Lettres parisiennes/Année 1839/05

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1839

LETTRE CINQUIÈME.

Il y a deux Frances. — Les paresseux agitateurs et les travailleurs insouciants.
Les mauvais sujets réformés, professeurs de moralité.
8 février 1839.

L’aspect des salons de Paris est étrange en ce moment ; ce carnaval manqué a des allures de carême qui sont toutes nouvelles. On s’inquiète ; décidément l’horizon politique s’obscurcit. Ceux qui n’ont rien à perdre, et qui espèrent gagner, se frottent les mains ; ils vous regardent d’un air très-fin en disant : « Il y aura du micmac ! les affaires se gâtent ; je ne voudrais pas être à la place d’un tel ; il se passera d’ici à peu de temps de grandes choses… » Ceux qui ont de belles propriétés, et qui ne peuvent que perdre à tout changement, commencent à avoir sérieusement peur. « Où allons-nous ? s’écrient-ils avec angoisse ; où ces brouillons vont-ils nous mener ?… » — Où vous voulez, sans doute, puisque vous leur donnez le droit de vous conduire. La France est divisée en deux nations, ou plutôt il y a deux Frances : l’une faible et active, l’autre puissante et passive. La première mène l’autre ; les faibles mènent les forts ; tout le mal est là. Deux peuples différents de goûts et d’instincts luttent ensemble sans cesse : un peuple de paresseux agitateurs, un peuple de travailleurs insouciants. Les premiers n’ont rien et ne font rien, mais ils parlent toujours. Les seconds, au contraire, possèdent tout, font tout, mais ils ne disent rien. Cela explique pourquoi ils n’ont jamais le dernier mot.

La politique française se fait dans les cafés, dans les estaminets, voire même dans les cabarets, et c’est là que les paresseux agitateurs sont tout-puissants : là ils règnent et gouvernent ; leur métier, à eux, c’est de défaire le gouvernement ; ils n’ont pas d’autre état, et ils remplissent celui-là avec conscience ; rien ne les distrait de leurs devoirs politiques ; ils ont supprimé tous les autres ; ils ont cessé de voir leurs familles parce qu’elles s’opposaient à leur vocation. Selon l’expression d’un spirituel journaliste, ils n’exercent aucun état sous prétexte qu’ils sont hommes d’État. Comme ils n’ont aucune espèce de ménagement à garder, ils sont aventureux et pleins de zèle, et d’un dévouement à toute épreuve, d’un dévouement qui fait frémir ; comme ils mentent très-haut, on les prend pour des oracles ; comme ils n’écoutent pas, ils ont toujours raison ; si l’on veut leur répondre, ils s’emportent, ils menacent, ils frappent du pied avec violence, ils disent de gros mots qui effarouchent la vérité, car la vérité est une femme, et, comme les femmes, pour paraître et se faire entendre, elle n’a de courage qu’aux jours des nobles dangers ; comme ils n’ont point de sentiments réels, ils sont dévorés de haines imaginaires qui suffisent à leurs cœurs, qui remplissent leurs jours. Ils haïssent, par exemple, M. de G…, qu’ils n’ont jamais vu ; ils savent par cœur toutes les calomnies qui obscurcissent et qui peut-être honorent son nom ; ils les récitent avec furie chaque fois qu’on parle de lui ; cet homme est pour eux un monstre, c’est leur ennemi personnel, ils l’ont vu en rêve : c’est un brun, grand, très-fort, très-rouge, qui a des moustaches noires ; ils le reconnaîtraient entre mille à la première vue, cet ogre politique, ce tigre industriel. Ils s’écrient avec rage : « Si je le tenais là, je le jetterais à mes pieds comme cette chaise… » (ils brisent la chaise) ; et puis un jour ils l’aperçoivent par hasard au spectacle, à la Chambre des députés ; ils demandent avec indifférence, quelquefois même avec intérêt : « Quel est ce jeune homme pâle qui est là-bas ? — C’est M. de G… — Quoi ! c’est lui ! ce n’est pas possible !… » Leur surprise est inexprimable, ils sont tout déconcertés ; ils ne reconnaissent pas l’homme qu’ils détestent ; celui qu’ils poursuivent de leurs injures ne ressemble pas à cela, leur haine est désarmée par l’objet même qui l’inspire. « C’est lui ? disent-ils avec stupéfaction ; quoi ! c’est lui ! je ne l’aurais jamais reconnu !… » Peu s’en faut qu’ils n’ajoutent : « Je le trouve bien changé ! »

