Lettres parisiennes/Année 1839/04

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1839

LETTRE QUATRIÈME.

Le luxe des ameublements et la vulgarité des manières.
Le confortable insupportable.
25 janvier 1839.

Paris enfin se réveille, la charité est venue au secours des plaisirs, ce n’est pas vainement que nous l’avons invoquée. On était si triste, qu’on ne pouvait se décider à danser que par générosité. Cette fois, les malheureux ont rendu service aux heureux, ils ont ramené la gaieté et les fêtes ; on leur doit beaucoup, ils se sont acquittés d’avance envers leurs bienfaiteurs. Le bal de la Liste civile annoncé pour lundi sera, dit-on, le plus magnifique qu’on ait jamais vu ; tous ceux des années précédentes, si beaux, si élégants, si merveilleusement ordonnés, ces pyramides de fleurs, ces murailles de glaces, ces soleils de bougies, ces galeries d’arabesques succulentes, ce souper fleuri, cet orchestre enivrant, cette pompe, cette élégance, cet éclat, tout cela n’était rien en comparaison de ce qu’on promet au Cercle des Deux-Mondes. Depuis longtemps déjà on nous parlait de ces vastes salons comme d’un séjour royal, et nous ne pouvions nous empêcher de faire à ce sujet de graves réflexions sur les inconcevables progrès qu’a faits depuis trois ou quatre ans le luxe des appartements ; c’est une folie dont rien ne peut donner l’idée. Le moindre canapé vaut cent louis, le moindre lustre vaut douze à quinze mille francs. Les ornements d’une fenêtre représentent la dot d’une fille, les meubles d’un salon coûtent ce que coûterait l’éducation d’un fils, les joujoux du boudoir sont la rançon d’un roi. Les cheminées ont des housses de velours avec des franges d’or, les fauteuils ont des manchettes de dentelle ; les lambris sont cachés sous des étoffes merveilleuses, brodées, brochées, lamées, et si épaisses, si fermes, qu’elles se tiennent debout d’elles-mêmes, et pourraient au besoin soutenir les murs qu’elles recouvrent s’ils venaient à fléchir ; ceci n’est pas une plaisanterie, les tentures d’un salon sont, en proportion, aussi épaisses que les murs sont minces. Les rideaux sont fabuleusement beaux ; on les met doubles, triples, et l’on en met partout. Une porte, on la cache derrière un rideau ; une armoire, on la cache derrière un rideau ; une bibliothèque, on la couvre aussi d’un rideau ; il y a quelquefois huit ou neuf rideaux dans une chambre, et, comme ils ne sont pas tous pareils, on se croirait admis à visiter une exposition de tapisseries. Les meubles sont tous dorés, les murs aussi sont dorés ; on parle d’un des hôtels les plus élégants de Paris, qui ne compte rien moins que sept salons dorés, tous ornés et meublés de même. L’usage le veut ainsi. Dans les appartements de réception règne une somptueuse uniformité. Dans les salons de conversation, comme on dit en province, l’air artiste est au contraire du meilleur goût. Là rien ne doit être assorti, là règnent le caprice, la fantaisie et quelquefois le cœur aussi, car c’est l’asile des souvenirs ; là sont des meubles de toute espèce, de tous les siècles ; là l’ensemble n’est plus un devoir. L’harmonie est dans la pensée qui a présidé à cet arrangement. Cette boîte est le legs d’une tante ; cette table à ouvrage, le présent d’un vieil ami ; ceci a été rapporté d’Espagne ; cela est venu de Constantinople, d’Alexandrie, d’Alger ; ceci a été gagné à une loterie de charité. Ce petit chevalet garni de velours rouge porte un tableau de M. de M… ; cet autre charmant dessin est de madame D… Quel est cet affreux portrait ? c’est celui de la maîtresse de la maison. Qui l’a fait ? c’est une amie qui était aussi une rivale… Cette belle jardinière, c’est M. de B… qui l’a donnée ; ces superbes flacons viennent de madame X… — Et cette magnifique tapisserie ? — Je l’ai achetée à une pauvre femme qui mourait de faim. Puis, au-dessus de toutes les inutilités charmantes s’élève, orgueilleuse et fanée, une petite couronne de laurier : ceci est le trésor du sanctuaire ; c’est un prix de grec ou de latin, de thème ou de version ; c’est un prix remporté par un enfant chéri ; c’est le triomphe de l’année, c’est la date d’un jour de fête ; c’est l’heureux talisman qui chasse les déceptions amères, qui préserve des longs ennuis ; c’est la pensée intime, c’est la gloire, c’est l’excuse peut-être aussi. Cette couronne d’enfant, jetée au milieu de ces chinoiseries, de ces écrans, de ces cassolettes, de ces magots, de ces niaiseries de toute espèce, semble demander pardon pour tant de choses futiles, semble dire aux yeux étourdis d’une telle profusion d’inutilités : Cette vie élégante n’est point perdue ; elle n’appartient au monde qu’un moment, car elle est donnée tout entière au plus cher devoir, au plus saint amour…

