu’on lui proposait déjà une spéculation de douze mille parapluies, qui devaient encore le tirer d’affaire ; mais nous ne voulons pas croire cela ; mille serins suffisent dans les aventures usurières d’une jeune vie.