Lettres parisiennes/Année 1839/14

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1839

LETTRE QUATORZIÈME.

Après l’émeute du 12 mai. — Indignation. — Une parabole.
Pauvre France !
17 mai 1839.

Oh ! le vilain temps que le nôtre ! malheur, malheur, à nous d’être nés dans ce siècle-ci ! Pauvre et cher pays, où vas-tu ? et qui te mène ? As-tu donc, comme ces tristes enfants des Contes de Perrault, de mauvais parents qui ne t’aiment plus et qui te conduisent dans les bois afin de t’y égarer ? Hélas ! oui, les insensés veulent tous te perdre, chacun avec un espoir différent ; les uns disent : « Semons la défiance, jetons le trouble, frappons sans relâche, renversons ce qui est ; et nous nous assoirons sur les ruines, et nous nous partagerons les richesses : nous sommes las d’être pauvres. Nous aussi nous voulons de l’or, de beaux chevaux, de grands hôtels ; nous ne voulons pas travailler, nous voulons régner : dépouillons ceux qui possèdent ; vive l’égalité !… » Et ils se mettent à l’œuvre avec fureur ; et l’édifice social, qu’ils ébranlent à toute heure, menace déjà d’engloutir le monde sous ses débris.

Les autres, et ceux-là sont les profonds politiques, les regardent faire en souriant, et de temps en temps leur envoient avec malice quelques bienveillants conseils. « Frappez de ce côté, disent-ils, cet appui est encore solide, c’est là qu’il faut réunir tous vos coups ; tenez, braves alliés ! nous voulons même vous aider ; allons, frappons ensemble ! ferme ! c’est bien ! vous êtes contents de nous, n’est-ce pas ? » Et puis ces profonds politiques se détournent pour rire en cachette de la grossièreté de leurs associés : « Les rustres ! pensent-ils, qu’ils sont fourbes et misérables ! quand ils seront vainqueurs, on ne les supportera pas plus d’un jour ; ils mettront tout à feu et à sang, on sera bien heureux alors de nous avoir pour les remplacer. » Pendant ce temps, les autres disent : « Les niais ! vous le voyez, ils sont toujours les mêmes : intrigants sans courage, orgueilleux sans dignité. Ah ! quand nous serons là, comme nous les jetterons vite à la porte ! Plus souvent qu’on leur laissera leurs terres et leurs châteaux ! » Ils parlent ainsi, car ils se haïssent les uns les autres ; mais ils frappent ensemble, ils frappent fort et toujours, et le sol tressaille, et les murs se fendent, et les lambris fléchissent, et le faîte déjà s’écroule, et la poudre des décombres, que le vent de leur colère soulève en tourbillons, aveugle nos regards en pleurs.

Et tu vas périr, jeune et belle France, parce que ceux dont l’amour faisait ta force ne t’aiment plus ; ton bonheur n’est plus leur pensée, ta gloire n’est plus leur orgueil ; ils ont tous mieux à faire que de t’aimer. Leurs plus beaux sentiments même ne te regardent pas ; tes vieux et nobles parents, ô jeune femme ! oublient que tu es leur enfant, ils te sacrifient à leurs souvenirs ; tu as refusé l’époux qu’ils t’avaient choisi, fille rebelle ! et ils ont pris son parti contre toi ; ils appartiennent à sa cause et non plus à la tienne. Tu souffres, tant mieux ! c’est ce qu’ils veulent ; ils sèmeront le trouble dans ton ménage pour te punir de leur avoir désobéi. N’attends de ces orgueilleux parents nulle pitié ; ils ne voient plus en toi une fille chérie qu’il faut secourir, qu’il faut protéger ; ils ne voient en toi que l’épouse de l’homme qu’ils détestent ; et comme tes malheurs sont les siens, ils se réjouissent de tes malheurs ; et le jour où le sang coule de tes blessures, ils détournent les yeux avec indifférence ; ils disent : « Ce sang n’est plus le nôtre, » et ils passent. Et tu vas, périr, pauvre France, parce que tes nobles parents, dont les grands noms pendant des siècles ont fait ta gloire, ne t’aiment plus !