Mais, chose étrange ! à mesure que les demeures s’enrichissent, les mœurs se simplifient et les façons se vulgarisent : les cafés, les théâtres et les cercles sont éblouissants de cristaux, de peintures et de dorures, et les habitués de ces lieux superbes sont mis comme des portiers et parlent comme des cochers de fiacre. Ils gardent tous leur chapeau sur la tête, et quel chapeau ! Ils jurent sans colère en se disant bonjour ; ils parlent haut pour qu’on entende ce qu’ils savent très-bien qu’il ne faut pas dire ; ils boivent avec fracas du mauvais vin ; ils fument avec prétention du mauvais tabac, et promènent avec orgueil des femmes laides. L’éclat qui les environne fait encore mieux ressortir le commun de leurs manières ; l’illumination est si grande ! on les voit si bien ! Quels tristes personnages pour un si beau cadre ! c’est un Téniers dans une bordure Louis XV ; mais, hélas ! c’est un Téniers vivant.

Ce qui nous déplaît dans ce luxe, c’est qu’il n’est pas du luxe, c’est qu’il est devenu l’absolu nécessaire ; c’est qu’on ne vit que pour lui, on ne s’occupe que de lui, on ne parle que de lui. Certes, personne plus que nous n’est partisan du comfort ; personne plus que nous n’admire une maison bien tenue, cette recherche de tous les détails, cette hospitalité de toutes les richesses, cette bienveillance de tout l’ameublement, cette familiarité de la demeure, où chaque chose paraît avoir été choisie pour vous, où chaque objet semble chargé par le maître de vous séduire particulièrement et de vous engager à rester chez lui longtemps. Nous faisons le plus grand cas de ce perfectionnement d’une haute civilisation, mais nous ne voulons pas qu’on lui consacre sa vie ; nous ne voulons pas que cette préoccupation devienne la pensée dominante ; nous ne voulons pas que ce besoin soit un tourment ; nous ne voulons pas que la prétention du bien-être devienne un malaise, un effort, un sacrifice, que l’on vous fasse apprécier à tout moment. On a sans doute très-bien fait d’emprunter aux Anglais leur comfort, mais on aurait dû en même temps leur emprunter la manière de s’en servir, c’est-à-dire la simplicité, ou plutôt cette noble indifférence qui leur fait donner au luxe le plus fastueux l’air d’une habitude journalière. Il ne faut pas que ce qui n’est au fond qu’un intérêt de ménage devienne un sujet grave de conversation. Aujourd’hui, pendant tout le temps que l’on prend le thé, on s’entretient de la théière, de la fontaine à thé, du plus ou moins de luxe du service. À dîner, on s’occupe attentivement de l’argenterie et de la porcelaine ; les cristaux ont aussi leur importance ; la tenue des gens, les valets de pied, les chevaux, les cochers poudrés, fournissent à la conversation tout le reste de la soirée. Les convives, on ne s’en inquiète pas ; le dîner lui-même occupe assez peu ; l’important est de savoir s’il est servi à la russe ou à l’anglaise ; si vous verrez les plats en nature ou par écrit, si l’on vous donnera un menu, si cela se fera comme chez madame de W…, ou comme chez madame de L. M… ; toute la question est là. Dernièrement, un de ces faux Anglais priait à dîner fort gracieusement un de nos amis : « Venez dimanche, disait-il avec instance ; ce jour-là nous aurons… » Puis quelqu’un vint l’interrompre… « Qu’est-ce qu’ils auront à dîner ? pensa notre ami ; quelque homme intéressant ; Lamartine…, ou Balzac, qui revient d’Italie ? »

