Lettres parisiennes/Année 1839/16

◄  XV.
XVII.  ►
1839

LETTRE SEIZIÈME.

Banalités de la conversation. — Les ennemis naturels.
21 juin 1839.

La conversation parisienne, et même la conversation française, se nourrit, pour tout aliment, d’une vingtaine de banalités qu’il faudrait pourtant bien un jour renouveler, d’abord parce qu’à force d’avoir été rabâchées elles ont cessé d’être piquantes ; ensuite parce que, les mœurs ayant changé, elles ont cessé d’être vraies.

M. Alphonse Karr est déjà parvenu à détrôner plusieurs préjugés de romances, accrédités d’âge en âge par les troubadours ; plusieurs erreurs de naturalistes, admises comme dictons dans le langage : il a démontré, par exemple, au grand désappointement des faiseurs de chansonnettes grivoises, que l’on ne pouvait danser ni sur la fougère ni sous la coudrette ; il a prouvé, au grand désespoir des poëtes, que les papillons n’aimaient pas les roses ; il a découvert, au grand étonnement des naturalistes, que le lézard, ami de l’homme, était au contraire son plus farouche ennemi ; enfin il a osé attaquer les proverbes ! les proverbes ! la sagesse des nations ! Il a déclaré que plusieurs d’entre eux étaient parfaitement absurdes ; il a montré que ceux-là, que l’on révérait infiniment, disaient tout le contraire de ceux-ci, que l’on ne révérait pas moins. Faire la guerre aux préjugés, ces erreurs consacrées par les siècles ; attaquer les proverbes, ce code de la prudence, dont les lois éprouvées sont le fruit de l’expérience universelle, c’était courageux. Eh bien, nous serons plus courageux encore, nous attaquerons hardiment ces banalités mensongères, ces lieux communs qui n’ont plus de sens, ces vulgarités qui n’ont plus d’application, ces erreurs monnayées qui courent le monde, qui pénètrent dans tous les esprits, qui usurpent toutes les confiances, et, ce qui est plus terrible encore, qui soutiennent toutes les conversations.

Nous savons bien qu’en supprimant le classique vocabulaire des vieux mensonges dialogués, nous allons d’un mot couper la parole à des milliers de causeurs aimables qui, demain, ne sauront que dire ; mais raison de plus, nous n’aimons pas que l’on vive de phrases et d’idées toutes faites, surtout quand elles sont mal faites. Prenez garde, nous crie-t-on avec malice, si vous attaquez la bêtise et le mensonge, vous allez vous faire bien des ennemis… — Eh ! mon Dieu, voici déjà une de vos erreurs ! On n’a point pour ennemis les imbéciles et les menteurs, parce qu’on les a attaqués violemment ; on a tout naturellement les imbéciles et les menteurs pour ennemis, quand on a de l’esprit et que l’on dit la vérité. Nos ennemis sont un produit de notre propre nature, et non une conséquence de nos actions. Ceux que notre conduite a pu blesser nous haïssaient d’avance pour nos qualités ; nous n’avions rien à gagner à les ménager. Heureux l’homme qui n’aurait d’ennemis que ceux qu’il se serait faits lui-même, il pourrait facilement se les concilier : mais les ennemis implacables sont les ennemis naturels, et ceux-là ne s’apaisent point ; on ne les désarmerait qu’en perdant les avantages qui excitent leur colère ; leur pardon coûterait cher.

