Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/VIII

Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris12e année, Tome 1 (p. 746-759).
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VIII


les dernières années



Des mois, des années se passèrent, jetant leur cendre sur ces discordes. En 1841, Victor Hugo fut élu à l’Académie française ; on pouvait espérer qu’il allait en ouvrir la porte à tout le groupe romantique. Sainte-Beuve écrivait à madame Juste Olivier : « Il a toutes nos destinées académiques dans ses flancs. » Et, plus tard : « Hugo apporte comme candidats de sa prédilection et de sa charge quatre illustres : Alexandre Dumas, Balzac, Vigny ; je suis le quatrième, très indigne, et pourtant moins impossible, je crois, qu’aucun des trois autres. »

Le fauteuil académique devait être et était le rêve le plus choyé d’un homme tel que Sainte-Beuve : il sentait donc la nécessité de se rapprocher d’un électeur aussi influent que Victor Hugo. Il avait peut-être fait une assez longue pénitence. Il guetta, il saisit l’occasion de la réception du poète. Rien ne lui était plus facile que d’obtenir une entrée à cette réception, ne fût-ce qu’en s’adressant au secrétariat. Il demanda son billet à Victor Hugo lui-même :


Ce dimanche [fin mai 1841].

Ce n’est pas sans une grande hésitation que, vous sachant accablé comme vous devez l’être de demandes, je me décide à y venir ajouter la mienne. Il me serait pourtant très agréable de vous devoir mon billet d’entrée à votre réception. Dans mes sollicitations près de M. Lebrun, je n’en ai pas fait pour moi, me réservant de vous l’adresser. Ce que vous pourrez ou ne pourrez pas sera bien, car je ne doute pas que vous ne désiriez répondre favorablement à mon désir.

Mille souvenirs et hommages autour de vous.

Sainte-Beuve.
1 ter, rue Mont-Parnasse .

La longue rancune était un sentiment que ne connaissait pas Victor Hugo ; il regrettait toujours d’avoir été sévère, même quand il n’avait été que juste. Il acquiesça donc au désir de Sainte-Beuve

qui lui écrivit pour le remercier :
Dimanche [juin 1841].

Je voulais vous remercier l’autre jour, après cette belle solennité, de votre amabilité pour moi ; mais vous étiez trop entouré pour que je l’aie pu faire. Maintenant que le flot est moins pressé, laissez-moi vous dire combien j’ai été reconnaissant, et pour tout le plaisir que vous m’avez procuré et pour la façon que vous y avez mise. Votre billet, que je garde, est pour moi un jeton très honorable de présence qui pour longtemps me suffit.

Mille et mille compliments et hommages, s’il vous plaît, à votre famille.

Sainte-Beuve

Deux années se passent encore, années de silence et d’absence. En septembre 1843, la catastrophe de Villequier fait périr à la fois Léopoldine Hugo et son jeune mari. Tous les amis s’émeuvent devant l’affreux malheur, des adversaires se rapprochent, des ennemis se réconcilient. Victor Pavie écrit éloquemment à Sainte-Beuve : « C’est le moment pour vous de rentrer par cette large blessure » Sainte- Beuve répond que c’est impossible et que, depuis 1837, Victor Hugo a répondu à toutes ses avances par des lettres d’injures. Le mensonge est flagrant : Sainte-Beuve a conservé toutes les lettres de Victor Hugo qui le confondent, comment n’aurait-il pas gardé celles qui l’excusent ? Dans le désespoir de Victor Hugo et de la pauvre mère, il ne donne pas signe de vie.

Deux mois après (novembre 1843), il achève de faire imprimer le Livre d’amour.

Il va sans dire que madame Victor Hugo ignora alors le libelle, comme elle l’ignora toute sa vie[1].

La rupture avec Sainte-Beuve n’empêcha pas Victor Hugo de le servir, en 1844, pour son élection à l’Académie. Après s’être assuré que le premier siège vacant par la suite appartiendrait à Vigny, Victor Hugo s’entremit avec zèle pour faire passer d’abord Sainte-Beuve. Il lui donna une preuve encore plus grande de son indulgente bienveillance lorsque, l’année suivante, il fut chargé de répondre à son discours de réception. Il ne marchanda pas l’éloge au critique et à l’historien et alla jusqu’à louer le poète.