Une autre idée lui vint aussi, c’était un gastronome érudit : « C’est peut-être du dîner qu’il parle, et non des convives ; il aura un pâté de Strasbourg, de Toulouse, ou un chevreuil qu’il a tué lui-même. »

Le faux Anglais revint alors vers notre ami. « Je tiens à vous, reprit-il ; vous viendrez, n’est-ce pas ? Nous aurons un service d’argenterie tout nouveau, à la mode, mon cher, à la dernière mode, la mode anglaise ; vous verrez, c’est magnifique. » Et le jour du dîner il ne fut plus question que du service pour lequel le repas était donné.

Chez de nouveaux mariés, nous comprenons cet enfantillage ; il nous plaît : tout est gracieux dans un jeune établissement, tout parle d’avenir ; chaque objet du ménage est un gage d’union. Cette joie du luxe n’est pas de l’orgueil, c’est le premier plaisir de la propriété, c’est la vie intime, c’est la famille, c’est quelquefois même l’amour. Comme on l’aimé, cette argenterie, et ce beau linge damassé, qui vous appartient en commun avec le jeune homme que vous appeliez hier monsieur, et qui vous nommait avec respect mademoiselle ! Comme tous ces objets grossiers du ménage deviennent poétiques quand ils vous installent dans votre bonheur, quand ils viennent à chaque instant du jour vous prouver que vous êtes unis pour la vie et que vous avez le droit de vous aimer !… Oh ! nous permettons aux jeunes gens de nous parler de leurs ménages, car c’est nous conter leur bonheur ; mais nous ne donnons pas la même liberté à de vieux époux qui se trompent depuis vingt années, si toutefois un mensonge peut parvenir à un âge aussi avancé. Au surplus, le pédantisme de l’élégance n’existe que chez les quasi grandes dames, que dans la petite fashionabilité. Vous ne le trouverez ni chez la duchesse de N…, ni à l’ambassade d’Angleterre, ni chez madame de Fl…, ni chez madame de Roth… surtout, dont la poétique demeure a plutôt l’air du palais d’un artiste enrichi que de l’hôtel d’un millionnaire ; mais vous le trouverez infailliblement, ce luxe agité, élégance soupçonneuse et inquiète, confortable insupportable, en ce qu’il est surnaturel et violent, dans tous les salons où l’on n’a pas encore eu le temps de s’y accoutumer.

Ô l’ennuyeux pays que celui des prétentions ! que faire contre un ennemi qui s’arme des plus belles choses et qui vous les rend odieuses du moment qu’il les a touchées ? Les fées malveillantes autrefois disaient : « Cet enfant aura toutes les vertus, tous les dons ; mais il aura tel défaut qui détruira toutes ses bonnes qualités… » Eh bien, le mauvais génie de la France lui, a dit la même chose : le ciel lui avait accordé toutes les grâces, toutes les puissances, toutes les beautés ; l’esprit, la science, le courage et la raison… et puis voilà le génie malveillant qui est venu et qui lui a donné le défaut qui les gâte toutes, la prétention de tout cela, c’est-à-dire la fatuité, le pédantisme et l’exagération ; la manie qui amène le ridicule, le pathos qui amène le dégoût et l’abus qui amène la réaction. Aussi, chaque fois que nous voyons une amélioration s’introduire chez nous, malgré notre passion du perfectionnement, nous nous affligeons du progrès ; car nous sentons que bientôt cet usage qui nous plaisait, et que nous avions nous-même adopté, va nous devenir insupportable par l’application ridicule qu’on va en faire et par la niaise importance que l’on va y attacher.