Lettres parisiennes/Année 1839/03

◄  II.
IV.  ►
1839

LETTRE TROISIÈME.

Incertitude. — To be or not to be ! — Aurons-nous des portefeuilles ? — Aurons-nous des loges ? — Modes anglaises. — Chasses. — Une larme du diable.
19 janvier 1839.

Encore une semaine toute politique. Jusqu’à présent la politique seule a fait les frais du carnaval, et c’est justice ; elle nous doit bien au moins quelques distractions en dédommagement des fêtes dont elle nous prive. La situation actuelle jette un si grand trouble dans les esprits, qu’elle retarde l’essor des plaisirs. On s’agite dans le vague, on ne sait si l’on aura demain à s’affliger ou à se réjouir, si l’on sera vainqueur ou vaincu ; on se regarde, on s’écoute… Les ministres disent : « Attendons ; dans quelques jours nous ne serons peut-être plus ici… » Les prétendants se disent : « Attendons ; dans quelques heures nous serons ministres, et alors… » Alors toute leur existence sera changée ; et, d’un commun accord, sans cependant s’être entendus pour cela, prétendants et ministres ajournent leurs invitations à dîner. En effet, quelle différence : être ministre ou n’être plus ministre, to be or not to be ! cela change tout ; cela change le dîner quelquefois, et toujours les convives. Que de grands personnages M. Thiers, par exemple, va oser reprier à dîner, s’il revient au ministère ! que de bavards malappris M. Molé, au contraire, ne réinvitera pas, s’il n’y est plus ! L’un prendra tout naturellement la société de l’autre.

On ne sait pas assez la différence qu’il y a de nos jours entre ces deux mots : être ministre ou n’être plus ministre. Si l’on savait cela, on aurait le secret de beaucoup d’empressements inexplicables que vous appelez des ambitions impatientes, et qui ne nous paraissent à nous que de naïves humilités. Nous ne disons pas cela pour M. Thiers ; lui, comme M. Guizot, serait placé pour attendre ; bien mieux, nous trouvons même que les chutes lui vont très-bien. M. Thiers n’est jamais si grand que par terre ; le piédestal ministériel ne lui est pas avantageux ; la lutte, au contraire, lui donne de la force ; son esprit étincelant, sa parole heureuse, lui rendent subitement le prestige que le ministère lui avait fait perdre. M. Thiers est très-puissant quand il n’est pas au pouvoir. Ainsi ce que nous disions l’autre jour de M. Guizot peut s’appliquer encore à lui. M. Thiers a deux gloires qui le réclament, et il peut se consoler d’être un ministre léger en étant un historien profond. Mais il n’en est pas de même de nos autres hommes d’État et des petits ministres à la suite : ceux-là n’ont de valeur qu’un portefeuille en main. Pour ceux-là, to be or not to be ! c’est être ministre ou n’être pas ministre ; c’est être quelque chose ou n’être rien. Et pour les femmes, enfin !… pour les femmes d’État, dont nous ne parlons pas, croyez-vous donc qu’il n’y ait pas une grande distance entre la vie commune et l’existence officielle ? Recevoir chez soi, tout naturellement, madame l’ambassadrice d’Angleterre, madame l’ambassadrice d’Autriche, monseigneur le nonce du pape, madame la princesse de L…, M. le maréchal de***, etc., etc., être des leurs, les recevoir presque habituellement, leur parler avec confiance ; ou bien tout à coup se voir séparée d’eux par la foule, redevenir simple bourgeoise, de grande dame que l’on était, et ne plus communiquer avec ces nobles personnages que comme le reste des mortels, une ou deux fois par an, les jours de fête, ou, ce qui est plus triste encore, ne plus les recevoir du tout : voilà, vous en conviendrez, deux existences bien différentes ! Être entourée, flattée, ou bien être abandonnée, oubliée, ce n’est pas non plus la même chose ; et puis encore, avoir des loges à tous les théâtres, ou bien n’en avoir plus nulle part ; aller au spectacle tous les soirs, ou bien n’y plus aller jamais, c’est encore très-différent. On a beau dire, entre s’amuser et s’ennuyer, il y a une nuance très-remarquable, qui ne saurait échapper aux personnes qui ont été mises à cette double épreuve. On comprend donc pourquoi les femmes d’État ont tant d’impatience, et pourquoi le ministère pour elles a tant d’attraits. Eh comment cela ne serait-il pas ainsi ? les hommes, qui ont tous les ennuis du pouvoir, aiment le pouvoir et ne peuvent se passer de lui : comment les femmes ne l’aimeraient-elles pas, elles qui n’en connaissent que les plaisirs ? Or, dans ce moment, l’anxiété de nos femmes d’État est grande : seront-elles ministres ou ne le seront-elles pas ? faudra-t-il déménager ou rester chez soi ? Tout est suspendu. On attend le vote de l’adresse pour toutes choses. « Cette cheminée fume, il faut la faire arranger. — Attendons ; si nous allons au ministère, on fera cette réparation pendant notre absence. — Ce cheval est boiteux, il faut le remplacer. — Attendons ; si nous sommes ministres, nous achèterons les chevaux gris de lord P… ; ils sont à vendre. — Mes diamants sont noirs, il faut les faire nettoyer. — Attendez encore ; peut-être nous pourrons les faire remonter. » Ainsi l’on balance entre l’ombre et le jour, entre les honneurs et la retraite, entre un hiver de succès et une saison de repos, entre le plaisir et l’ennui. Les hommes d’État se demandent : « Aurons-nous la conversion ? Aurons-nous l’intervention ? Aurons-nous la guerre ? » Les femmes d’État se disent : « Aurons-nous de grands dîners d’ambassade ? Aurons-nous des loges ?… » Puissent ceux-ci ne pas trop agir pour répondre à celles-là !

