Lettres parisiennes/Année 1839/18

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1839

LETTRE DIX-HUITIÈME.

Le bonheur d’être compris. — Les ridicules d’été. — La fausse absence.
26 juillet 1839.

Qu’il est doux de se faire entendre de tout un peuple de lecteurs, de communiquer avec lui par l’intelligence, de lui faire partager ses idées, de l’initier à ses découvertes, de l’associer à ses plaisirs, de le rendre l’innocent complice de ses moqueries, de l’amuser des choses ridicules que l’on remarque, de l’édifier par les beaux sentiments que l’on surprend, de pleurer et de rire avec lui ; qu’il est doux enfin d’être compris ! Eh bien, ce bonheur ineffable, qui encourage et qui inspire, qui fait les éternelles amitiés et les invincibles amours ; ce bonheur tant cherché, tant apprécié, ce grand bonheur… n’est pas le nôtre ! Hélas ! non, et nous ne saurions nous faire plus longtemps illusion. Il faut bien l’avouer : nos lecteurs si spirituels, si malins, si fins, si profonds, ne nous comprennent point. Quand nous faisons une plaisanterie, ils la prennent au sérieux et nous accusent d’exagération. Quand nous parlons sérieusement, ils s’imaginent que nous plaisantons et ils se mettent à rire aux éclats. Il y a quelque temps, nous prétendions follement que nous portions malheur à l’été, et que le froid venait dès l’instant où nos tapis étaient enlevés. Le croirait-on ? on a imaginé que nous citions cela comme une expérience astronomique, et des personnes raisonnables ont contesté le fait gravement. « Quel rapport, disaient-elles en haussant les épaules de pitié, quel rapport peut-il exister entre les changements de l’atmosphère et les tapis d’un appartement ? Il est reconnu que l’on chasse les nuages à coups de canon ; c’est un moyen que l’empereur Napoléon a souvent employé pour se rendre le ciel favorable ; ou assure encore que le branle des cloches attire le tonnerre : ces deux effets peuvent s’expliquer par des lois physiques ; mais comment ose-t-on soutenir que d’ôter les tapis d’un petit appartement dans une grande ville comme Paris, cela puisse influer sur la température, et changer tout à coup le vent du sud en vent du nord ? Cela est absurde. » — En effet, lecteurs éclairés, si vous avez cru que nous disions cela, c’est absurde.

L’autre jour, nous n’avons pas été mieux compris. Nous avions dit que l’on prenait à Tortoni des glaces tabac et vanille qui étaient excellentes ; ces glaces vanille et tabac ont été prises au sérieux, et d’honnêtes gens s’étonnaient naïvement que nous les eussions trouvées bonnes. « J’en ai mauvaise idée, ajoutaient les plus pénétrants, ce doit être fade ; le tabac sucré doit perdre de son parfum… » Ils appelaient cela un parfum ! Pour prévenir de nouvelles erreurs, désormais nous ferons suivre nos innocentes plaisanteries d’une explication détaillée. Nous dirons : Le mot glaces au tabac est une amplification ironique destinée à tourner en ridicule les deux cents fumeurs qui peuplent le boulevard des Italiens. La vapeur cigarine est si forte dans toutes ces régions élégantes, que les parfums les plus enivrants soudain s’y métamorphosent en tabac. Une jeune femme croit tenir un bouquet de roses dans sa main… erreur : au bout d’un instant elle ne tient plus entre ses jolis doigts qu’un paquet de cigares. L’eau de bouquet du comte d’Orsay, qui parfume son mouchoir brodé, se change en une affreuse essence de tabac ; ses beaux cheveux, sa capote de dentelle, son écharpe légère et son châle aux mille couleurs s’imprègnent en un instant d’un délicieux parfum de corps de garde ; enfin les glaces même qu’on lui sert dans ce nuage odorant, les glaces aux fraises, au citron, aux abricots, à la vanille, se métamorphosent d’elles-mêmes en excellentes glaces au tabac. Voici l’explication ; vous comprenez maintenant que c’était une plaisanterie, et qu’il aurait fallu en rire. Si vous allez à Tortoni, de grâce, ne demandez point un sorbet au tabac, on se moquerait de vous, et nous serions au remords de vous avoir rendus ridicules. Chose étrange ! ce sont les Parisiens que nous trouvons les plus rebelles en intelligence feuïlletonesque ou feuilletonine. Les gens de la province nous entendent tout de suite, et ils nous écrivent quelquefois des lettres fort spirituelles sur les folies que nous disons. Ce sont nos meilleurs lecteurs ; les Parisiens n’ont pas le temps de comprendre, ils ont plus tôt fait de juger. — Parisiens, ceci est une épigramme contre vous.