Sainte-Beuve le remercia par cette lettre

[26 février 1845].

Le flot de monde m’a empêché hier de vous atteindre. J’ai couru le soir pour vous chercher. Recevez mes remerciements pour ce que vous avez écrit et proféré sur moi avec l’autorité que j’attache à vos paroles, pour ce que vous avez pour ainsi dire écrit deux fois puisque vous l’avez maintenu. Quand je m’occuperai de Port-Royal, j’aurai désormais en vue le grand tableau que vous en avez tracé comme fond de perspective, et quant à ma poésie, ce que vous avez bien voulu en dire restera ma gloire.

Sainte-Beuve

Victor Hugo répondit :

« Monsieur,

» Votre lettre me touche et m’émeut. C’est du fond du cœur que je vous remercie de votre remerciement.

» Victor.[2]

Quand sa réponse au discours de réception de Sainte-Beuve fut imprimée, Victor Hugo en offrit à sa femme un exemplaire en tête duquel il écrivit :

À ma femme.
Double hommage,
de tendresse parce qu’elle est charmante
de respect parce qu’elle est bonne.
v. h.

Et il épingla sur la première page la lettre de remerciement de Sainte-Beuve.

***


De rapports quelconques entre madame Victor Hugo et Sainte-Beuve il n’y en a plus trace jusqu’aux journées de juin 1848, où madame Victor Hugo, enfermée par l’insurrection dans la place Royale, courut avec ses enfants de véritables dangers. Sainte-Beuve lui écrivit pour la prier de lui faire savoir par un mot si elle et les siens étaient saufs « Comment vont vos fils ?… Votre mari a-t-il pu être avec vous ?[3] »

Puis vint 1851, le coup d’État, l’exil. Nous n’avons retrouvé de lettres de Sainte-Beuve à madame Victor Hugo qu’à la date de 1858.

Ils ne sont plus jeunes ni l’un ni l’autre : le caractère de la correspondance a forcément changé ; elle est d’une gravité respectueuse ou d’un amical enjouement : Sainte-Beuve vieilli dit son désenchantement et sa mélancolie.

La première lettre est une réponse à madame Victor Hugo, qui avait mis Sainte-Beuve au courant du projet de mariage de sa sœur Julie avec M. Chenay. Cette lettre, comme les suivantes, est adressée à Guernesey :

Ce 28 juillet [1858]

Je vous remercie d’avoir pensé qu’il me serait agréable d’apprendre ce qui fait deux heureux et qui vous fait plaisir à vous-même. Je n’avais plus eu de nouvelles depuis quelque temps, et, votre frère Victor que j’avais rencontré ne m’ayant rien dit à ce sujet, je ne lui en avais point parlé. Il serait bien que vous pussiez venir dans ce beau mois d’août, et peut-être la santé du poète qui n’est pas fait pour la maladie sera-t-elle assez tôt réparée pour vous le permettre. Je me rappelle un temps bien lointain où nous faisions avec lui le projet presque fabuleux de quitter Paris et d’aller habiter je ne sais quel domaine champêtre du côté du Rhin : c’était au temps des grandes rêveries lyriques et avant qu’il songeât à la lutte présente du théâtre. Comment, après des années, après trente ans, cette absence, cette émigration de Paris s’est-elle accomplie dans des conditions et sous des étoiles si différentes ? L’inspiration lyrique, certes, y a gagné, et, au point de vue de l’avenir, le poète (pour ne parler que de lui) paraîtra s’y être retrempé à des sources puissantes bien qu’amères.

Voilà ce qu’il faut vous dire et ce qu’il se dit bien, sans doute, à lui-même tout bas. Cela n’empêche pas les longueurs et les ennuis de bien des journées. – Nous autres, – moi du moins, qui vis ici à deux pas du tourbillon, mais en dehors, si je ne m’ennuie pas, c’est que j’ai fait dès longtemps mon deuil de tout vrai plaisir. Excepté cette grande table, toute chargée de plusieurs couches de volumes, je n’ai pas de distractions et n’en veux plus, et n’en conçois plus.

