Lettres parisiennes/Année 1839/08

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1839

LETTRE HUITIÈME.

La méthode Wilhem. — Le procédé Collas. — L’ouverture du Salon.
2 mars 1839.

Étrange pays, encore une fois ! étrange pays que le nôtre, où le mal seul est tout-puissant, où le bien languit sans valeur ; où les plantes vénéneuses croissent en un jour, où les herbes salutaires mettent des années à fleurir ; où le mensonge a des ailes, où la vérité se traîne en silence sous une carapace de tortue, où la calomnie a vingt trompettes, où la louange méritée n’a point d’écho ; où les plus grands crimes trouvent des admirateurs, où les nobles actions ne font que des ingrats et des incrédules ; où les niaiseries ont tant d’importance, où les grandes découvertes restent ignorées si longtemps ; où les laideurs impudentes attirent toute la lumière, où les beautés sublimes se meurent dans l’ombre et dans l’oubli !… Étrange pays ! Qu’un mélodrame absurde soit représenté à la Gaîté, à l’Ambigu-Comique ou à la Porte-Saint-Martin, vingt feuilletons vont s’empresser d’en rendre compte ; qu’un livre instructif, fruit de longues études, paraisse chez un libraire incharlatan, et pas un journal n’en parlera ! Qu’un Anglais trop confiant se laisse dérober son mouchoir et sa montre à la sortie d’un spectacle, le lendemain tous les journaux de Paris vont retentir de ce grand événement, et ce fait remarquable sera répété dans toutes les gazettes de province ; mais qu’une insti- tution généreuse se fonde, qu’une assemblée vraiment intéressante ait lieu, tous garderont le plus parfait silence ; et c’est à peine si l’on permettra aux assistants émerveillés de raconter ce qu’ils ont vu, de dépeindre ce qu’ils ont éprouvé… Ainsi, nous-même qui sommes à la recherche de toutes les bonnes et nobles pensées, nous-même nous n’avions aucune idée d’une des institutions les plus admirables de notre époque. Depuis deux ans on nous parlait bien de la méthode Wilhem et des concerts populaires de la Sorbonne, mais on en parlait vaguement et comme d’un essai dont le résultat était douteux. Aujourd’hui le succès est éclatant, et si quelque chose nous étonne, c’est que nos grands compositeurs n’aient pas encore songé à s’emparer de ces nouveaux trésors d’harmonie. Un chœur de quatre cents ouvriers de tous les âges, depuis six ans jusqu’à cinquante ans ! comprenez-vous cet effet de voix ? ce mélange de voix enfantines, de voix adolescentes, de voix brillantes et jeunes, de voix puissantes et graves, voix rivales qui, par le plus merveilleux ensemble, ne forment qu’une seule voix ! quatre cents personnes enfin qui chantent à l’unanimité, et avec une précision, une intelligence, un goût musical que vous ne trouvez dans les chœurs d’aucun théâtre ! Nous avons entendu maintes fois la belle prière de la Muette de Portici à l’Opéra, où sans doute elle est très-bien exécutée, mais ce n’est rien en comparaison de l’effet produit par une prière semblable, chantée par nos quatre cents ouvriers ; nous avons entendu en Allemagne ces fameux chœurs si vantés, nous avons entendu à Rome le Miserere de la chapelle Sixtine, et nous déclarons que l’impression vive et profonde que laissent ces mélodieuses solennités a été pour nous complètement dépassée par la puissante émotion que nous a causée, au dernier concert de la Sorbonne, le chant de ces pauvres ouvriers ; ces accords inconnus, ces prières harmonieuses, nous transportaient bien loin de ce monde désenchanté ; il nous semblait entendre les célestes symphonies, le chœur fraternel des anges et des chérubins. Seulement, les anges étaient des menuisiers, des imprimeurs et des orfèvres ; et parmi les chérubins nous apercevions çà et là quelque nègre bouffi qui battait la mesure avec ses doigts d’ébène aux ongles blancs ! La vision séraphique disparaissait, mais l’admiration philanthropique nous restait tout entière, et nous ne pouvions nous empêcher, nous frivole observateur, de faire ces réflexions : Tandis que les vertueux amis du peuple lui prêchent la révolte, la paresse et l’orgueil, au nom de la liberté, les infâmes oppresseurs du peuple le moralisent par la religion et les arts, et lui donnent la seule véritable indépendance de l’honnête homme, celle qu’il acquiert dans le travail ; tandis que les amis du peuple l’appellent sur la place publique, l’attirent dans les cabarets pour l’entretenir de sa souveraineté, ses infâmes oppresseurs lui ouvrent des églises, des hôpitaux, des ateliers et des écoles pour lui enseigner les grandeurs de Dieu, les merveilles de la civilisation ; les amis du peuple lui apprennent à voter et à régner, ses oppresseurs lui apprennent d’abord à lire et à écrire. Ah ! puisse-t-il être bientôt assez instruit par ce double enseignement pour juger lui-même, comme elles le méritent, et la tendresse ambitieuse de ses prétendus amis et l’autorité paternelle de ses prétendus oppresseurs !

