Lettres parisiennes/Année 1839/12

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1839

LETTRE DOUZIÈME.

La place de Grève et la Chambre des députés. — Les modes. — Les courses de Chantilly. — M. de Lamartine et le journalisme.
27 avril 1839.

Nous ne serons point du tout politique aujourd’hui ; aussi bien la politique du moment est si bouffonne, qu’elle en est triste. On appelle cela passer la plaisanterie. M. le maréchal Soult, depuis quinze jours, a plus que perdu la bataille de Toulouse. On ne le traite plus même de vieux courtisan, on le traite de nullité fastueuse. Qu’il nous soit permis de ne point donner la traduction de ce mot-là. Nous dirons seulement que chaque jour des centaines d’ouvriers se réunissent sur la place de Grève, attendant patiemment de l’ouvrage pour nourrir leurs familles ; ils sont calmes, et pourtant ils sont sans asile ; ils se taisent, et pourtant ils n’ont pas de pain ; et chaque jour, à la même heure, des hommes graves, instruits, riches de tous les biens de la vie, se réunissent aussi de leur côté, mais ils disputent des heures entières en se disant mille injures, en se menaçant du poing, en commettant toutes sortes d’injustices, pour s’arracher quelques places sans prestige, quelques portefeuilles sans avenir ! Pauvre peuple ! nourris-toi donc de leur parole, c’est le pain politique qu’ils pétrissent pour toi, c’est le seul qu’ils veuillent t’offrir.

Nous vous parlerons des modes.

Les modes doivent inévitablement varier selon l’âge et la position, et s’amender selon les fortunes, selon les quartiers, selon les habitudes, selon les figures et les tournures, selon les circonstances et même selon les événements de la vie.

SELON LES FORTUNES : Car les modes exorbitantes ne sauraient s’harmoniser avec les fortunes modestes, les parures extraordinaires ne peuvent survivre à leur propre effet, et elles exigent une grande prodigalité. On priait un jour un célèbre dandy, le Brummel français, de donner une seconde représentation d’un gilet mirifique et mirobolant qui avait obtenu à son apparition un succès d’enthousiasme : « Pourquoi ne l’avez-vous jamais remis ? » lui demandaient ses adeptes. Il répondit ces paroles mémorables : « Il y a des gilets, messieurs, qu’on ne doit porter que cinq minutes. » Et il avait raison. Il est dans la vie des jours et des gilets sans lendemain !

SELON LES QUARTIERS : Car ce qui est suprême élégance dans un quartier est souvent suprême ridicule dans un autre. Exemple : La mode en ce moment est de garnir les robes de six, sept et huit volants ; cette mode seule va servir à démontrer la vérité de toutes nos observations. Qu’une merveilleuse de la Chaussée d’Antin aille au bal chez un banquier de l’ex-rue du Mont-Blanc, parée d’une robe garnie de la sorte : on la trouvera charmante ; les huit volants seront, là, non-seulement appréciés, mais enviés par toutes les robes rivales qui n’auront que quatre, cinq et six volants. En avoir huit c’est dire : Je fais les choses plus grandement que vous ; je suis élégante au huitième degré ; j’ai de plus que vous deux quartiers de noblesse ; je m’estime et je vaux deux volants de plus que vous ; et les femmes diront : « Avez-vous vu madame une telle ?… elle est mise à merveille ce soir… » Mais, au contraire, supposez que cette même merveilleuse, avant d’arriver au bal, aille faire une visite dans un salon du faubourg Saint-Germain, non du faubourg Saint-Germain émancipé, mais de celui qu’on appelle le pur faubourg Saint-Germain, celui qui ne traverse point les ponts, qui ne va jamais au spectacle, et qui semble s’être dévoué à expier dans une profonde retraite tous les plaisirs que se donnent les autres quartiers de Paris. Vous figurez-vous l’effet de ces huit volants dans ce monde noblement simple et charitablement raisonnable ? Ces huit volants font scandale ; cette parure de cachucha révolte le bon goût de chacun. On se regarde, on s’indigne ; la surprise va jusqu’à l’inquiétude, les bonnes âmes font circuler tout bas le mot de Charenton ; les matrones sévères prononcent tout haut le mot de Funambules. Et cela doit toujours être ainsi, parce que les modes ont besoin, pour se faire admettre, d’être présentées par gradation, parce que les yeux ne peuvent passer tout à coup d’une simple robe à ourlet à cette étourdissante garniture de huit volants. Les modes sont semblables aux costumes nationaux : ils n’ont toute leur grâce que dans leur pays ; et il faut, pour les faire valoir, les mœurs et le climat qui les ont pour ainsi dire inspirés ; de même les modes ne peuvent briller de tout leur éclat que dans leur patrie, dans le quartier qui les a vues naître ; et il faut, pour les faire valoir, les usages, les prétentions et les manies qui les ont inspirées. Les modes enfin ont, comme toutes les choses graves, des lois à subir, des règles à suivre, des degrés à prendre, des droits à établir : cette législation en vaut bien une autre ; et qu’on nous permette ce rapprochement : les ministres proposent, la Chambre des députés adopte, la Chambre des pairs consacre, le gouvernement exécute. Eh bien ! il en est ainsi des lois de la mode : la Chaussée d’Antin propose, le faubourg Saint-Honoré adopte, le faubourg Saint-Germain consacre, le Marais exécute et enterre.

Nous avons dit, SELON LES HABITUDES : Une belle indolente, toujours étendue sur un canapé, peut-elle porter une robe garnie de huit volants ? — Non, ce serait un meurtre.

SELON LES FIGURES ET LA TOURNURE : Une petite femme courte et grosse peut-elle se permettre une robe garnie de huit volants ? — Non, elle aurait l’air d’un tonneau à huit cercles. Ce serait une mascarade.