La vie isolée permet d’arriver ainsi à une indifférence finale consommée qui n’est pas faite pour l’homme et que doivent ignorer ceux qui vivent de la vie de famille.

Quoique les mêmes pensées de déclin et de terme doivent être pressenties de tous à de certains âges, elles sont heureusement corrigées et sauvées pour ceux qu’entourent à chaque instant des affections et des liens. C’est ainsi que les extrêmes fins d’automne peuvent être riches encore, et qu’on arrive à l’hiver avec une provision de chaleur et de cordialité qui chez d’autres est dès longtemps épuisée.

J’oublie de vous dire qu’une chute que j’ai faite sur mon escalier, il y a cinq semaines, m’a endommagé un doigt, et le plus essentiel des doigts de la main droite il en résulte pour moi une grande difficulté d’écrire dont je me tire pour mon travail en dictant, mais qui se fait sentir dans mes lettres par un redoublement de griffonnage. Vous devez vous en apercevoir assez.

Je voudrais savoir quelques nouvelles littéraires, de celles qui vous pourraient intéresser. Il me semble qu’il y a, dans l’ordre de l’imagination et de la poésie, bien du ralentissement et une longue pause. À peine si l’on distingue deux ou trois essais vraiment neufs et dignes d’attention dans le roman.

En fait de poésie, ce ne sont que des imitations ou des diminutifs. Un ou deux poètes des derniers venus soutiennent assez noblement l’honneur du pavillon mais ce sont les vieux encore qui sont les plus jeunes et, entre tous, celui qui est dans son île comme le roi de Thulé. On dirait que la légende a commencé pour lui. Je désire qu’elle ne s’éternise pas, dût la poésie y perdre. Je souhaite qu’un jour et sans, pour cela, que la terre ait à trembler sous nos pas nous puissions le retrouver, ne fût-ce qu’à l’Académie, et vous, chère amie, vous revoir fixée au milieu de ceux qui vous aiment, avant les cheveux blancs. Car vous n’en avez pas du tout.

Voilà, direz-vous, un étrange compliment que je vous fais là pour finir. Mais j’ai mes licences, étant du même âge.

À vous de cœur et de respect.

Sainte-Beuve

Les lettres sont assez espacées. Cependant, comme on va le voir par celle du 14 octobre 1858, ce n’est pas le désir d’écrire qui a manqué à Sainte-Beuve, mais il souffrait du bras :

Ce 14 octobre 1858.

Croyez bien que je n’ai pas été insensible à la bonne et amicale lettre que j’ai reçue de vous, et à la permission que vous me donniez de vous écrire quelquefois. Je n’en ai pas usé plus tôt parce que j’ai été (et suis encore) pris par des maux de nerfs au bras droit qui tiennent à un écrasement de doigt datant déjà de quatre mois et non guéri : je suis devenu un peu manchot, et partant plus paresseux. Je n’aurais rien su, sans vous, de ce mariage ni de toutes ces péripéties, amusantes du moment qu’elles ont bien tourné et que le bonheur des deux conjoints est au bout. D’après ce que j’ai appris, depuis, du caractère de l’artiste, il serait bon que sa femme, dans tout ordre de choses, s’accoutumât à le régler et à prendre en main le gouvernement domestique : s’il est faible de caractère, cela est nécessaire pour le bien du ménage. J’ai causé un moment de lui avec Robelin que j’ai rencontré, et cette conversation a amené ce bon Robelin à m’inviter à l’aller voir à sa maison de Saint-James, et à y dîner. C’est ce que j’ai fait, il y a huit jours, on y a parlé de vous, et les oreilles ont pu vous tinter. J’ai vu là sa fille et son fils : sa fille est, en effet, fort jolie et des plus agréables, recevant à merveille et faisant les honneurs de la maison. Comme il y avait près de trente ans que je n’avais dîné chez Robelin, cela a été pour moi un événement intérieur par tous les souvenirs que j’ai sentis se réveiller. – Je serais assez embarrassé à me traduire à moi-même l’effet que le temps a produit en moi : je crains que cet effet n’ait pas été un simple apaisement. Je me suis appesanti, j’ai essayé de recourir à tout un ordre de sentiments et d’idées. J’ai réussi du moins à me donner un grand désabusement et à acquérir un découragement profond. Assis auprès de ma table, je m’en tire avec ces gros livres que vous avez vus et que je renouvelle de temps en temps : toute mon activité se porte désormais sur eux et se passe autour d’eux. Hors de là, je ne suis guère d’usage, ni, comme on disait autrefois, de bonne compagnie. Le repos, la tranquillité est mon rêve ; mais une tranquillité parfaite, au milieu d’un jardin, et avec une monotonie de vie que rien n’interrompe. Cette tranquillité-là, on ne la trouve complète que sous le gazon.