En vérité, c’est une belle chose que la résolution de ce problème : la moralisation du peuple par les arts. Grâce à la méthode Wilhem, avant dix ans les chefs-d’œuvre de Mozart et de Rossini seront populaires comme l’air de Vive Henri IV ou de Malbrough ; mais ce n’est pas tout encore : voilà que les chefs-d’œuvre de sculpture sont à leur tour offerts aux ménages les plus modestes, par la plus ingénieuse invention ; nous marchons de merveille en merveille. Chose singulière ! au moment où M. Daguerre trouvait le moyen de fixer la réflexion des images, d’avoir pour ainsi dire un calque de la nature, M. Collas trouvait moyen d’appliquer un procédé analogue, puisqu’il est entièrement mécanique, à la statuaire. Par ce procédé magique, la Vénus de Milo, par exemple, cette beauté si noble, si puissante, si harmonieuse, ce chef-d’œuvre de l’art grec, est reproduite identiquement dans toutes les dimensions, depuis la grandeur originale de la statue, jusqu’à la statuette de trois pieds, jusqu’aux figurines de deux pouces, d’un pouce et de six lignes même ; et cela en marbre, en pierre, en ivoire, en bois, en albâtre, en porphyre, en agate, en lapis, etc. Le procédé de M. Collas met en œuvre les corps les plus durs comme les plus tendres ; et ces copies de statues et de bas-reliefs sont tellement parfaites, que les imperceptibles altérations du marbre usé par le temps s’y trouvent reproduites exactement. Cette étonnante découverte doit opérer une révolution complète dans l’architecture moderne. Plus de murailles nues, froides et grisâtres : les boiseries sculptées, calquées sur les premiers modèles du genre nous sont permises maintenant ! Plus de troubadours bossus, plus de Cromwell botté, plus de châtelaines corsées sur nos pendules : l’art antique est mis à la portée de tout le monde. Diane, Vénus, Minerve, Niobé, soyez les bienvenues, mesdames ; entrez dans nos demeures, on peut vous recevoir aujourd’hui sans se ruiner. Amenez qui vous voudrez ; qu’Apollon, Méléagre et Antinoüs vous accompagnent, leur place est ici. Les dieux pénates sont revenus ; l’autel domestique est relevé, on l’appelle étagère et petit Dunkerque, mais n’importe, tout le vieil Olympe est ressuscité ; bien mieux, il est réhabilité. Et qui le croirait ? c’est un art nouveau, ennemi de toute poésie, c’est l’art des calculateurs qui lui rend la vie. Les dieux d’Homère se réveillent ; on les refait à la mécanique. Ô mécanique ! fille mystérieuse de Vulcain et de Minerve, reine du siècle, qu’elle est formidable la puissance ! que ta marche est terrible ! Qui peut te suivre et t’arrêter ? Tu braves l’espace et le temps ; les cent roues de ton char ont sillonné le monde ; les obstacles, tu ne les vois pas. Tu dis au fleuve : Prête-moi ta force ! tu dis à la montagne : Range-toi, que je passe ! Ces tristes divinités de l’Olympe, que tu ranimes aujourd’hui, tu les avais vaincues tour à tour ; tu as ravi au fougueux Éole l’empire des flots ; tu as devancé dans la carrière le vigilant Mercure ; tu as chassé de la terre le dieu muet du silence : Harpocrate, épouvanté, s’est réfugié dans les cieux. Fille ingrate, tu as même détrôné Vulcain, ton père ; les Cyclopes désœuvrés croisent leurs bras en te maudissant ; et maintenant, par un caprice inconcevable, tu te fais amante des arts ; sous tes mille doigts, les beautés antiques se reproduisent ; et, complétant la pensée des philosophes qui crient : La liberté pour tous !… tu leur réponds en multipliant les chefs-d’œuvre : Les arts pour tous !