Ce n’est pas tout : tes jeunes frères sont venus aussi t’adresser de sévères reproches ; ils se sont ligués contre toi. Ah ! les frères sont des censeurs naturels dont l’autorité contestable est d’autant plus impérieuse. Tes frères, ô jeune France ! sont farouches et systématiquement envieux ; ce sont de véritables frères féroces ; ils blâment non-seulement ton mariage, mais encore tous les mariages ; ils sont, par principe, ennemis des engagements ; ils ont juré de briser toutes les chaînes, ils n’en tolèrent aucune, sous prétexte de liberté, ni les chaînes d’or de l’hyménée, ni les chaînes de fleurs de l’amour. Pourquoi n’as-tu pas suivi leurs conseils ? ils t’avaient tant recommandé de rester fille ! Alors tu n’aurais été dans la dépendance de personne, ou du moins tu aurais pu changer de maître souvent ! Tes frères ne te pardonnent point une alliance qui leur arrache l’empire qu’ils voulaient avoir sur toi ; ils sont jaloux de ton mari, et leur unique pensée est de le perdre. Chaque matin, ils accourent à ton lever pour te dire du mal de lui ; chaque jour, ils te répètent qu’il est avare, qu’il est perfide et qu’il te trahit toi-même pour une vieille maîtresse étrangère qu’il te préférera toujours ; et tu écoutes leurs mensonges, tu les crois et tu gémis amèrement. Ils te voient convaincue, ils s’adoucissent, et ils ajoutent avec une tendre pitié : « Ne pleure pas, ô sœur chérie ! nous veillons sur ton sort, rassure-toi ; nous allons tuer ton mari et tu seras heureuse ! » Mais comme cette touchante attention t’épouvante, comme tu repousses avec terreur ces sanglantes consolations, ils s’indignent de ta faiblesse, ils t’appellent esclave, ils te disent lâche et misérable ; ils te poursuivent de leur rage en criant : « Va, c’est bien fait, souffre ! tu n’as que ce que tu mérites ; pourquoi n’as-tu pas voulu nous écouter ? » Et ils fuient en te menaçant !… Et tu vas périr, belle France, parce que tes frères, qui devraient défendre ton honneur et soutenir ta jeunesse, gonflés d’orgueil, rongés d’envie, ne t’aiment pas !

Qui donc viendra te secourir, pauvre femme ? tes parents te maudissent, tes frères te persécutent ! Qui donc aura pitié de toi ? Ah ! tes jeunes sœurs, sans doute ; elles, si bonnes et si charmantes, viendront t’aider à supporter tes malheurs ! leur courage est impuissant pour te défendre ; mais leur tendresse, du moins, adoucira l’amertume de tes chagrins ; elles ne peuvent agir pour toi, mais du moins elles vont pleurer avec toi. — On les cherche en vain ; où sont-elles ? Quoi ! tu souffres, et on ne les voit point près de ton lit de douleur ! ton sein est déchiré, ton corps est meurtri, et ce ne sont pas leurs blanches mains qui pansent tes blessures ! Où sont-elles donc ? il faut les appeler. — C’est inutile, elles ne viendraient pas ; elles sont occupées à de graves affaires : elles s’habillent au son du tambour pour aller sautiller au bal chez des étrangers. Cependant elles sont inquiètes, non des scènes sanglantes qu’on vient leur raconter, mais des retards d’une couturière négligente qui n’a pu terminer à temps les robes qu’elle avait promises, parce qu’elle a veillé toute la nuit son père, tué hier soir dans les rangs de la garde nationale, et les robes ne sont pas prêtes ; mais on en met d’autres et l’on part ; bientôt les braves danseuses recommencent encore à trembler, non parce qu’elles entendent des coups de fusil dans les rues voisines, mais parce qu’elles ont peur qu’on ne prenne leur voiture pour faire une barricade, et qu’elles seraient fort contrariées d’aller à pied dans ce bal. Enfin, Dieu les protège, elles arrivent sans accident ; les chapeaux de paille de riz, les capotes en dentelle sont d’une fraîcheur délicieuse, qui ne trahit en rien l’émeute des faubourgs. Les robes d’organdi sont pures et blanches comme des drapeaux qui n’ont jamais vu le combat ; les plumes flottent, les fleurs tremblent, les rubans frissonnent, les mouchoirs brodés jettent au loin de suaves parfums qui remplacent agréablement l’odeur de la poudre et des cartouches brûlées. Cette fête est charmante ; vive la valse ! elle emporte dans ses tourbillons tous les souvenirs de ce triste jour. Qui dirait jamais, en voyant passer ces jeunes femmes si légères, si gentilles et si coquettes, qu’à l’heure qu’il est on s’égorge dans Paris ? Ces coups de feu que l’on entend, ce roulement de tambour, mêlés à la musique de la danse, sont d’un effet ravissant : c’est l’orchestre de Musard avec les coups de fusil au naturel.

Et tu vas périr, belle France, parce que tes jeunes sœurs, qui devraient être entre tes parents et toi un lien d’amour, excitent au contraire entre vous la défiance et la haine, parce qu’elles voient tes pleurs avec indifférence, parce qu’elles ne t’aiment pas !