Je serai heureux de vous revoir ici ; je crois qu’en effet cela serait bon pour votre chère enfant. On m’a cité deux ou trois mots d’elle qui prouveraient qu’elle regrette le séjour de France. Vous pourriez chaque été lui donner cette distraction : il y a un moment charmant, c’est aux mois de printemps avant que Paris soit à moitié désert. Pourquoi n’y feriez-vous pas, chaque année, quelque station régulière, à laquelle vos amis s’accoutumeraient et qui varierait ainsi cette uniformité de là-bas ? – Vous me dites que vous vous occupez de mettre en ordre ces souvenirs littéraires de notre jeunesse ; vous faites bien, vous avez entre les mains de riches matériaux, vous pouvez, par des questions, suppléer à tout ce qui manquerait. Écrivez simplement ce que vous avez vu, entendu ; rangez les lettres que vous retrouverez, et mettez-les, pour être imprimées, à leur date. Vous êtes à même de dire des choses qui, sous votre plume, seront plus convenables que sous celle même du grand chef d’École : il ne pourrait entrer dans certains détails, qui, de votre part, seront bien reçus. Si, sur quelques points, je pouvais vous donner quelques éclaircissements, vous n’avez qu’à parler je vous les donnerais.

Je n’ai jamais douté du fonds de bons sentiments que je trouverais pour moi en vous à chaque rencontre. Seulement, je suis un peu en méfiance, et tout naturellement, les personnes qui vous entourent et qui vous sont proches et chères n’étant pas tenues à une égale bienveillance envers quelqu’un qui a dû leur être présenté plus d’une fois sous une face au moins douteuse. C’est là la seule ombre que je vois aux idées de rapprochement et aux perspectives amicales que vous m’entr’ouvrez. Mais il m’est déjà très doux que vous en ayez la pensée ; et j’en accueille l’espérance sans trop presser l’avenir, sans trop me demander comment elle pourra se réaliser.

Veuillez, mon amie, me conserver ces indulgentes dispositions et croire à ma reconnaissance.

Sainte-Beuve

Sainte-Beuve se dérobe à la « perspective amicale » d’une réconciliation, qui ne pourrait que le compromettre vis-à-vis de ses protecteurs actuels ; il lui suffit de se mêler de loin des affaires de famille ; il s’agit, cette fois, d’un projet de mariage pour Adèle :

Ce 30 janvier 1859

Laissez-moi protester tout d’abord sur ce mot : crainte d’ennuyer, qui ne saurait avoir de sens de vous à moi. Un souvenir de vous est toujours un événement dans ma vie. En tombant dans le lac immobile et mort, la pierre peut bien ne pas éveiller d’écho, mais l’abîme profond a tressailli.

J’ai aussi des lettres de Béranger, et il y parle de lui (V. H.) comme à lui, il lui parlait de moi. Je crois que, sur tous ces points, il faut laisser dire. On est en proie à la publicité. Tous ces propos vrais, faux, contradictoires, se confondent, se corrigent, et dans tous les cas on n’y peut rien.

