Lettres parisiennes/Année 1839/10

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1839

LETTRE DIXIÈME.

Conversations. — Parures des femmes. — Négligé des hommes. — Le Salon. — Portraits ridicules. — Tableaux naïfs. — L’opposition et la bataille de Toulouse.
22 mars 1839.

Voilà donc ce qu’ils voulaient, ces grands patriotes de la coalition : des portefeuilles et des ambassades ! Singulier détour ! ils s’associent à la gauche, ils se font du parti qui médite la suppression de tous les ambassadeurs pour obtenir une ambassade ! Ô misère ! ô misère ! et ces gens-là nous appellent ambitieux, nous qui ne demandons rien, que de voir le triomphe de nos idées, idées fortes, idées jeunes, idées bien autrement populaires et généreuses que les leurs ! Ils nous appellent ambitieux, nous qui vivons de travail au milieu de tant d’intrigues, et d’affections au milieu de tant de haines, car les ennemis ont cela d’aimable qu’ils empêchent les amis de s’attiédir. Bienheureux celui que l’on persécute, les hommes de courage sont pour lui ; c’est le petit nombre, sans doute, mais c’est une grande compensation ; quand on est aimé par ceux qu’on estime, on se console aisément d’être calomnié par ceux qu’on méprise. Et puis chaque outrage nous vaut de si douces paroles, chaque nouvelle attaque des journaux nous attire de si flatteuses preuves d’intérêt, qu’on nous ferait presque chérir la calomnie, si l’on pouvait chérir une lâcheté, tant elle excite en notre faveur de touchantes sympathies et d’honorables protestations ! Quelquefois même il nous arrive de n’apprendre l’injure que par la réparation ; on nous remet une lettre qui commence ainsi : « Je viens de lire telle accusation dans tel journal ; j’en suis indigné, et tous vos amis, etc., etc. » Nous répondons : Merci ; nous n’avons point lu ce journal, mais nous lui pardonnons ses injures, qui nous valent un si aimable souvenir de vous. — Vrai, vous pouvez nous en croire, la haine a du bon.

La société parisienne offre aujourd’hui le spectacle le plus bizarre que l’observateur puisse jamais regarder : c’est un mélange de luxe et de grossièreté, de recherche britannique et de négligence française, de ridicules politiques, et de terreurs révolutionnaires dont il est difficile de se faire une juste idée. Nous vous avons déjà dit que le luxe des salons était fabuleux… non-seulement des salons, mais des antichambres ; telle antichambre d’un grand hôtel est plus richement ornée que la plus belle salle de la préfecture, en province. Là, des laquais plus ou moins poudrés (car il y en a de rebelles qui mettent si peu de poudre, qu’on les prendrait plutôt pour des meuniers en livrée que pour des marquis d’antichambre) ; donc, des laquais soi-disant poudrés vous présentent un grand livre recouvert en velours avec des coins de bronze doré, sur lequel vous êtes prié d’écrire votre nom. Si la maîtresse de la maison est visible, vous êtes pompeusement introduit dans le sanctuaire, c’est-à-dire dans le second salon, ou parloir, ou cabinet, ou atelier, cela dépend des prétentions de la dame de ces lieux. Un chien quelconque s’élance vers vous, il aboie, il se dispose à vous mordre ; on le calme, il se soumet et regagne en grondant la pourpre de son coussin. Les chiens sont fort à la mode ; ils font, avec le feu, les fleurs, une vieille tante et deux ennuyeux, partie du mobilier vivant d’un salon de bonne compagnie. Comme vous êtes un élégant, vous êtes assez mal mis. Votre habit est plein de poussière, vos bottes sont lamées de boue, vos cheveux sont défrisés. Vous exhalez une forte odeur de tabac. Au premier coup d’œil, toutes ces choses semblent laides, communes et peu élégantes ; point du tout : c’est justement ce qu’il y a au monde de plus fashionable ; cela veut dire : « Je viens de monter le plus beau cheval de Paris, je suis un homme à la mode, et si parfaitement, si hautement placé dans le monde, que je puis aller le matin chez une duchesse fait comme un voleur… » En revanche, la maîtresse de la maison est charmante. Il faut rendre aux femmes cette justice, qu’elles ne font jamais de la laideur une distinction et qu’elles n’ont jamais fait consister l’élégance à paraître à leur désavantage. La femme qui vous reçoit est donc mise dans le dernier goût. Un superbe bonnet de dentelles cache ses blonds cheveux, elle porte une douillette de gros de Naples façonné, garnie d’une ruche découpée (plus connue sous le nom de chicorée) ; ses bas à jour sont d’une finesse merveilleuse, ses souliers sont irréprochables, on devine qu’ils sont signés Gros ou Muller ; ses manchettes de Valenciennes sont d’une coquetterie irrésistible. Tout en elle est soin et recherche ; la fraîcheur de sa parure semble une épigramme contre la négligence de la vôtre ; on ne comprend pas que cette femme si élégante ait fait tant de frais pour recevoir ce monsieur-là. Et le soir, vraiment, la différence est encore plus grande. Les jeunes gens ne portent plus de bas pour aller dans le monde ; cependant, comme ils n’osent pas encore s’y présenter en bottes, ils ont imaginé d’y venir en brodequins, comme des écoliers. Nous sommes dans le siècle du juste milieu ; et c’est fort bien trouvé. Entre les souliers et les bottes, le brodequin est le juste milieu. Ces hommes si pauvrement vêtus sont entourés de femmes éblouissantes de bijoux, de diamants ; ce sont des diadèmes, des couronnes, des fleurs en rubis, des agrafes en émeraudes, des opales, des turquoises, des perles de toute beauté. Il est impossible de croire que ces êtres si différemment costumés soient du même pays et de la même société ; et, pourtant, tout cela cause et gazouille ensemble ; et quelle singulière conversation ! quel conflit de toutes choses ! quel mélange inexplicable de prévision et d’insouciance, ou plutôt de pressentiment et d’apathie !… « Est-ce que, vous aussi, vous croyez à une révolution, monsieur de P… ? dit une charmante princesse en déployant son éventail. — Certainement, madame ; et j’espère bien que nous en aurons une plus tôt qu’on ne pense. — Que dites-vous, monsieur ? vous me faites frémir ! — Auriez-vous donc peur d’une révolution qui ramènerait ce qu’on désire ?… — Non ; mais il y aura de cruels moments à passer.

