Lettres parisiennes/Année 1839/09

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1839

LETTRE NEUVIÈME.

Une utopie réalisée : Plus de carrosses, plus de chevaux, plus de velours, plus de bijoux, plus de dentelles, plus de rubans, etc. — Les ouvriers sont libres, ils redeviennent citoyens.
6 mars 1839.

L’émeute n’est encore qu’à l’état de rassemblement ; elle n’agit pas encore, mais elle parle. Elle injurie les gens qui passent en voiture. Si elle aperçoit une femme dans sa calèche, elle lui crie : « Ah ! tu ne te gênes pas, tu vas en carrosse ! dis donc, est-ce que tu ne peux pas aller à pied comme nous ? » Elle s’explique même avec plus d’énergie, mais nous nous contentons de traduire son langage. Ainsi voilà le peuple qui veut qu’on aille à pied ! Et pas un sellier n’a réclamé contre cet arrêt. Il est évident qu’au sein de l’émeute les cordonniers avaient la majorité. Plus de voiture, soit, faisons-nous piétons politiquement, mais adoptons la réforme dans toute son austérité. Nous supprimons chevaux et voitures, c’est convenu. Allez donc, cochers, grooms, valets de pied, palefreniers, piqueurs et veneurs ; nous sommes les amis du peuple, nous ne voulons pas d’un luxe qui l’offense ; allez, braves gens, cherchez votre vie ailleurs, nous n’avons plus besoin de vous ; quittez l’écurie, et redevenez citoyens.

Ce n’est pas tout. Maintenant que nous et nos femmes ne pourrons plus sortir qu’à pied, que ferions-nous de ces ornements inutiles ? À quoi bon, par exemple, une robe de satin blanc ou de velours bleu de ciel pour courir sur les trottoirs ? une robe de laine suffit. Allez donc, ouvriers de notre bonne ville de Lyon, quittez vos ateliers : allez, vous êtes libres. Nous ne voulons plus d’ouvriers, plus de travail pour vous ; soyez heureux, et redevenez citoyens.

Mais si nos femmes ne portent plus d’orgueilleuses étoffes, pourquoi porteraient-elles de vaniteuses dentelles ? À bas les dentelles ! les blanches et les noires, les guipures, les blondes, le point de Paris, le point d’Alençon ! À bas toutes ces humiliantes parures ! Les femmes du peuple n’en ont point. Nous, l’ami du peuple, nous ne voulons pas que notre femme soit plus belle que son épouse. Donc, plus de voile flottant, réseau folâtre si vite déchiré, si souvent remplacé. Fabricants de dentelles, fermez vos magasins ; donnez congé à vos actives ouvrières. Cruels ! vous fatiguez leurs yeux par ce travail minutieux : nous sommes plus généreux que vous et nous leur rendons le repos.

Nous avons supprimé les chevaux, les voitures, le velours, le satin, les dentelles ; pourquoi donc conserverait-on les bijoux, les insolents bijoux qu’on ne fait briller avec faste que pour exciter l’envie des pauvres qui n’en peuvent porter ? À quoi servent les diamants, par exemple ? À rien, si ce n’est à tenter les voleurs. Comment ose-t-on se couronner de diamants quand tant de malheureux n’ont pas de pain ? C’est injuste !… supprimons aussi les diamants. Bijoutiers, fermez vos boutiques ; on n’a plus besoin de vous, mes amis ; votre art inutile irrite les classes pauvres, vous encouragez le vice en étalant toutes ces richesses. Allez ; faites pénitence, et redevenez citoyens.

Et les rubans ! — ils sont si légers, si jolis, grâce pour eux. — Les rubans ! pourquoi les épargner ? À quoi donc servent-ils ? Ils n’attachent rien, ni les cheveux ni la robe. Ce ne sont que des ornements, et nous n’admettons plus d’ornements. L’utile, rien que l’utile, c’est notre loi ; l’utile seul est aujourd’hui l’agréable ; nous voulons être vêtus, et non parés. Quel besoin, mesdames, avez-vous de porter des rubans ? Pour vous tenir chaud ? Non ; eh bien, renoncez aux rubans et rendez à la liberté ces milliers de bras qui se fatiguent à Saint-Étienne pour contenter vos caprices ; laissez ces braves ouvriers s’occuper des affaires politiques. Pourquoi passeraient-ils des journées entières à travailler ? Vous prétendez que c’est pour nourrir leurs femmes et leurs enfants, vain prétexte ; c’est pour vous seules qu’ils travaillent, et c’est pour vous fabriquer des pompons, des choux, des fontanges, des parfait-contentement, fantaisies charmantes auxquelles votre inconstance donne chaque année un nom nouveau. Plus de rubans, chers ouvriers, croisez-vous les bras et promenez-vous sur votre beau chemin de fer : vous êtes de grands citoyens.