Et chaque hiver la perplexité est la même. À de certaines époques, les ministres font peau neuve comme les serpents. Même incertitude, même hésitation dans les affaires. Pauvres gens de province qui venez à Paris solliciter, réclamer n’importe quoi, quelle inquiétude est la vôtre ! on vous remet toujours au lendemain, et vous-mêmes attendez aussi à demain avant de renouveler vos demandes. À quoi bon se rendre favorable un protecteur flottant dont la bienveillance d’aujourd’hui peut vous nuire dans quatre jours ? Et l’homme de province se promène, attendant le vote de l’adresse, dont son destin dépend. Cette préoccupation politique se trahit dans les simples détails de la vie mondaine ; on prévient ses gens que l’on rentrera tard, parce que l’on veut assister aux séances de la Chambre. On vous réveille le matin plus tôt qu’à l’ordinaire pour vous remettre une lettre très-pressée ; cette lettre dit à peu près cela : « Berryer doit parler aujourd’hui, je voudrais bien l’entendre ; pourriez-vous me faire avoir un billet ? » Puis, à six heures, les épouses de messieurs les députés reçoivent de leurs parentes ou amies des billets ainsi conçus : « As-tu des nouvelles de la Chambre, chère sœur, ou chère belle ? Avons-nous encore des ministres ? M. de Lamartine a-t-il parlé ? » Ou bien : « Ma chère Stéphanie, je m’habille pour aller chez madame de Mont… ; mais on me dit que le ministère en masse a donné sa démission : cela changerait nos projets de visites ministérielles… En sais-tu quelque chose ? Dois-je toujours t’aller chercher à huit heures ? » Ce vague universel est affreux. Plaisirs, devoirs, affaires, parure, tout en souffre cruellement. On ne sait qui flatter, on médit en tremblant, on sourit au hasard un peu à tout le monde ; on blâme le matin ce qu’on vante le soir ; tour à tour on frémit, on espère, on lève la tête avec orgueil, et puis on baisse les yeux avec confusion. Cet état ne saurait durer plus longtemps. Qu’on se hâte donc de satisfaire toutes les ambitions pour nous rendre enfin à nos amitiés, à nos haines, à nos travaux et à nos plaisirs.