Pas pour tout le monde. — Bah ! les révolutions ne choisissent pas ; et, une fois l’échafaud dressé… — Comme vous y allez, madame ! les échafauds, on ne les supporterait plus de nos jours ; les temps de la Terreur ne reviendront plus. — Je pense comme monsieur, reprend un jeune dandy en jouant avec un magot chinois qui est sur une table ; je croirais plutôt à la guerre civile. — Et moi je n’y crois pas, vraiment ; nous n’avons plus assez d’énergie pour une guerre civile ; maintenant on se fait aider par ses adversaires, et cela refroidit pour les combattre ; comment voulez-vous que l’on frappe le lendemain des ennemis auxquels on a demandé un service la veille ? — Ainsi nous n’aurons pas la guerre civile, dit un vieux fat en grignotant un cressini ; c’est dommage ! — Mais vous aurez les assassinats à domicile, si cela peut vous consoler… — Et le pillage de Paris ? — Le pillage ! — Sans doute. » Et chacun de s’écrier : « Oh bien ! si l’on pille j’en suis. — J’irai chez vous, madame, dit l’un ; j’emporterai ce beau vase qui me fait une si grande envie. — Moi, je me contenterai, dit un autre, de ces beaux diamants : où les serrez-vous ? — Moi, je me borne à l’argenterie. — Moi, je suis ambitieux : je volerai le charmant portrait. — Moi, je n’ai pas d’idée fixe : j’irai chez vous demain, madame, pour choisir. — Mon choix est tout fait, dit encore l’adorable vieux fat d’un air très-fin, je m’emparerai de ce qu’il y a de plus beau dans la maison : prenez garde à vous ! — Tout cela sera fort plaisant ; cependant, quand le jour viendra, je ne serais pas fâchée d’être en Italie. — Eh bien, partons ! — Oui, partons ! — Pas encore, mais bientôt… je vous avertirai quand il faudra partir… » Et l’on se parle de toutes ces choses horribles, à demi couché sur des canapés de lampas, entouré de fleurs, à la clarté de mille bougies qui brûlent dans des lustres d’or ; et ces femmes qui prévoient de si grandes catastrophes, des événements tragiques qui peuvent les séparer de tout ce qu’elles chérissent, de leurs parents, de leurs amis, ont de belles robes toutes garnies de point d’Angleterre, et font les plus jolies petites mines du monde en disant tous ces mots affreux. C’est qu’en France la vanité est si profonde, qu’elle mène à l’indifférence. La présomption y tient souvent lieu de courage. On croit aux désastres, mais pour les autres ; on ne redoute jamais pour soi ; chacun se dit en soi-même : « Eux… oui, mais moi pas. » Car, en fait de persécutions politiques, de revers de fortune, d’incendie, de maladie même, chacun se croit toujours digne d’une exception : Nous-même, enfin, il faut l’avouer, si nous prévoyons un avenir si sombre, c’est aussi par vanité ; nous savons que dans les crises politiques, les plus braves sont les plus exposés. Nous nous croyons naïvement en danger, et nous reconnaissons qu’il y a bien de l’orgueil dans nos craintes.