Mais puisque nous supprimons le velours, le satin, le reps, le pékin, etc., etc., les manufactures de Lyon et les rubans de Saint-Étienne, ne pourrions-nous aussi rendre la liberté aux vers à soie ? Les malheureux ! on les étouffe, on les maintient sans pitié dans une température qui est devenue proverbiale pour exprimer une chaleur on ne saurait plus désagréable. Leur sort est vraiment affreux : pauvre reptile, notre luxe implacable te faisait prisonnier ; bénis ce grand siècle d’égalité qui va te rendre à toi-même. Le premier siècle de l’ère vulgaire a vu l’affranchissement de la femme, le douzième siècle a vu l’affranchissement de l’esclave, le dix-huitième a vu l’affranchissement du serf ; le dix-neuvième siècle est destiné à voir l’affranchissement du ver à soie. Mais un scrupule nous arrête : que fera cet intéressant reptile de sa subite indépendance ? n’en serait-il pas d’abord épouvanté ? Passer sans transition de l’esclavage éternel à l’état de ver libre (qu’on nous pardonne cet affreux calembour né de la situation), vivre depuis la renaissance du monde dans l’air étouffé de la servitude, et respirer tout à coup l’air enivrant de la liberté, n’est-ce pas un changement trop brusque pour un être si délicat ? et puis, que fera-t-on de lui quand il sera délivré ? car, il faut être raisonnable, on n’émancipe pas ainsi toute une population de chenilles sans s’inquiéter de son sort ; nous ne voulons plus de la soie, bien, mais alors quel emploi donnerons-nous au ver qui la produit ? en ferons-nous un citoyen ? lui donnerons-nous des droits politiques ? Il n’en voudrait pas. Le cas est difficile. Nous tâcherons de lui trouver quelque place de papillon dans les jardins royaux, ou bien nous le ferons nommer hanneton dans les forêts du gouvernement.

Oui, plus nous y songeons et plus ce système d’économie nous présente d’améliorations. Que de choses ruineuses vont disparaître, grâce à lui ! La parure étant ainsi par le fait d’une égalité généreuse, la parure étant complètement abolie, à quoi serviraient les glaces, les toilettes, les miroirs, les psychés, qui l’encourageaient par leur coupable assistance ? Tout cela devient inutile : quand on se sait laid, on n’a pas grand plaisir à se regarder. Donc, nous supprimons aussi les manufactures de glaces. Voilà encore des ouvriers bien contents qui feront de braves citoyens !

Poursuivons : quand on est laid, si l’on n’aime pas à se voir, on aime encore moins à être vu, n’est-ce pas ? Alors qu’avons-nous besoin de ces énormes lustres en cristal, de ces grands candélabres en bronze doré, de ces flambeaux superbes d’où la flamme s’échappe en lumineuses gerbes ? Cet éclat serait un contraste ridicule avec la société qu’il éclaire, des femmes venues à pied en robe de laine ne tiennent point à être si brillamment éclairées ; brisons donc ces lustres, supprimons ces splendeurs inutiles, les amis du peuple ne se plaisent que dans l’obscurité, les lumières de l’esprit suffisent à leurs regards. À bas les lumières ! Voilà encore des milliers d’ouvriers qui vont redevenir de joyeux citoyens.

