Lettres parisiennes/Année 1839/06

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1839

LETTRE SIXIÈME.

Supplice des beaux enfants déguisés. — Apollon transi. — Le ballet des cariatides. — Un père intrigué par sa fille.
15 février 1839.

Ce grand bruit de plaisirs nous a toujours fait rêver amèrement. Quand nous étions enfant, les masques nous faisaient une peur si affreuse et les déguisements étaient pour nous le sujet de tant de larmes, que nous avons conservé contre les fêtes du carnaval une rancune dont les plus beaux bals costumés n’ont pas encore triomphé. Nous avions le malheur d’être un bel enfant. Ah ! plaignez ces victimes adorées qui font la gloire de leurs parents : les jours gras ont pour elles d’horribles supplices inconnus des autres enfants ; ceux qui ont le bonheur d’être laids, du moins, peuvent s’amuser pendant le carnaval : on les habille en arlequins, en pierrots, en paillasses, et puis on leur dit : Allez… Mais ceux, hélas ! qu’un destin ennemi condamne à l’admiration, ceux que l’on pare, et que l’on craint surtout de déguiser, ceux-là ne jouissent d’aucun plaisir. On commence par les mettre en retraite ; on les fait coucher plus tôt qu’à l’ordinaire, pendant les deux jours qui précèdent leur triomphe. Si en jouant ils se laissent tomber, ce qui est l’usage, on ne les plaint pas, on les gronde, on ne voit point le coup qui les fait souffrir, on ne voit que la cicatrice qui les défigure ; on les gronde, c’est bien, ils pleurent ; et puis on les gronde parce qu’ils ont pleuré. Enfin le grand moment arrive, on les affuble d’une façon plus ou moins avantageuse, ils sont charmants ; toute la maison accourt et les admire, la nourrice est dans l’extase, le portier verse des larmes d’attendrissement, ce sont des exclamations de joie qui lui font le plus grand honneur : « C’est un bijou ! c’est un ange ! c’est un amour ! » s’écrie-t-on. Eh mon Dieu ! c’est bien mieux que tout cela vraiment : c’est un martyr ! Le pauvre enfant s’approche de sa mère, qui le dévore des yeux. « Maman ! dit-il d’une voix plaintive en étendant son petit bras, maman ! — Eh bien ? — Ça me tire ! » On s’empresse, on arrange comme on peut cette manche qui est trop courte. On admire de nouveau l’ensemble ; mais l’enfant s’approche de sa tante. « Que tu es beau, mon petit ami ! — Ma tante, dit l’enfant que la vanité ne soutient pas encore, ma tante, ça me pince ! » et il montre son genou qui est affreusement serré. — Comme il n’y a pas de remède : « Marche, petit, dit la bonne tante ; en marchant, le drap s’élargira. » L’enfant, qui voit qu’une tante est impitoyable, s’approche de sa grand’mère ; elle est faible, il compte sur elle : on peut toujours compter sur la faiblesse. « Bonne maman, dit-il en montrant ses broderies d’or ou tout autre ornement de son costume, bonne maman, ça me gratte ! » La grand’mère va s’attendrir, on les sépare, et pour étourdir l’enfant bien-aimé on lui répète de tous côtés qu’il est joli, qu’il est charmant ; et pour fermer sa bouche à toutes plaintes une femme de chambre lui dit à l’oreille : « Il faut souffrir pour être beau ! » maxime admirable, refrain consolateur avec lequel on mène au supplice tous les martyrs de la vanité. Ah ! si la beauté se mesure à la souffrance, que nous devions être beau, pitoyablement beau, ce fameux jour où l’on conçut l’aimable idée de nous déguiser en Apollon !… Une longue chevelure dorée avait servi de prétexte à ce déguisement, que le dieu offensé nous a fait depuis cruellement expier. Comme il s’est vengé de notre insolence ! Dès l’instant même il nous a puni. Pauvre enfant frileux, que nous étions peu digne de cette parure immortelle ! que cette tunique nous semblait légère ! que ces rayons d’or nous semblaient pesants ! Et cette malheureuse lyre que nous laissions traîner sur toutes les chaises, que de reproches elle nous attirait ! comme elle nous a fait gronder ! Que nous avions froid !… On nous trouvait toujours à genoux devant le feu, car nous n’avions pas dérobé le feu du ciel, nos propres rayons ne nous suffisaient point. Ah ! sans doute, c’est en nous voyant que les savants ont découvert cette vérité jusqu’alors inconnue, que le soleil n’a point de chaleur ! Quel beau rhume nous avons rapporté de l’Olympe ! Apollon transi, nous avons fait verser dans la neige le brillant char du Jour, et nous nous sommes toujours ressenti de cette chute-là.