Nous sommes allé au Salon. Dans le genre naïf et gracieux, nous avons remarqué plusieurs portraits :

Une dame, d’un âge respectable, contemplant avec bienveillance un manchon ; le manchon est plus grand que nature, il a l’air d’un ours doublé en taffetas cerise…

Un monsieur gardant une chaise de paille sur laquelle il a déposé un mouchoir (un très-beau foulard orange). Ceci nous semble un pléonasme. Que fait là ce monsieur ? Son mouchoir suffit pour garder sa place. Nous conseillons à ce monsieur de s’en aller, le tableau y gagnerait. Quel sujet charmant ! un foulard gardant une chaise ! Comme cela ferait rêver !…

Un autre monsieur, qui a une figure jaune, des cheveux et des favoris jaunes, une redingote jaune garnie d’une fourrure jaune assortie à ses cheveux et à ses favoris ; il caresse un chien jaune, assorti également à ses cheveux, à ses favoris et à sa fourrure.

Nous avons aussi doucement apprécié un petit tableau, dont le sujet nous a paru bien gracieux et bien naïf : une tranche de melon (les melons ont beaucoup donné cette année), deux pommes, un écureuil interrogeant une noisette, un lapin goûtant un chou, et deux petits cochons d’Inde savourant une carotte. C’est très-simple, cela fait peu de fracas à l’œil, mais que c’est touchant à la pensée ! Toutefois, nous hasarderons quelques critiques : l’écureuil est plus petit que nature, le chou est ressemblant, mais flatté ; quant au lapin, il est irréprochable, il est parfait, et nous croyons qu’il serait excellent.

Autres tableaux plus compliqués :

Une cafetière du Levant est seule sur une table avec un radis noir dont elle semble se défier ; elle détourne la tête et ne laisse voir que son profil ; ses traits sont assez réguliers, mais sa taille disproportionnée pèche par trop d’embonpoint. Le radis la regarde d’un air sournois qui est tout à fait piquant…

Dans une vaste forêt, sous des arbres centenaires, au bord d’un étang paisible, un canard colossal se promène d’un pas magistral. Il occupe seul le milieu de la toile. Toute la pensée du peintre est en lui. Un homme d’esprit, disait en voyant ce tableau : « C’est l’apothéose du canard ! »

Au surplus, les canards l’emportent sur tous les autres animaux à l’exposition cette année ; on prétendait qu’il y avait abus de lapins blancs ; c’est une calomnie, il n’y en a que deux, et certes c’est peu de chose en comparaison des expositions précédentes, qui étaient de véritables garennes.

Il y a au Salon plusieurs beaux portraits : celui de M. B…, celui de madame de T., puis un élégant portrait de madame la duchesse d’Orléans et un autre de la princesse Clémentine. Ces portraits, de Winterhalter, sont remplis de détails gracieux ; mais la mode est de les critiquer amèrement : c’est encore faire de l’opposition.

À propos de l’exposition, voici un mot bien joli que l’on nous a conté hier. Deux soldats causaient ensemble ; le plus naïf disait : « J’entends toujours qu’on parle du gouvernement et de l’opposition, de l’opposition et du gouvernement ; qu’est-ce qu’ils veulent dire par là ? — Attends, je vas t’expliquer, reprend l’autre. Un exemple : Le maréchal Soult… tu connais le maréchal Soult ? — Oui. — Eh bien ! quand il est dans l’opposition, il a gagné la bataille de Toulouse ; quand il est dans le gouvernement, il l’a perdue. V’là ce que c’est. » On ne saurait trouver une définition plus ingénieuse.