Lettres parisiennes/Année 1839/15

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1839

LETTRE QUINZIÈME.

Fête à l’ambassade d’Angleterre pour la naissance de la reine. — La princesse Doria. — Les humilités orgueilleuses. — Mot de l’ambassadeur de Turquie.
30 mai 1839.

Nous vous avons sacrifiés vendredi dernier, aimables lecteurs, séduisantes lectrices ; peut-être ne vous en êtes-vous point aperçus… Oh ! si vraiment. Les bavards ont cela d’agréable, qu’ils font de l’effet par leur silence, et le nôtre a dû vous frapper. Toutefois, ne nous accusez point de négligence : en vous sacrifiant, nous agissions encore dans votre intérêt. Vendredi était le jour d’une grande fête à laquelle nous avons voulu assister, pour notre plaisir, un peu, mais surtout pour vous en faire un exact récit. Dans cette belle fête, on célébrait la naissance de la reine d’Angleterre, et le souvenir de cette gracieuse Majesté, de cette jeune fille qui tient le sceptre avec tant de force, de cette nymphe couronnée qui donne des leçons de dignité aux vieux rois ses frères, embellissait toute chose, jusqu’à l’étiquette elle-même ; comme en Angleterre c’est une femme qui est roi, l’uniforme n’était point porté par les hommes, il était porté par les femmes ; et rien n’était plus agréable aux yeux que toutes ces robes blanches parsemées de roses qui rajeunissaient les plus respectables mères de famille. C’était la fête de la Rose, et jamais cette royale fleur n’avait brillé de plus d’éclat. Il y avait au coin de chaque porte une montagne de rosiers en fleur rangés sur des gradins invisibles ; c’était charmant : çà et là on surprenait de jeunes et jolies danseuses cueillant des rose$ pour remplacer les légers bouquets de leurs robes que les tourbillons de la valse avaient emportés. Et ce n’était point une indiscrétion, on peut le croire ; il y avait bien là de quoi couronner de roses cent soixante familles anglaises avec leurs dix-huit jeunes filles : Isabella, Arabella, Rosina, Susanna, Louisa, Elisa, Mary, Lucy, Betzy, Nancy, etc., etc.

On avait fait demander pour les ornements de la fête, outre les fleurs du jardin et des serres, qui sont magnifiques, mille à douze cents rosiers ; on n’en a pu placer, dit-on, que huit cents dans les appartements ; mais cela seul peut vous donner l’idée de ces magnificences toutes mythologiques. Le jardin, couvert d’une tente, était arrangé en salon de conversation. Mais quel salon ! les larges plates-bandes remplies de fleurs étaient des jardinières monstres que chacun venait admirer ; le sable des allées était caché sous de fraîches toiles, pleines d’égards pour les blancs souliers de satin ; de grands canapés de lampas et de damas remplaçaient les bancs de fer creux ; sur une table ronde étaient des livres, des albums, et c’était plaisir de venir rêver et respirer dans cet immense boudoir, d’où l’on entendait, comme un chant magique, le bruit de l’orchestre, d’où l’on voyait passer comme des ombres heureuses, dans les trois longues galeries de fleurs qui l’entouraient, et les jeunes filles folâtres qui allaient danser et les jeunes femmes plus sérieuses qui allaient souper.

Il n’est point de fête sans lion, et le lion, cette fois, était une charmante princesse anglo-italienne dont l’apparition a produit le plus grand effet. Lady Mary Talbot, mariée il y a deux mois au prince Doria, était arrivée de Gênes quelques heures avant le bal ; l’élégante voyageuse ne songeait qu’à se reposer d’une si longue course : l’idée de cette splendide fête n’était pour elle qu’un regret. Arrivée à quatre heures, le moyen de s’imaginer qu’on puisse aller au bal à dix heures du soir ! encore si c’était quatre heures du matin, peut-être on aurait eu le temps de se préparer ; mais si tard, cela semblait impossible. Tout à coup ces paroles étranges se font entendre : « On apporte une robe de bal pour madame la princesse ! » Tel on voit un coursier, nonchalamment couché sur le gazon, tout à coup bondir et s’élancer dans la plaine au premier signal de la guerre, telle on vit la jeune voyageuse, nonchalamment couchée sur un lit de repos, s’éveiller tout à coup et s’élancer à sa toilette au premier signal de la coquetterie. D’où venait-elle, cette robe si parfaite et si jolie ? quelle fée bienfaisante l’avait commandée à ses génies ? Cela était facile à deviner. Il n’y a qu’une amie véritable qui sache prendre de pareils soins, et l’on a bien vite reconnu une amie véritable, car c’est une épreuve infaillible. Ô femmes belles ! écoutez ce secret, qu’il vous serve de guide en vos amitiés : Celle qui vous admire vous trompe ; celle qui vous fait admirer vous aime !

Et le soir nous avons vu les deux jeunes amies, fères chacune de la beauté de l’autre, errer dans les salons de l’ambassade d’Angleterre, suivies d’un cortège de curieux qui se changeaient bientôt en appréciateurs enthousiastes. Ces deux gracieuses lionnes, entourées d’hommages, faisaient rugir de dépit toutes sortes d’ex-lionnes en disponibilité. Les magnifiques diamants de madame la princesse Doria {diamants historiques, parmi lesquels on remarque le Doria, gros comme un petit pavé de Juillet et célèbre dans la famille des diamants) faisaient pâlir plus d’un collier, plus d’un bandeau de diamants parvenus. Cette superbe parure, qui produisait une si grande sensation, était pour nous une ancienne connaissance ; nous l’avions déjà bien admirée, il y a quelque dix années, sur un front aussi beau, mais plus sévère. Alors cette parure était portée aussi par une princesse Doria, belle-mère de celle qui vient d’arriver à Paris ; ce n’était pas une blonde et svelte Anglaise comme lady Talbot, mais une grande et brune Romaine aux traits réguliers, aux regards imposants, digne de Rome antique par la noblesse de sa démarche et la fierté de son caractère, digne de Rome sainte par sa bonté charitable et l’ardeur de sa piété.