Maintenant que, par bonheur, les parents ont moins de poésie dans leurs idées de carnaval, les déguisements d’enfants sont plus commodes ; les costumes de matelots, par exemple, sont fort jolis à voir et très-agréables à porter. Les enfants sont à la fois charmants et heureux en marins ; aussi est-ce le costume à la mode depuis quelques années. Dans un grand bal qui a été donné mardi dernier, un quadrille de sylphides a fait la plus vive sensation. C’étaient de jeunes et belles personnes, qui, comme cela, disait-on, n’étaient point du tout déguisées. Chaque jour on les voit de même sveltes et gracieuses, vaporeuses et poétiques. Elles avaient mis ce soir-là leurs ailes, et voilà tout. Chaque sylphide avait pour danseur une bête domestique ou féroce. Nous nous hâtons de dire que ces messieurs étaient parfaitement déguisés. Les plus malins étaient en ânes, les plus affables étaient en ours… Le moyen de reconnaître personne, et de s’écrier, comme dans l’Ours et le Pacha : « L’ours est votre époux ! » Ce quadrille a fort bien réussi à ceux qui l’ont dansé et à celle qui s’en est servie pour la plus folle mystification. Jugez-en plutôt.

Il y a dans le monde des heureux qui ont la manie de tout savoir, d’être de toutes les fêtes, d’appartenir à toutes les sociétés, de connaître toutes les intrigues : cela s’appelle être au courant de tout. Ils font vingt visites dans leur journée, ils savent que madame une telle reçoit tel jour ; ils ne vont pas chez elle, mais ils connaissent ses habitudes. Ils savent qu’il y a eu un dîner ici, un souper là ; ils n’en étaient pas, mais ils vous diront le menu ; ils l’ont retenu mieux que vous, qui étiez un des convives. À chaque nouvelle ils vous répondent : « Je le savais ! » Ils font tous les mariages, ils condamnent tous les malades ; ils mettent leur gloire à n’être jamais surpris ; être en retard, pour eux, c’est la honte ; l’honneur, pour eux, n’est point d’être un homme bien famé, ou bien aimé : ce qu’ils rêvent, c’est d’être jusqu’à leur dernier jour un homme bien informé. Il en est un de cette espèce qui pousse la présomption de tout connaître si loin, qu’on ne peut résister au plaisir de le tromper pour le confondre et d’inventer les mensonges les plus étranges pour le déconcerter dans ses informations. Il va souvent dans le monde, mais cependant il n’est pas de tous les mondes. Les salons du faubourg Saint-Germain, par exemple, lui sont interdits à cause de ses opinions, ou plutôt de ses relations politiques ; mais n’importe, il prétend savoir tout ce qui se passe, et vraiment il sait beaucoup de choses, et il a du mérite en cela, car il ne questionne jamais. Lui, questionner ! fi donc ! une question le perdrait ; après un voyage même, il n’oserait risquer cette preuve d’ignorance ; l’absence n’a point de secrets pour lui, sa correspondance le tient au courant de tout, il attire les nouvelles là où il est ; d’ailleurs, les grands événements le connaissent, ils l’attendent pour éclater. Il ne questionne point, mais il écoute avec un art inimaginable qui lui a demandé de grandes études ; il écoute quatre conversations à la fois, comme César dictait quatre lettres en même temps. Il a de ces oreilles avides qui, selon l’expression d’un auteur anglais, ne sont jamais fermées par la réflexion. Il écoutait donc l’autre jour à sa manière, et madame de R…, impatientée de cette quadruple attention, a voulu lui jouer un tour. « Ce bal était superbe ! dit-elle en faisant signe à la personne à qui elle parlait ; le quadrille des sylphides était ravissant ! Madame de…, mademoiselle de…, etc., étaient fort à leur avantage ; » et, au lieu de nommer les charmantes personnes qui ont dansé le quadrille, elle s’amuse à nommer douze femmes antisylphides s’il en fut jamais, les douze femmes les plus solidement belles que l’on puisse imaginer. L’homme bien informé retient ces noms heureux au passage, et il s’échappe avec empressement pour aller charmer les divers salons qui l’apprécient par ce récit exact des fêtes du carnaval. Il va faire une ou deux visites dans la Chaussée d’Antin, il lance sa nouvelle, on le laisse dire sans trop d’étonnement ; mais il arrive rue Royale : là, il recommence ses descriptions merveilleuses ; on lui fait répéter trois fois ces noms étranges, on l’interrompt par des hourras de surprise. « Qu’est-ce que vous nous dites là, monsieur ? s’écrie la vieille baronne de P… ; madame de… était en sylphide ! mademoiselle X… avait des ailes ! et vous appelez cela un quadrille de sylphides, monsieur ! mais c’était un ballet de cariatides !… » L’homme bien informé est resté confondu. Cette mystification le rendra prudent ; puisse-t-elle le rendre muet !