SELON LES CIRCONSTANCES : Une femme peut-elle aller à un petit spectacle, au concert Musard, ou sortir à pied avec une robe à huit volants ? — Non, ce serait une imprudence.

SELON LES ÉVÉNEMENTS DE LA VIE : Une femme peut-elle porter une robe de deuil garnie de huit volants ? — Non, ce serait un sacrilège.

Il est donc prouvé que les modes ont deux natures bien différentes, qu’on ne peut confondre sans les plus grands dangers ; c’est pourquoi nous les diviserons en deux catégories : modes générales, modes exceptionnelles. La mode est reine absolue, mais elle n’est pas chose absolue. Telle mode qui sied à tel âge et à telle position, est singulièrement ridicule à tel autre âge et à telle autre position. Telle parure est charmante, qui portée deux ou trois fois semble misérable et burlesque.

Les courses de Chantilly seront cette année plus belles que jamais. Depuis un mois déjà cette charmante ville offre le spectacle le plus animé. Deux fois par jour cinquante ou soixante chevaux s’exercent au combat sur l’immense pelouse, ou dans les admirables allées de la forêt ; les grooms, les jockeys, les entraîneurs, ont déjà fondé un club, qui cette fois sera le véritable Jockey-Club. Chantilly a dans ce moment un aspect anglais qui fait battre le cœur de tous nos sportsmen. Quelques-uns s’y sont établis d’avance, et assistent régulièrement aux exercices de préparation ; ils interrogent adroitement les jockeys pour surprendre le secret de leurs espérances. La suprême élégance est de louer une maison à Chantilly pour le temps des courses, d’y envoyer ses gens de bouche et d’office, son argenterie, des tapis, des meubles confortables, d’y improviser ainsi pendant quelques heures tout le luxe de Paris. Le prix des maisons est exorbitant, et cinq ou six jours de location rapportent aux propriétaires habitants de Chantilly plus que deux années de loyer, sans compter que cette vision fantastique qui les éblouit dans ces jours de royales fêtes défraye leur conversation pour tout le reste de l’année, et leur épargne au moins un voyage à Paris. Pourquoi viendraient-ils voir la capitale, quand la capitale elle-même, dans ses plus belles parures, va les visiter ?

L’événement de la semaine est le magnifique discours de M. de Lamartine ; l’effet qu’il produit est immense ; la rage des journaux en constate naïvement le succès. Les paroles du courageux orateur sont si justes, qu’on est forcé de les travestir pour les attaquer ; alors on se met en grands frais de colère pour répondre à ce qu’il n’a pas dit. M. de Lamartine ne veut pas plus que nous la destruction du journalisme, il veut son équitable organisation ; ce ne sont pas les journalistes que nous voulons persécuter, ce sont les abonnés que nous voulons instruire ; oui, nous rêvons la régénération de la presse par l’initiation des abonnés.

Il y a, depuis quelque temps, à Paris un jeune Abyssin que M. d’Abadie a ramené d’Afrique. Ce pauvre enfant, ébloui des prodiges de notre prétendue civilisation, passe ses jours dans des terreurs imaginaires qui font pitié ; il ne comprend rien, ne s’explique rien, et tout l’effraye. Chaque merveille lui semble l’œuvre du démon. M. d’Abadie l’a mené voir les Pilules du diable ; l’épreuve était un peu forte, il faut en convenir. À chaque changement de décoration, le pauvre Abyssin frissonnait : cette maison géante, qui devient naine en un clin d’œil, qui perd subitement ses trois étages ; cette lanterne qui se multiplie par miracle ; cet homme que l’on découpe en morceaux et qui ne s’en porte que mieux un moment après ; toutes ces choses, déjà surprenantes pour nous, étaient pour lui si mystérieusement terribles qu’il n’a pu y tenir, il a poussé des cris d’horreur, et M. d’Abadie a été contraint de l’emmener. Dans un an, ce jeune sauvage aura vu de près ces mensonges d’optique, ces faux prodiges qui l’épouvantent ; il saura comment, sur un théâtre, on imite la foudre, l’éclair, la lueur de l’incendie, la fureur des flots ; comment on singe la douleur, la joie, l’ivresse, la folie et les angoisses de la mort ; alors, loin de s’effrayer de ce spectacle comme d’une vérité menaçante, il s’en amusera et n’y verra plus que des fictions agréables inventées pour l’attirer. Ainsi, aux fictions agréables du journalisme, nous voulons initier l’abonné, qui est de sa nature assez Abyssin ; nous voulons lui apprendre comment, dans les coulisses de ce théâtre, on soulève la tempête populaire, on imite les gémissements de l’opprimé, comment on singe le patriotisme, le désintéressement et la vertu ; afin que lui aussi devienne un spectateur indifférent, amusé par des parades périodiques, au lieu d’être à ses dépens l’instrument involontaire de toutes les ambitions subalternes. Il est temps de répandre les véritables lumières et d’empêcher ce bon peuple de France, si intelligent et si courageux, d’être, malgré lui, métamorphosé en une population de gobe-mouches abyssins qu’exploitent au profit de leur haine et quelquefois de leurs amours les tartuffes de la liberté.

Gloire à l’honorable poëte qui vient de s’insurger contre le tyran ! M. de Chateaubriand avait combattu l’empereur, M. de Lamartine vient d’attaquer le roi du jour ; et il a raison de dire : « Le courage est là. » Ah ! si tous nos hommes de talent avaient la même indépendance, le pays serait bientôt délivré… mais ils ont peur ! Cela est étrange ; quand on a toute la force du génie, quand on appartient déjà à la postérité, comment ose-t-on avoir peur !