Lettres parisiennes/Année 1839/11
LETTRE ONZIÈME.
Le journalisme est le roi du jour.
Ah ! ah ! voilà déjà que M. le maréchal Soult commence à avoir perdu la bataille de Toulouse ! D’un jour à l’autre, il est tombé du haut rang à d’illustre maréchal à l’état de vieux courtisan. Cela demande une explication. Vieux courtisan, et de qui, s’il vous plaît ? — Mais du roi. — Du roi de Prusse, sans doute ; messieurs, vous voulez rire, les rois de notre époque n’ont pas de courtisans, et vous savez bien pourquoi, vous qui les avez faits constitutionnels ; flatter, c’est demander, et quel homme assez fou perdrait son temps à implorer un prince qui ne peut rien donner ? Hélas ! on ne prie Dieu lui-même que parce qu’on le croit tout-puissant.
On flatte ceux dont on craint la colère et la disgrâce ; on flatte ceux dont on ambitionne la protection et la faveur ; on flatte ceux qui ont la force et dont on redoute le caprice ; et vous savez bien que les rois constitutionnels ne peuvent jamais être ni forts ni capricieux. Comment voulez-vous donc que l’on encense de pauvres rois dont on n’a rien à espérer et rien à craindre ?
Les ministres ont pour flatteurs les solliciteurs.
Les préfets ont pour flatteurs les conseillers généraux.
Les conseillers généraux ont quelquefois pour flatteurs les préfets.
Les percepteurs ont pour flatteurs les contribuables en retard.
Les gardes champêtres ont pour flatteurs les braconniers.
Les banquiers ont pour flatteurs les agents de change.
Les avocats ont pour flatteurs les criminels.
Les médecins ont pour flatteurs les apothicaires.
Les épiciers ont pour flatteurs les marquis républicains.
Les parvenus ont pour flatteurs les pique-assiettes.
Les usuriers ont pour flatteurs les fils de famille.
Les fils de famille ont pour flatteurs les gros joueurs de profession.
Les libraires ont pour flatteurs les auteurs sans nom.
Les auteurs célèbres ont pour flatteurs les libraires.
Les grands acteurs ont pour flatteurs les petits auteurs.
Les bons auteurs ont pour flatteurs les mauvais acteurs.
Les claqueurs ont pour flatteurs les auteurs et les acteurs.
Les électeurs ont pour flatteurs les députés.
Les députés ont pour flatteurs les ministres.
Voilà donc le cercle fermé, et chaque puissance est reconnue et caressée. Nous avons passé en revue toute la gent adulatrice, et dans ces ricochets de flatterie nous ne trouvons pas une seule flatterie pour la royauté. Où donc sont les flatteurs du roi ? Les poëtes ? — Demandez à l’auteur des Enfants d’Édouard si ce drame était un hommage à la royauté de Juillet. Les peintres ? — Regardez les portraits officiels, et dites-nous si le roi est flatté. Les orateurs ? — Écoutez ces belles harangues de la Chambre qui disent toutes à la couronne avec plus ou moins d’éloquence : « Cachez-vous donc, l’on vous voit. » Oui, nous le prouvons, en France tout le monde a des flatteurs, excepté le roi, à moins cependant que vous ne considériez comme des flatteurs ses assassins qui le traitent en Henri IV ?
Mais soyons de bonne foi, pourquoi le flatterait-on ? On n’encense que le pouvoir, et qu’est-ce qu’un roi constitutionnel a de commun avec le pouvoir ? Il a, dites-vous, le droit de déclarer la guerre ; soit, c’est fort bien ; mais il ne peut faire la guerre sans argent ; et comme c’est vous seuls qui pouvez lui en donner, il faut qu’il vous demande la permission de vouloir faire la guerre.
N’importe ! le droit de déclarer la guerre n’en est pas moins une des prérogatives de la royauté, et l’une des belles vérités de la charte.
Le roi nomme les ministres, bien. Mais si les ministres qu’il nomme constitutionnellement ne plaisent pas à la Chambre, elle les destitue constitutionnellement, et elle prie alors très-respectueusement le roi de choisir ceux qu’elle lui impose ; c’est un droit qu’elle lui reconnaît et que jusqu’à présent on n’a pas encore songé à lui contester ; c’est aussi une des belles prérogatives de la royauté, une des meilleures vérités de la charte.
Le roi a le droit de faire grâce, c’est-à-dire qu’il peut chaque année rendre à la société, dont ils faisaient le plus bel ornement, deux ou trois forçats, et faire d’un parricide quelque peu sensible et délicat un galérien à perpétuité. Encore ce droit sublime lui est-il disputé souvent avec cruauté ; nous l’avons vu naguère après un affreux attentat : le roi n’a jamais pu obtenir de M. Thiers la grâce d’Alibaud.
Ainsi ce droit de grâce lui-même n’est qu’une vaine vérité.
Et vous croyez, messieurs, qu’un monarque emmaillotté de la sorte, qui ne peut ni sauver, ni récompenser, ni punir, aura des flatteurs ? Ah ! vous savez bien qu’il n’en peut avoir, vous qui l’attaquez. En principe, ce n’est pas le roi qui a des courtisans, c’est la royauté, et la royauté n’est pas sur le trône. Mais rassurez-vous, il y a toujours en France un pouvoir et des flatteurs, et comme les flatteurs ont un instinct qui ne les trompe pas, ils savent bien découvrir le pouvoir où il est. Ils savent qu’il a changé de sphère : aussi depuis longtemps ils ont porté leur hommage au dieu du jour, à celui qui donne la renommée, à celui qui consacre la vertu, à celui qui improvise le génie, à celui qui paye l’apostasie, à celui qui vend la popularité, au journalisme !
Et les journalistes ont pour flatteurs tout le monde :
Tous ceux qui écrivent ;
Tous ceux qui parlent ;
Tous ceux qui chantent ;
Tous ceux qui dansent ;
Tous ceux qui pleurent ;
Tous ceux qui aiment ;
Tous ceux qui haïssent ;
Tous ceux qui vivent enfin !
Le journalisme !…
Voilà votre roi, messieurs, et vous êtes tous ses courtisans. C’est encore pour lui plaire que vous nous persécutez, parce que nous seuls avons le courage d’en être l’ennemi, et qu’il sait bien que notre mission est de le détrôner. Oui, nous nous sommes mis dans ses rangs, mais c’est pour le connaître ; oui, nous avons pris ses armes, mais c’est pour le frapper ; voilà le vrai tyran, que vous oubliez de haïr ; voilà le seul despote, fiers indépendants ! contre lequel vous n’osez pas vous insurger, dont vous servez aveuglément toutes les passions, dont vous admirez les faiblesses, dont vous consacrez les mensonges. Ne parlez point de patriotisme, messieurs ; vous n’êtes que des esclaves, et nous seuls sommes les défenseurs de la liberté.