— Mais, dis-nous, n’as-tu point quelques amis ? Que font-ils pour toi, ces conseillers habiles qui t’ont mariée ? Ceux-là vont-ils venir à ton secours ? Non ; ils te boudent et ils conspirent dans l’ombre contre toi. Comme tous les gens qui ont négocié, par leur influence, un mariage quelconque, ils sont mécontents, et ils se plaignent du peu d’égards que l’on a pour eux. Avoir peu d’égards, c’est-à-dire n’avoir pas réalisé toutes leurs chimères, ne leur avoir pas donné tous les profits de l’alliance. Ils s’étaient dit : « Ce marié-là sera dans notre intérêt, et nous serons maîtres chez lui ; il tiendra une bonne maison où nous aurons nos grandes et nos petites entrées ; il donnera des fêtes, dont nous ferons les invitations : nous n’y admettrons que nos femmes et nos maîtresses ; il donnera de grands dîners, dont nous serons les convives inamovibles, et auxquels nous ferons prier ceux de nos créanciers qui ont de la vanité ; il aura des loges à tous les théâtres, et nous irons au spectacle ; nous mènerons alors joyeuse vie. Faisons ce mariage, il ne peut manquer d’être heureux. » — On a tout fait pour eux, rien que pour eux. On les a tirés du néant ; on leur a donné un nom, une fortune, une considération qu’ils n’avaient pas ; on les a comblés d’honneurs ; on leur a confié les intérêts de la famille ; on les admet à présider à toutes les fêtes ; ils n’étaient rien ; on a tant fait, qu’ils paraissent tout ; et comme ils ont pris au sérieux cette splendeur inespérée, ils sont devenus insatiables, et ils disent : « Qu’est-ce donc qu’on a fait pour nous ? rien, puisque nous ne sommes pas les maîtres ; c’est impardonnable. Il faut nous venger en défaisant ce que nous avons fait. — C’est très-facile, j’avais prévu cela, je suis en mesure ; mais d’abord il faut brouiller les époux. — Je m’en charge, au revoir. » — Et ceux qui ont fait ce mariage pour eux et non pour le bonheur de la jeune femme, travaillent à le rompre avec ardeur, sans songer aux tourments qui peuvent en résulter pour elle ; que leur importe, à ces philosophes, le malheur de leur jeune protégée ? ils ne songent point à elle dans leur projet ; la devise de chacun d’eux, c’est : Je pense à moi. Ils parlent d’elle toujours, mais afin de n’y penser jamais… Et tu vas périr, belle France, parce que tes graves conseillers sont des égoïstes avides, qui ne voient dans tes destins que leurs intérêts ! parce que tes amis, dont la sagesse devrait te conduire, ne t’aiment pas !

Eh quoi ! si belle, si fière, si brillante, tu vas périr ! Oh non, tu ne périras pas ! Tes nobles parents te maudissent, tes frères jaloux te persécutent, tes sœurs t’abandonnent, tes amis perfides te vendent ; mais tes pauvres serviteurs te restent : eux du moins défendront ta demeure jusqu’à leur dernier jour. Vois ces soldats qu’on assassine, comme ils sont fermes à leur poste ! l’un tombe, un autre sous le feu le remplace et vient là tomber à son tour ; vois ces marchands qui ferment leurs boutiques, et qui partent avec leurs fusils : leurs femmes pleurent, ils ne les écoutent pas ; tu les appelles, ils ne reconnaissent que ta voix. On se moque d’eux, car ce sont des fabricants de bonnets de coton, des épiciers ; mais ils laissent rire ceux qui tremblent, et ils vont, héros anonymes, mourir pour toi. Oui, ce sont tes serviteurs obscurs qui te sauveront, belle France ! eux, vois-tu, sont libres de t’aimer, de te servir ; ils n’ont point de souvenir orgueilleux qui les engage, ils n’ont point de préjugés révolutionnaires qui les enchaînent. Ils sont purs de tous sophismes ; aucune idée fausse ne les sépare de toi ; leur politique, c’est ta gloire ; leur ambition, c’est ta joie ; ils ne savent point faire pour ton avenir de beaux discours, de beaux projets ; mais ils ont gardé intact dans leur cœur ce noble sentiment qui fait la grandeur de ton histoire, cet instinct sublime que les ambitieux ont perdu, ce feu sacré que l’égoïsme vient étouffer ; ils ont gardé la tradition de l’amour, et ils te sauveront, parce qu’ils t’aiment et parce qu’ils n’aiment que toi !