La représentation donnée mardi en l’honneur de Molière avait attiré beaucoup de monde ; tout le comique de cette soirée n’était pas sur la scène. Un monsieur de l’orchestre, seul, ne partageait pas l’hilarité générale inspirée par les naïvetés du Bourgeois gentilhomme. « En vérité, s’écriait-il, c’est détestable, c’est pitoyable ! ce sont de grosses farces ! Depuis quand donne-t-on ici de pareilles pièces ? — Depuis cent soixante-neuf ans, monsieur, » répondit son voisin d’un air modeste.

Les dandys, anglais ont fait invasion à Paris ; leur costume est étrange : habit bleu flottant, col très-empesé dépassant les oreilles, pantalon de lycéen dit à la Brummel, gilet à la maréchal Soult, manteau Victoria, souliers à boucles, bas de soie blancs mouchetés de papillons bruns, cheveux en vergette, un œil de poudre, un scrupule de rouge, l’air impassible et les sourcils rasés ; canne assortie.

De ces bruits et nouvelles de salon, passons, par un contraste, à quelque chose de plus rude et de plus coloré. — On dit que l’équipage de M. le prince de W…, cette admirable meute, peut-être la plus vite et la mieux créancée (pardon de ce terme de vénerie) qui soit en France, va s’établir pendant quelque temps à Ermenonville pour y chasser plusieurs animaux qui se trouvent dans ces cantons. Voici une terrible rivalité pour les sportsmen de l’Union. La chasse anglaise et la chasse française seront en présence : la chasse anglaise, avec ses daims ou ses renards privés, presque caressants, pauvres animaux qui, renfermés toute la semaine dans leurs box, considèrent les poursuites qu’on leur fait de temps en temps comme une distraction qu’on leur donne, et la prennent fort à leur aise : — et la chasse française, avec ses beaux cerfs bien sauvages, ses noirs sangliers bien terribles, qu’elle attaque dans la vaste forêt, au bruit sonore de la trompe, et qu’elle poursuit ensuite par monts et par vaux avec un art qui défierait les subtilités de ces Indiens dont parle Cooper ! Tout en reconnaissant l’élégance, la facilité, la hardiesse de la chasse anglaise, de cette course rapide et dévorante qui dure une heure ; tout en avouant que rien n’est plus joli que les grandes plaines de vert gazon émaillées d’habits rouges que le vent semble emporter, nous ne pouvons nous défendre d’un sentiment de partialité pour cette belle et antique vénerie française, pour sa science, et même pour ses fatigues, ses dangers, lorsqu’il s’agit de tuer à cinq pas un sanglier furieux ou un cerf aux abois. — Oui, nous aimons à entendre résonner ses nobles fanfares dans la solitude des grands bois ; nous aimons ce costume tout national, tout français, des piqueurs et des chasseurs aux jours solennels ; et, puis c’est un dernier legs du temps passé, le seul débris qui reste de cette existence de grands seigneurs qui nous fait honte aujourd’hui. — Voilà pourquoi nous sommes ravi d’apprendre que M. le prince de W… doit envoyer son équipage demain dans la forêt de Sénart.

La nouveauté littéraire de la semaine, c’est Une larme du diable, par Théophile Gautier. Ce livre, d’une grande originalité, veut être une raillerie de l’école panthéiste ; mais l’auteur, emporté par la poésie de son sujet, est touchant malgré lui quand il veut n’être que moqueur ; et cette sensibilité involontaire, cette lutte d’un esprit critique et d’une imagination passionnée, sont d’un effet plein de charme. Une larme du diable ! et pourquoi donc le diable a-t-il pleuré ? Parce qu’il a fait une bonne action ; il y a bien de quoi !… Pauvre Satan !

Voilà le sujet, il est digne de l’auteur de Fortunio. Ah ! Fortunio, quelle adorable fantaisie ! comme cet élégant sauvage apprécie à sa juste valeur notre triste civilisation ! Séduisant enfant de l’Asie, que vous avez raison ! Nous avons perfectionné beaucoup de choses, nous avons les coulants Chazal, le cuir podophile, l’appareil Marathuch, l’encrier siphoïde, la pommade au rhum, la Société œnophile, le gaz sidéral et le papier batiste ; mais nous avons laissé aux barbares d’Orient ces trois choses qu’on ne perfectionne point : l’amour, la beauté et le soleil !