Figurez-vous maintenant ce spectacle admirable : ces carrossiers, ces selliers, ces bijoutiers, ces fabricants de soieries, de dentelles, de rubans, de glaces, de bronzes, de cristaux, donnant le bras à leurs compagnes, et, suivis de leurs enfants, se promenant par les villes à jeun et à pied, mais à pied comme tout le monde ; sans argent, mais sans envie ; sans pain, mais sans humiliation ; sans salaire, mais sans maître ; nus, mais libres ; misérables, mais fiers ; n’étant plus offensés par la magnificence des grands de la terre, et savourant à leur tour, dans toutes ses jouissances, le véritable luxe, le plus beau privilège des riches : l’oisiveté !

Alors le vœu des amis du peuple sera exaucé : il n’y aura plus ni pauvre ni riche, car, dans le monde, ce n’est pas l’homme qui possède qu’on appelle le riche, c’est l’homme qui dépense ; et cependant ces deux personnages, que l’on daigne confondre, sont quelquefois très-différents ; n’importe, l’égalité la plus complète unira les grands et les petits, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus que des petits. Voilà ce que rêvent les économistes modernes ; et ce rêve plein de libéralité sera réalisé au delà de leurs espérances, et ils seront contents, et ils se frotteront les mains : ils feraient mieux de se les laver ; mais depuis longtemps le savon de Windsor, qui vient de Marseille, aura été supprimé comme la plus inutile de toutes les fantaisies ; la souveraineté du peuple sera reconnue, le régime démocratique prévaudra. Vous triompherez, messieurs les ennemis de l’opulence ; votre système sera établi… Mais que diriez-vous, profonds spéculateurs politiques, si le triomphe de vos idées amenait précisément la ruine de vos principes ? Que nous répondriez-vous si nous vous prouvions, à l’aide de l’histoire et des lois, que ce que vous imaginez de plus ingénieux pour fonder la démocratie est justement la seule chose qui puisse reconstituer l’aristocratie ? Brillants historiens, savez-vous l’histoire ? graves législateurs, avez-vous étudié les lois ? — Peut-être. — Alors vous devez connaître l’origine des lois somptuaires, et vous comprenez l’esprit de ces lois. Pourquoi donc à Rome, à Venise, défendait-on le luxe aux classes nobles ? c’était pour les sauver de leur ruine ; et pourquoi la noblesse de Rome et la noblesse de Venise étaient-elles si puissantes ? c’est qu’elles ne s’appauvrissaient point par des folies, c’est qu’elles n’enrichissaient point le peuple de leurs dépouilles. Vous dites, vous, que les riches s’abreuvent de la sueur du peuple, et nous disons, nous, que c’est au contraire le peuple qui s’engraisse des folles dépenses des riches. C’est parce que le duc de *** s’est ruiné en gilets que son tailleur s’est enrichi ; c’est parce que le marquis de et le comte de *** mangent leur patrimoine en chevaux que Crémieux et Hobbs feront fortune. Et vous voulez aujourd’hui que ces jeunes élégants sortent à pied ! grand merci ! vous les sauvez de la misère qui les aurait faits vos égaux, et vous privez le peuple qui travaille de tout l’argent que ces insensés allaient lui donner. Bravo, messieurs, vous êtes du moins des gens sages, si vous n’êtes pas des esprits prévoyants. Vous accomplissez sans le vouloir ce que vos adversaires n’oseraient tenter, vous rétablissez au nom du peuple ces fameuses lois somptuaires qui doivent l’écraser. Vous protégez les fortunes anciennes en empêchant leurs possesseurs de les dissiper ; vous étouffez les fortunes nouvelles qui pouvaient, en rivalisant avec celles-là, maintenir l’égalité ; vous préparez enfin la résurrection de l’aristocratie !… mais on vous pardonnera parce que vous êtes des démocrates enragés.

À propos de luxe, grande nouvelle pour les amateurs d’horticulture ! on attend ces jours-ci, chez M. l’abbé Berlèze, la floraison du plus grand camélia connu, le new-york, dont la fleur a six pouces de diamètre. Voilà encore un abus monstrueux !… Six pouces de diamètre ! quelle dimension pour un camélia !… Comment se fait-il qu’un siècle qui donne de si énormes fleurs ne produise que des grands hommes si petits ! Cela nous rappelle qu’un de nos amis disait hier, en parlant de l’homme nécessaire, de l’homme du jour, de l’homme de la situation : « Mais c’est un Mirabeau-mouche ! »