La session est terminée, nos vieux écoliers sont en vacances. Ils n’ont pas trop bien travaillé cette année, et si l’on était juste, ils auraient peu de prix au grand concours ; mais ils ont su prendre leurs mesures, et pour être certains d’avoir quelque chose, ils se sont chargés eux-mêmes des distributions. — Ceci est une allusion pleine de malice contre les députés qui se distribuent, avec un désintéressement si patriotique, toutes les places lucratives de l’administration.

La Chambre des pairs siège encore ; sa tâche n’est point terminée. Un ministre-député, un des coryphées de la coalition, déplorait l’autre jour cette prolongation de travail et disait à un noble pair : « C’est ce maudit procès qui est cause de ce retard. — Oui, répondit le noble pair ; mais tout s’enchaîne : le procès a causé ce retard, l’émeute a causé le procès, et la coalition a causé l’émeute. » — Comme ces mots étaient une épigramme contre lui, le ministre éprouva le besoin de changer de conversation.

Paris est tout occupé de la question d’Orient. Les sultans plus ou moins empoisonnés, les pachas plus ou moins étranglés, voilà les héros du jour. On se perd dans cette nomenclature de généraux et d’amiraux musulmans. Quand on n’est pas fort en turc comme un Turc, on a peine à comprendre ces récits de guerre et à suivre ces grands capitaines dans leurs évolutions : Abd-ul-Medjid, Ahmet-Fcthij Halil-Pacha, Hafiz-Pacha, Chosrew-Pacha, sont des noms assez compliqués pour une mémoire parisienne ! Qu’est devenu le temps où les nouvelles d’Orient se bornaient à ces simples mots que le Constitutionnel publiait tous les trois mois régulièrement : « Ali-Pacha, fils d’Ali-Pacha, est mort ; il a pour successeur Ali-Pacha. » C’était simple, précis, il ne pouvait y avoir confusion. La politique de ce temps-là valait celle du nôtre. — Réflexion ironique.

La question des sucres vient après la question d’Orient. On raconte tout bas, et il nous plaira peut-être bien un jour de raconter tout haut, les scandaleuses intrigues des chevaliers de la betterave, qu’un homme d’esprit a surnommés les raffinés. — Jeu de mots historique. Voir les mémoires du temps.

À propos de bon mot, celui-ci nous semble agréable. On parlait des Scènes de la vie de province et du talent prodigieux de M. de Balzac. « Je ne partage pas tout à fait votre admiration, dit une jeune femme d’un petit air prétentieux ; j’aime beaucoup son style, mais je n’aime pas sa manière d’écrire. » — Ceci est une niaiserie qu’il ne faut pas prendre pour un trait d’esprit.

À propos de style, on remarque cette pensée dans un recueil que lady Blessington vient de publier à Londres, sous le titre de Desultory thoughts and reflexions : « Louer le style d’un écrivain plus que ses pensées, c’est faire l’éloge de la toilette d’une femme au détriment de sa beauté. Comme le costume, le style doit n’être qu’un accessoire, et ne pas détourner l’attention de ce qu’il est appelé à orner. » — Cette pensée est ingénieuse, mais elle n’est pas juste. Ce n’est pas détourner l’attention de la beauté que de la faire valoir. Victor Hugo parlait dernièrement style et poésie en jouant avec une de ces épingles à la mode, ces mouches naturelles montées en or : « Tenez, disait-il, voilà justement ce que c’est que le style : seule, cette mouche n’est qu’un insecte ; avec la monture, c’est un bijou. » Cette définition nous séduit davantage, car rien n’empêche de mettre un diamant dans la monture.

On parle toujours beaucoup dans le monde du Pèlerinage à Goritz. Le silence de quelques journaux légitimistes sur cette publication donne lieu à diverses conjectures. Pour nous, il n’a rien d’étonnant. Les partis, qui se sont hâtés de se reconnaître de l’esprit, n’ont aucun instinct, ils ne savent jamais ce qui les sert ; soit maladresse, soit envie, ils ont une méfiance obstinée contre tout ce qui leur est favorable. Nous ne serions pas étonné que le Pèlerinage à Goritz, — qui nous semble, à nous, un livre dangereux, en ce qu’il inspire un vif intérêt pour ceux qu’on veut faire oublier, en ce qu’il fait aimer ceux qu’on ne veut pas aimer, en ce qu’il détruit beaucoup de préjugés et répond à beaucoup de mensonges, — parût aux yeux des légitimistes une grande imprudence politique. Les gens passionnés ne comprennent jamais ce qui est habile ; il faut dire comme eux, tout à fait comme eux, sous peine de blasphèmes ; ils ne sentent pas que, pour se faire entendre de ses adversaires, il faut parler leur langage. En politique comme en religion, il s’agit bien moins d’édifier les dévots que de convertir les incrédules. — Ceci est une observation profonde qu’il ne faut pas prendre pour une plaisanterie.