Ces hommes qui ne font jamais rien sont d’une activité merveilleuse. On les voit partout : ils sont propagateurs de fausses nouvelles, fabricants d’histoires scandaleuses et missionnaires en calomnies ; ils connaissent tout le monde, ils savent tout ; ils ne sont pas électeurs, ou du moins il est très-rare qu’ils puissent l’être ; mais ils connaissent le collège électoral comme un père connaît ses enfants. Ils savent que telle infortune a telle échéance qui menace, que telle autre a tel procès à redouter. Ils savent que telle conscience est douteuse, et ils l’attaquent hardiment ; ils savent que telle autre est inflexible, et ils la respectent prudemment. Ils n’ont point d’esprit ; mais ils possèdent l’instinct et l’expérience de l’intrigue, et par malheur cela suffit pour entraîner. Les jours d’élections sont leurs grands jours de bataille. Ils se lèvent avec l’aurore ces jours-là ; ils courent sur les chemins et se posent aux embranchements de la route pour guetter les électeurs au passage, et là ils s’efforcent de les endoctriner ; ils se vantent quelquefois même de les griser généreusement. Ils font de la politique au vin blanc, au vin rouge ou à la bière : cela dépend des goûts et des opinions. On parle d’élections au punch qui ont parfaitement bien réussi. Ils se distribuent les électeurs, comme un butin qu’ils ont conquis : « Celui-ci est à moi, celui-ci est à vous ; je vous laisse le grand Bernard, vous me rendrez le petit Benoît… » Ils savent que celui-ci viendra de bonne heure, parce qu’il a affaire à la ville ; ils savent que l’autre viendra tard, parce que sa jument est boiteuse. Ils s’attachent à celui qui ne sait pas écrire, comme à une proie qui peut leur échapper ; ils l’entraînent chez l’électeur de leurs amis qui doit lui servir de secrétaire, et là ils le couvent des yeux : s’il se lève, ils se lèvent avec lui ; s’il s’assied, ils vont s’asseoir près de lui ; si quelque imprudent laisse la porte ouverte, ils courent la fermer ; si l’électeur qui ne sait pas lire veut se promener dans le jardin, ils le suivent, et, sans se donner le temps de prendre leurs chapeaux, ils vont se promener avec lui ; ils le tiennent en laisse. Enfin l’heure de voter arrive : l’électeur secrétaire emmène son confrère, il le tient par le bras, il ne lui échappera pas. Les paresseux agitateurs l’escortent jusqu’à la mairie ; ils ne votent pas, mais ils lui disent : « Vous votez avec nous, mon brave, n’est-ce pas ? — Je crois que oui. » On rit de la simplicité du pauvre homme ; mais on n’en rira pas longtemps. L’électeur secrétaire se dispose à écrire pour lui son bulletin. « Merci, dit le naïf paysan, j’écrirai cette fois moi-même. — Quoi ! vous savez écrire ? — Non, mais ma fille m’a appris à griffonner ce nom-là… » Hélas ! c’est le nom du candidat constitutionnel… Les agitateurs sont furieux, car les agitateurs sont toujours contre les ministres : ils étaient contre M. Laffitte, ils étaient contre M. Guizot, ils étaient contre M. Mole ; mais, rassurez-vous, ils reseront contre M. Thiers, ils reseront contre le maréchal Soult, ils reseront contre M. Guizot ; ils seraient contre M. Barrot ! Ils vivent ainsi dans une opposition continuelle que ne motivent pas même leurs intérêts, et dans une haine permanente qui change tous les ans d’objet. Ils passent leurs jours à fumer et à jouer au billard, en médisant de ceux qui travaillent. Dans les provinces où le bon sens domine, on se moque d’eux ; on sait leur vie, ils n’ont aucun crédit ; mais dans les pays où les passions sont ardentes, dans les grandes villes où les envieux espèrent, — car il y a des envieux partout, mais ils n’ont pas partout les mêmes chances de succès et le désespoir les rend tranquilles ; — dans les grandes villes, disons-nous, où toutes les ambitions sont excitées, les paresseux agitateurs sont tout-puissants ; il faut les craindre. Moins nombreux que leurs adversaires, ils l’emportent cependant sur eux, à force de paroles et de mouvements ; ils ne représentent pas le pays, mais ils nomment trop souvent ceux qui doivent le représenter, et qui, choisis par eux, ne retracent que leur pauvre image. Oh ! si les travailleurs insouciants voulaient un jour se réveiller de leur sommeil d’hommes de bien ; s’ils se lassaient de voir toujours leur ouvrage détruit, leur place usurpée, leur avenir perdu ; si ceux qui labourent faisaient taire ceux qui pérorent, si ceux qui vendent faisaient enfermer ceux qui doivent, si les abeilles chassaient les frelons, nous serions sauvés ! Courage donc, indolents travailleurs ! sortez de votre léthargie dédaigneuse ; mêlez-vous au bruit, prenez la parole à votre tour ; défendez vos droits, que l’on usurpe ; vos intérêts, que l’on oublie ; votre repos, que l’on compromet ; conduisez vous-mêmes les grands travaux politiques ; mettez enfin la main à l’œuvre, et rivalisez d’activité avec les paresseux.

Il est encore une autre classe d’hommes d’État sans état qui méritent un regard de l’observateur : nous voulons parler de ces mauvais sujets en retraite qui se font puritains de journaux ; tout sert à leur vertu, tout, jusqu’à leurs plus joyeux souvenirs. Un front chauve avant l’âge, une vieillesse précoce, leur valent une précoce vénération. D’une voix enrouée par les veilles, ils tonnent contre le vice, ils le voient partout, ils le poursuivent avec acharnement ; et cela se conçoit, ils ont de bonnes raisons pour lui en vouloir ; les coquettes vieillies se font dévotes, les tapageurs retirés se font journalistes vertueux. La carrière est complète ; on mène jusqu’à trente-neuf ans joyeuse vie, on abuse de tous les plaisirs, on est le héros de toutes les mascarades, l’orateur de toutes les orgies ; on se fait entrepreneur de succès de coulisses et promeneur d’actrices plâtrées, on ne se refuse rien tant qu’on peut ne rien se refuser ; et puis, quand l’heure de s’arrêter arrive, quand on a perdu dans ce tourbillon de folies santé, fortune et considération, on se fait homme politique et l’on s’établit professeur de moralité. — Ô moralité ! il faut que ton autorité soit bien grande pour que ton manteau puisse couvrir les infirmités de tels apôtres. Et toi, public, qu’es-tu donc ? niais ou complice ?