Les-bals de l’Opéra ont été fort nombreux. On parle d’aventures romanesques, de succès rapides et mystérieux, que nous soupçonnons fort de n’être que d’affreuses mystifications. L’histoire de M. de S…, arrivée il y a deux ans, s’est, dit-on, renouvelée plusieurs fois cette année ; comme nous ne pouvons pas vous raconter l’histoire de M. de S…, c’est comme si nous ne disions rien. Malgré les plaisants récits que l’on nous fait, nous défions toutes les histoires du bal de l’Opéra de valoir jamais celle d’un célèbre académicien intrigué toute la nuit par sa fille, qu’il avait laissée malade dans son lit et qu’il était bien loin de croire si près de lui. Un père ne pas reconnaître sa fille ! direz-vous… Cela est étrange et cependant cela est très-naturel : un père connaît parfaitement le cœur de son enfant, son caractère et ses goûts ; mais il ne connaît jamais complètement son esprit, il est certains aspects qui restent toujours voilés à ses yeux. Un père voit sa fille malheureuse, gaie, inquiète, jalouse même ; mais il ne la voit jamais coquette, et l’on sait quel changement le désir de plaire peut opérer dans les manières d’une femme. On connaît toutes les métamorphoses de la coquetterie : elle fait d’une femme méchante un ange de douceur, elle fait d’une sotte une femme d’esprit, d’une femme politique une beauté langoureuse, d’une pédante en us une étourdie pleine de grâces, d’une mourante de profession une valseuse infatigable, d’une femme bonne et généreuse, enfin, une ingrate, moqueuse et colère…

Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.

Or le célèbre académicien, qui n’avait jamais vu sa fille coquette, ne la reconnut point ; et il ne pouvait deviner quelle était cette femme si jeune qui savait pourtant tous les événements de sa jeunesse, qui savait si bien ses habitudes, qui savait par cœur tous ses ouvrages, qui lui parlait de ses auteurs favoris, qui le flattait avec tant d’adresse dans ses goûts et jusque dans ses manies. L’académicien était enivré ; accoutumé à plaire aux femmes, ce succès ne l’étonnait point, il avait dans ses souvenirs des aventures qui rendaient celle-ci très-probable. La nuit se passa en conversation, en étonnements, en ravissements ; être si bien compris, cela est si doux ! Vers quatre heures du matin, le charmant domino avoua naïvement qu’il avait faim. On lui offre à souper avec empressement. « J’accepte, dit-il, mais je n’ôterai pas mon masque. — Méchante ! » répond l’académicien. Et l’on soupe gaiement ; et par une attention délicate on choisit les mets qu’il préfère ; On lui prouve que l’on a deviné tous ses goûts et que l’on aime ce qu’il aime. Après souper, il faut partir : « Laissez-moi vous reconduire chez vous, madame. — Non, non, c’est moi, dit-elle, qui veux vous ramener chez vous. Je ne veux pas que vous me connaissiez. » La voiture s’arrête devant la porte de la jolie maison de l’académicien. Il descend à regret, croyant descendre seul ; mais quelle est sa surprise ! le charmant domino l’a suivi ; il le voit, furtif et léger, disparaître dans le corridor ; il veut le rejoindre et soupire tout bas : « Quoi ! madame, tant de bonheur !… » Mais le masque l’interrompt par un grand éclat de rire, et une voix bien connue lui crie du haut de l’escalier : « Bonsoir, papa Je te remercie, je me suis bien amusée… À demain ! » L’académicien désenchanté eut alors recours à cette exclamation classique toujours frénétiquement applaudie dans les reconnaissances de mélodrame : Ma fille ! dit-il avec désespoir, et l’écho du vestibule répondit : Ta fille !

Les bals de la Renaissance ont été cette année de véritables bals Musard, car Musard a donné son nom à toutes les fêtes qui rivalisent avec lui. C’est un des malheurs du génie, il fait la gloire de ses plagiaires et la fortune de ses rivaux, bien heureux encore quand ceux-ci ne le calomnient pas après l’avoir pillé. Bien heureux Musard si Julien ne le traite pas encore d’immoral ! aujourd’hui c’est assez l’usage. Un homme invente une chose qui réussit, vite on l’appelle charlatan, et puis on lui prend son idée… On ne vit plus aux dépens de ceux que l’on flatte, mais de ceux que l’on calomnie.

À propos, on nous écrit d’Allemagne : « La cour de Goritz, en apprenant la mort de madame la duchesse de Wurtemberg, a aussitôt pris le deuil. Un service funèbre a été ordonné. » — Quelle différence ! Ici des intrigues, là-bas des prières ! et quelle leçon pour tout le monde : pour ceux qui n’ont point porté le deuil de Charles X et pour celles qui choisissaient leurs robes roses, hier, quand toute la France pleurait ! Un jour, on ne voudra pas croire que, dans ce pays que l’on appelle généreux, deux partis desséchés par une politique misérable ont eu le courage de refuser leurs larmes à ces deux morts si sacrés : un vieux roi proscrit et une jeune princesse de génie !