Nous l’avons vue un soir, il nous en souvient, parée de ces merveilleux diamants, à un grand recivimento, chez M. le comte de C…, ambassadeur extraordinaire du roi des Pays-Bas près le saint-siège. — Nous l’avons vue encore une autre fois dans une des salles du Vatican, non en robe de velours et couverte de diamants, mais en robe de laine avec un tablier de toile, et lavant dans un baquet véritable les véritables pieds des pèlerines. C’est l’usage à Rome : les grandes dames, au jour du jeudi saint, s’humilient de la sorte en lavant les pieds poudreux des pauvres filles. Cela est fort édifiant. Mais comme il faut être grande dame pour avoir le droit de s’humilier ainsi, il en résulte qu’on attache à cet acte d’abnégation une très-grande vanité, et nous nous rappelons encore en souriant que les filles de M. de C…, qui étaient alors deux enfants et qui sont aujourd’hui deux femmes belles et spirituelles, vinrent à cette cérémonie toutes joyeuses et toutes fières, parce que, en leur qualité de filles d’ambassadeur, elles avaient obtenu l’honneur insigne d’aller, avec la princesse Doria et les autres princesses romaines, laver les pieds des pèlerines au Vatican.

Parmi les célébrités politiques qui ornaient le bal de vendredi dernier, on remarquait le président du conseil du 22 février, causant très-coquettement à l’ombre des gobéas avec le président du 15 avril. Et cette conversation, probablement très-agréable à entendre, était assez triste à regarder. Quoi ! monsieur Thiers, vous avez renversé à force d’injures un ministère qui n’avait que le tort de durer ; vous avez dit pendant trois mois à un homme d’honneur qu’il trahissait son pays, qu’il manquait de dignité, qu’il faisait de la corruption un système ; vous l’avez abreuvé des injures les plus amères, vous l’avez criblé des traits les plus perçants ; et vous venez aujourd’hui, à la face de toute la société, devant tous ces étrangers qui ont frémi de vos combats, vous venez minauder, ricaner et coqueter politiquement auprès de lui, auprès de ce ministre vaincu par ms intrigues !

Mais vous ne savez donc point les malheurs qui sont résultés de vos luttes ? Vous avez donc oublié les quarante faillites qui ont perdu tant de pauvres gens ? Vous avez donc oublié cet échantillon de guerre civile qu’on nous a offert il y a quinze jours ? Ces hommes ruinés par vos colères ne vous ont donc rien enseigné ? ce sang versé pour vos caprices ne vous a donc point répondu ? Vous êtes léger, cela dit tout ; et parce que vous êtes léger, il faut que la France soit bouleversée. Vous jetez par terre trône et ministère ; vous paralysez toutes les affaires du pays ; l’agriculture languit, l’industrie étrangle, l’intelligence étouffe ; tout est suspendu, tout est en souffrance ; c’est vous qui causez tous ces troubles, et vous n’avez pas même des convictions apparentes pour excuse de vos attaques. Vous renversez un ministère avec des injures, et vous n’avez pas même une haine dans le cœur pour explication de vos outrages. C’est misérable, monsieur !

L’ambassadeur de Turquie, à propos de ces hommes qui s’attaquent avec fureur le matin à la Chambre et qui se promènent en causant gaiement ensemble le soir dans nos salons, disait ce mot charmant, tout brillant de couleur orientale : « Le matin, tigres ; le soir, frères. »

Des hommes qui aimeraient véritablement leur pays seraient le contraire ; ils seraient frères le matin pour s’entendre sur ses intérêts ; ils seraient tigres le soir, si l’orgueil et les rivalités les séparaient ; mais, nous vous l’avons prouvé l’autre jour, ils n’aiment point leur pays.

Cela nous rappelle que nous devons hommage et réparation à de nobles femmes que nous avions accusées d’avoir dansé le jour où l’on se battait dans Paris. Quelques-unes sont allées au bal, il est vrai, mais c’est la minorité. Nos plus grands noms se sont abstenus, et nous sommes presque heureux de notre patriotique colère, puisqu’elle nous a valu de si doux reproches et tant d’honorables réclamations. Les femmes que l’orgueil national émeut encore en France ont d’autant plus de mérite, que ce sentiment n’est pas de ceux qu’on entretient dans leurs cœurs. En Angleterre, l’amour du pays est un culte que l’on enseigne, dès l’enfance, aux hommes et aux femmes ; il fait partie de l’éducation. À Paris, on prive de bal nos jeunes filles, selon les partis politiques, quand la reine éprouve un chagrin de cœur, quand madame la duchesse de Berri est prisonnière : cela est naturel, nous approuvons les sentiments de convenance qui dictent ces privations ; mais il nous semble que ces égards que l’on a pour une reine affligée et pour une princesse captive, on peut bien les avoir aussi pour une patrie en danger ; une dynastie n’a de grandeur qu’autant qu’elle fait cause commune avec le pays, et c’est lui rendre un hommage peu digne d’elle que de la séparer de lui. Nous vous ferons remarquer ceci en passant : Chez toutes les nations qui ont gouverné le monde, l’amour de la patrie était inspiré et professé par les femmes ; c’est pourquoi nous vous disons de vous défier de la perfide Albion.