Il s’est fait bien des ennemis, dit la foule naïve. — Comment cela ? — En faisant telle chose, en écrivant tel livre. — Folie ! Je vous prouverai, moi, que s’il avait fait, que s’il avait écrit tout le contraire, il aurait eu les mêmes ennemis. Un mot malin que vous lancez vous fait un ennemi de la victime, sans doute ; mais ce même mot, si vous vous privez de le dire, ne vous fera pas moins un ennemi. Cette malice, que vous étouffez par bonté d’âme ou par prudence, se trahit dans votre regard, dans votre imperceptible sourire, elle est une conséquence de vos antécédents. Vous avez beau ne pas condamner tout haut telle chose, on sent bien que vous la trouvez ridicule, et l’on ne vous saura aucun gré de vos ménagements ; bien plus, on vous aurait pardonné cette plaisanterie spontanée, involontaire, qu’on attendait de vous, et l’on ne vous pardonne point la pitié généreuse, mais humiliante, qui vous la fait réprimer. Ce qu’il y a de plus sage au monde, nous le reconnaissons, c’est de cacher qu’on a de l’esprit ; mais quand on a eu la faiblesse de laisser deviner celui qu’on avait, ce qu’il y a de plus prudent, c’est de s’en servir. Avoir des armes, c’est déjà être suspect. Ah ! plutôt que d’être timidement et perfidement suspect, soyez donc franchement et honorablement redoutable.

En vain vous serez bon, charitable, généreux, il y aura toujours quelqu’un, quelque part, qui s’offensera, par cela même, de votre conduite. Toute vertu est un reproche, toute qualité est une épigramme. Les méchants ne sont pas tout seuls à faire les méchancetés. Les coups les plus terribles partent souvent des grandes âmes. Les plus beaux caractères sont les plus cruels sans le savoir ; chacune de leurs nobles actions est une condamnation sans appel ; leur disproportion est une ironie, leur contraste est un outrage. Ainsi un homme d’un beau caractère a pour ennemis naturels tous ceux qui ont de vilains souvenirs à se reprocher. Il a refusé de faire telle action qu’il trouvait indigne de lui, il a pour ennemis tous ceux qui l’ont faite et qui ont trouvé tout simple de la faire. En vain il voudrait se rapprocher de pareils ennemis, l’alliance est impossible là où il n’y a point de sympathie ; qu’il reste dans son isolement, toute conciliation serait infructueuse ; jamais ces gens-là ne lui pardonneront l’élévation de ses sentiments, le désintéressement de sa conduite, parce que cette élévation et ce désintéressement sont la satire de leur vie.

De même toute femme qui a fait un mariage d’inclination a pour ennemie naturelle toute fille de vingt ans qui a pris un mari cacochyme par intérêt ou par vanité ; en vain la première ferait à l’autre mille prévenances, l’harmonie est impossible entre elles deux. Leurs destinées se composent d’éléments hostiles ; jamais l’amitié ne pourra fleurir dans leurs cœurs, parce que la folie généreuse de celle-ci est une satire éternelle du honteux calcul de celle-là.

Tout homme qui s’est noblement conduit dans une affaire d’honneur a pour ennemis naturels tous les hommes qui ont gardé un soufflet sur la joue, et tous ceux qui le garderaient. En vain il leur tendrait la main et se ferait patient comme eux, jamais ils ne lui pardonneraient son courage, parce que ce courage qu’ils condamnent, qu’ils envient, est une satire de leur lâcheté.

Toute femme d’esprit qui a composé à elle seule d’importants ouvrages, vigoureusement écrits, savamment charpentés, dont le nom est une illustration, dont le talent est une forttune, a pour ennemis naturels tous les Molières de petits théâtres, travailleurs obstinés, à la moustache noire, à la voix forte, aux bras nerveux, aux regards enflammés, nourris de mets succulents, abreuvés de vins capiteux, qui s’unissent par demi-douzaine et s’enferment avec importance pour écrire ensemble un petit vaudeville qui est sifflé. En vain cette femme voudrait traiter ces hommes-là comme des frères, en vain elle s’abaisserait jusqu’à fumer leurs cigares, jusqu’à boire du punch dans leurs verres, ces hommes forts ne pardonneront jamais à cette faible femme sa supériorité et son génie, parce que cette supériorité et ce génie sont la satire de leur impuissance et de leur misère.

Prenons des exemples moins sérieux.