Nous venons de parler musique et sculpture, nous allons parler danse maintenant. Savez-vous quelle rare beauté M. le directeur de l’Opéra est allé demander à l’Italie ? savez-vous qu’il ne s’agit rien moins que d’enlever à Milan son plus précieux trésor : la perle de la Scala, la nymphe Cerrito, cette vivante fresque d’Herculanum qui ne touche jamais la terre, cette gazelle-papillon, cet oiseau-mouche : nous la verrons venir à Paris avec le printemps ; rien, dit-on, n’est comparable à sa danse gracieuse ; c’est une légèreté, une rapidité, une originalité dont rien ne peut donner idée. C’est une flèche qui passe, c’est une étoile qui file, c’est une feuille qui tombe et que le vent capricieux fait voltiger dans l’air avec lui ; les danseuses les plus vantées sont des chevaux de grosse cavalerie en comparaison de la folâtre Cerrito. Ses pas sont d’une difficulté fabuleuse, dangereuse même parfois. Elle accourt du fond du théâtre avec une vivacité effrayante : l’élan est tel, qu’il semble impossible à modérer. Eh bien, malgré la force de cette impulsion invincible, la danseuse, arrivée sur le devant de la scène, tout à coup s’arrête et reste immobile sur la pointe du pied ! On dirait Atalante au milieu de sa course subitement changée en statue. Mademoiselle Cerrito est jolie, elle a dix-neuf ans ; notez ces deux points-ci. Elle arrive ! quelle nouvelle pour les amateurs de ballets !

De la danse à la chasse, la transition est naturelle. L’équipage de M. le prince de W… est parti la semaine dernière pour G… B…, cette royale résidence qui devient de jour en jour plus magnifique, pour rejoindre à Courtgenet l’équipage de M. le marquis de M… — Messieurs les veneurs, fidèles au cri de Rallie Bourgogne ! se sont réunis aux veneurs de G… B…, Les deux meutes, peut-être les meilleures de France, ont rivalisé d’ardeur. Deux sangliers, dont un dans son tiers-ans, ont été pris. On annonce pour le mois prochain plusieurs chasses à Ermenonville.

L’ouverture du Salon est impatiemment attendue par les amateurs. Serait-il vrai que le jury ait eu la candeur de refuser trois tableaux d’un de nos plus grands peintres ? Cette injustice rendra bien sévère pour les tableaux que l’on a admis : portraits en pied de séducteurs en lunettes, penseurs en robe de chambre, rêveurs décolletés, femmes en satin blanc sur un rocher, belles couronnées de marabout traversant un torrent, jeunes filles à ombrelle au coin du feu, tenez-vous bien, tenez-vous bien ! nous serons impitoyable, car vous avez la place de savants ouvrages refusés pour vous.