Une chose qui aide encore le livre de M. de la Rochefoucauld à jeter le trouble dans la société, c’est qu’on y trouve l’éloge de presque tout le monde. Remarquez bien ce presque, il n’est pas indifférent. Nous avons expliqué naguère le danger des éloges, et l’inconvénient qu’ils ont de mécontenter ceux-là mêmes qu’ils veulent flatter. Ainsi vous dites : « Madame une telle, si douce, si vertueuse ; madame une telle, si jolie, si spirituelle ; » la première se fâche et dit : « On me nomme douce et vertueuse… je suis donc laide et sotte ! » la seconde s’inquiète et dit : « On me désigne comme spirituelle et jolie… je suis donc méchante et compromise ! » On ne loue jamais bien une femme quand on en loue deux. Les louanges se détruisent mutuellement : il n’y a qu’un seul moyen de faire un bel éloge d’une femme… c’est de dire beaucoup de mal de sa rivale.

Les plaisirs de la saison consistent à courir les concerts. On va chez Musard, au Chalet, au Casino, dont les cygnes se sont, dit-on, changés en pélicans, au grand étonnement des promeneurs. Singulière idée ! se servir de l’oiseau du désert pour attirer la foule. — Rapprochement ingénieux.

Aux Champs-Élysées, les jeux sont très-variés : il y a des sauteurs, des faiseurs de tours, des chanteuses voilées et des arracheurs de dents. Le cri des victimes se mêle au chant des virtuoses. Un dentiste fameux attire surtout les flâneurs ; il arrache les deux premières dents gratis, on ne paye qu’à la troisième ; mais le perfide, de gré ou de force, n’en arrache jamais moins de trois. Il est vrai qu’il s’écrie : « Je n’arrache pas les dents, je les cueille ! »

Voici les plaisirs d’été. Nous avons maintenant, selon l’expression d’une femme bien spirituelle et bien aimable, nous avons les ridicules d’été. Il y en a de plus d’une espèce : les gens qui se promènent le chapeau à la main, offrant aux zéphyrs un front chauve ; les vieux créoles en chapeau de paille et en besicles d’or ; les infortunés dont la cravate désempesée a complètement disparu ; les causeurs qui se chauffent devant une cheminée pleine de fleurs en prenant de grandes précautions pour ne point brûler, au feu des hortensias, les basques de leur habit ; les coiffures moyen âge qui se changent en perruques à la Mathurin ; et mille autres plus étranges dont il ne faut point parler ; mais, sans contredit, le plus comique de tous est celui que nous appellerons « la fausse absence. »

À cette époque de l’année, l’usage veut que l’on s’en aille ; les uns vont dans leurs terres, les autres vont aux eaux, quelques personnes même entreprennent de grands voyages. Des élégants qui se respectent ne peuvent rester à Paris, sous peine de passer pour des épiciers ou des journalistes, pour des ministres ou des portiers. Il faut donc quitter la capitale à tout prix. Mais pour aller dans ses terres, il faut avoir des terres ; pour voyager convenablement, il faut avoir beaucoup d’argent en portefeuille. Or, quand on n’a ni fermes, ni argent comptant, que devenir ?

On ne peut pas faire un voyage, soit ; mais on peut toujours faire des adieux. L’élégance n’exige pas que vous soyez à Bagnères ou à Bade ; elle exige que vous ne soyez pas à Paris, et il y a un moyen de n’y pas être, c’est de n’y point paraître en y restant. Rien n’est plus facile : vous fermez vos jalousies, et l’on déclare à votre porte que vous êtes parti. Vous vous enfermez toute la journée, seul avec madame votre femme, dans une petite chambre solitaire tout au fond de la cour. Vous restez là trois mois, pendant lesquels vous voyagez. Vous n’écrivez à personne, et vos amis se plaignent de vous. « Ils s’amusent, disent-ils ; ils nous oublient, c’est tout simple. » Quand minuit a sonné, vous offrez le bras à votre compagne de voyage, et vous sortez avec elle pour vous promener un moment. Un jour, vous êtes censé être à Dieppe, vous respirez l’air de la mer ; le lendemain, vous êtes à Chamouny, vous savourez l’air des montagnes. Si vous rencontrez dans la rue un de vos parents, vous détournez la tête avec horreur. En vain il vous reconnaît et veut vous parler ; vous ne lui répondez pas, et vous continuez à être absent. S’il insiste, vous lui annoncez votre retour pour le mois prochain ; et le mois suivant, en effet, vous reparaissez dans la capitale, un peu fatigué du voyage, mais enchanté, riche de souvenirs et pas du tout bruni. Peut-être ne vous êtes-vous pas extrêmement amusé ; mais, du moins, vous êtes resté irréprochable comme élégance, et vous pouvez crier très-haut à ceux que des affaires ou des affections enchaînent misérablement ici : « Comment peut-on passer un été à Paris ? » La fausse absence n’est pas une plaisanterie ; c’est bien mieux, c’est une vérité plaisante.