Tout homme qui dans une orgie boit autant que les autres et n’est pas ivre à cinq heures du matin a pour ennemis naturels tous ceux qui seront sous la table ; ils ne le haïront peut-être pas pour cela, mais ils le puniront à leur manière et avec une proportion gardée, c’est-à-dire qu’ils ne l’inviteront plus.

Toute personne qui s’ennuie par délicatesse a pour ennemie naturelle toute personne qui s’amuse aux dépens de sa dignité.

Un homme qui dîne à vingt-deux sous a pour ennemis naturels tous les pique-assiettes ; c’est cruel, mais cela est ainsi, parce que la sobre fierté de l’un est une satire de l’indiscrète avidité des autres.

Nous pourrions vous citer bien des exemples encore, mais nous préférons vous croire convaincus ; vous ne viendrez plus nous dire, n’est-ce pas : Il s’est fait bien des ennemis… Oh ! ces ennemis-là, il les avait et il les aura toujours.

Cependant nous devons être juste, il y a de certaines choses peu importantes qui réellement font beaucoup d’ennemis. Pour les hommes, il y a les chevaux, les grooms et les loges de spectacle. Pour les femmes, il y a les rubans et les fleurs. Posséder un château magnifique et soixante mille livres de rente en terres, cela ne vous fait point d’ennemis ; se promener sur le boulevard en tilbury avec un cheval médiocrement beau, mais bien attelé, conduit par un groom bien tenu, cela vous donne pour ennemis instantanés tous les gens à pied, tous les gens en voiture, voire même ceux qui possèdent soixante mille livres de rente en terres et un magnifique château.

Avoir une superbe galerie de tableaux, une bibliothèque princière, cela ne fait point d’ennemis ; avoir pour ses plaisirs, et quelquefois pour ses affaires, une place dans une bonne loge à l’Opéra, cela vous fait pour ennemis tous ceux qui se ruinent en tableaux et en livres.

De même pour les femmes. Avoir une bonne maison, une bonne table et une bonne voiture, cela ne vous fait pas d’ennemis ; avoir un petit salon toujours coquet et rempli de fleurs, cela vous fait pour ennemies toutes les femmes, et surtout celles qui ont une bonne voiture, une bonne table, une bonne maison.

Porter des diamants célèbres, de beaux châles de l’Inde, cela ne fait point d’ennemis ; avoir toujours des ceintures nouvelles, savoir choisir les plus jolis rubans de mademoiselle Delatour ou de mademoiselle Vatelin, cela vous fait pour ennemies toutes les femmes, surtout celles qui ont de beaux châles et de beaux diamants. Ceci est un phénomène que nous tâcherons d’expliquer ainsi : on vous pardonne les solides avantages de la fortune, parce qu’avec de la fortune ces avantages peuvent s’acquérir ; mais on ne vous pardonne point les grâces de l’élégance, parce que l’élégance est une qualité personnelle que vous envient également ceux qui ne l’ont point, malgré leur richesse, et ceux qui ne seraient pas très-certains de l’avoir s’ils étaient dans votre position.

Autre banalité. On dit encore, et qui n’a dit cela au moins une fois dans sa vie : En France le ridicule tue tout ; et la foule de s’écrier : « Ah ! c’est bien vrai ! » Eh bien, nous, dût-on nous faire servir à prouver que cela est, nous vous dirons que cela n’est point ! En France, le ridicule n’a jamais tué personne ; il n’a jamais su ôter à un talent véritable une parcelle de sa valeur. En France, précisément, le ridicule n’a aucun empire. Voyez ces hommes qu’il a poursuivis de ses traits les plus mordants : ils sont là, debout, pleins de force ; et pourtant on a bien souvent fait rire à leurs dépens, on les a ridiculisés dans leurs ouvrages, dans leurs plus belles idées, dans leurs plus nobles rêves. On s’est moqué de leur style, de leur parole, de leurs aventures, des moindres détails de leur vie privée. Voyez M. de Chateaubriand, on a remplacé son grand nom par les sobriquets les plus risibles. À ses débuts, Chénier, spirituel comme le doute et amer comme le remords, Chénier l’a frappé d’un coup que l’on croyait mortel. Rien de plus plaisant que son compte rendu d’Atala. Le nez du père Aubry aspirant à la tombe ; le Crocodile de la fontaine ; cette chanson sauvage : Réjouissons-nous, nous serons brûlés au grand village ! et cette fameuse phrase : Orages du cœur, m’écriai-je, est-ce une goutte de votre pluie ? Toutes ces expressions y étaient relevées de la façon la plus comique. Quel style a été plus parodié, plus critiqué ! Que de bons mots heureux et pénibles ont été faits contre ce beau talent ! Vous le savez, depuis trente ans, les sots tournent en ridicule l’auteur de René ; et cependant, quand il passe dans la rue et qu’on le reconnaît, les jeunes gens le portent en triomphe et le proclament le génie de notre époque.

N’a-t-on pas aussi abreuvé de ridicule et d’ironie l’orateur, sublime amant d’Elvire ? ne lui a-t-on pas crié comme une injure son beau titre de poëte chaque fois qu’il montait à la tribune ? n’a-t-on pas traité ses plus nobles sentiments de fictions et de chimères ? On lui a dit qu’il plantait des betteraves dans les nuages, que sa conversion des rentes ne valait pas sa conversion de Jocelyn, et mille autres niaiseries semblables… Et cependant cet homme, dont l’éloquence fut si longtemps tournée en ridicule à cause de ses qualités mêmes, est aujourd’hui un des premiers orateurs de la Chambre, celui que les étrangers, les hommes de province, sont le plus curieux d’écouter, celui qu’ils cherchent sur les bancs avec le plus d’empressement, celui pour qui ils disaient, il y a quelques jours, avant la fin de la séance, ce mot si flatteur que nous avons entendu : « Allons-nous-en, M. de Lamartine n’y est pas. »

Et Victor Hugo ! ne l’a-t-on pas aussi quelquefois tourné en ridicule ? Vous rappelez-vous la pâte de guimauve que l’on faisait manger à Hernani dans la parodie du Vaudeville, et le vieil as de pique pour le vieillard stupide, et cette plaisanterie si rebattue : Oui, je suis de ta suite, de ta suite j’en suis ? Eh bien ! ces folles plaisanteries n’ont-elles pas été impuissantes ? Non-seulement Victor Hugo n’a rien perdu de son rang poétique, mais il est le fondateur reconnu et le chef d’une école régénératrice ; non-seulement il a des admirateurs, des imitateurs, des sectateurs, mais il a plus encore, il a des séides, comme Mahomet.

Chose étrange ! ces trois hommes que le ridicule a le plus constamment persécutés sont justement les seuls hommes en France qui aient du prestige… et vous viendrez encore nous dire : En France, le ridicule tue tout… Non, non, vous ne nous direz plus cela.

On disait encore : L’esprit court les rues. Mensonge ! — Quelqu’un a répondu : « Il court donc bien vite, qu’on l’attrape si rarement ! » Ce quelqu’un avait raison : rien de si rare que l’esprit, demandez plutôt à ceux qui en achètent et surtout à ceux qui en vendent.

On dit enfin : Il est si difficile de se faire un nom à Paris ! Mensonge ! rien n’est plus facile aujourd’hui. Il paraît chaque matin, il s’imprime chaque semaine cent journaux ennemis et vingt revues rivales qui ne savent que dire, et qui s’estiment trop heureux quand vous voulez bien leur fournir gratis quelques pages amusantes, quand vous leur donnez l’occasion de dire un peu de mal de leur ennemi en vous vantant. Rien n’est plus facile pour un jeune homme de talent que de se faire un nom dans les journaux. Demandez plutôt à ces vieux journalistes sans talent qui sont si célèbres.