— Je crois, puisque vous voulez bien vous découvrir à moi sur ce point de tendresse maternelle, qu’il y aurait lieu, en effet, de songer à un mariage. Pourquoi ne réaliseriez-vous pas cette idée que vous avez eue, de venir ici passer trois mois, de janvier ou février à avril ? C’est ici seulement que votre chère enfant trouverait qui l’apprécierait : ce serait pour vous tous un lien étroit si elle s’établissait à Paris ; vous y seriez tout naturellement rappelés, et une partie de la famille venant ici de temps en temps serait utile à ceux qui resteraient là-bas sur le rocher. Il n’est pas hors de propos de s’assurer comment le monde continuera chez nous de rouler, de se renouveler, de faire sa danse comme devant.

Je crois que le Shakespeare de votre fils réussit, et je vous en félicite. C’est un travail qui lui fera honneur. — Vous étant à Paris pour quelques mois, il suffirait qu’on le sût, qu’on devinât vos intentions, que quelques amis particuliers eussent le mot, pour que les occasions passassent devant vous et devant elle, la chère enfant, qui se laisserait peut-être reprendre, de la sorte, à l’espérance et au rayon.

J’aime mieux vous écrire peu et vous répondre vite.

Je suis, mon amie, tout à vous d’un cœur bien respectueux.

Sainte-Beuve
***

Ici, une lacune de quatre ans, mais les lettres qui nous manquent ne devaient pas différer beaucoup des précédentes. En 1863, madame Victor Hugo publie Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie et en envoie un exemplaire à Sainte-Beuve. Il la remercie :

Ce 17 juin 1863.

Madame et amie,

Je reçois avec un mot de votre main les beaux volumes : Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Je me mets à la lecture avec l’intérêt qu’inspirent et le sujet et le témoin. J’y trouve des faits tout nouveaux, j’y retrouve des faits que je connaissais et qu’un récit piquant réveille. Je goûte le talent du narrateur. Mais combien je suis touché en voyant le souvenir aimable qu’on a gardé de moi et la manière charmante et honorable dont mon nom est encadré dans ces pages que tous désormais liront ! Agréez, madame et amie, l’expression de ma gratitude et de mes respectueuses amitiés.

Sainte-Beuve

Madame Victor Hugo projetait de donner une suite à ces deux volumes et demandait à Sainte-Beuve quelques renseignements. Il lui répond :

Ce 30 juillet 1864.

Chère madame et amie,

M. Dupaty a été nommé de l’Académie en 1835. Je cherche encore à qui il a succédé ; dès que je le saurai, je vous l’écrirai.

Cet excellent homme, à qui Alfred de Musset a succédé en 1852, était légèrement comique. Il était resté tout à fait de sa date première : le jeune homme de 1800, passé de la marine où il était aspirant au vaudeville et à l’opéra-comique, vrai troubadour, élève de Demoustiers (l’auteur des Lettres à Émilie) faisant florès dans les coulisses de ce temps-là. Sa prétention, plus tard, a été d’avoir été persécuté, et il a voulu devenir un homme sérieux, un citoyen, capitaine de la garde nationale, et qui ne plaisantait pas sur la consigne, un peu bretteur ou s’en donnant l’air, ayant fait une petite satire intitulée les Délateurs où il se posait en Tacite sous la Restauration. Mais, malgré tout, il ne put jamais se faire prendre très au sérieux. Il resta toujours le ci-devant gentil jeune homme. Je me rappelle qu’après son discours de réception à l’Académie, il arriva un matin chez madame Récamier avec ce discours roulé, attaché par un ruban rose, et, pour commencer, il baisa avec bruit les mains de la belle Juliette comme au plus beau temps du Consulat et de l’Empire. Dupaty, à l’Académie, faisait les délices de Nodier qui tous les jeudis soirs se plaisait à raconter toutes ses petites historiettes ridicules. Dans les dernières années ou plutôt pendant trente années durant, il ne cessa de faire un poème d’Isabelle qu’il ne devait jamais finir, mais dont il récitait des fragments à tous les candidats qui allaient lui demander sa voix.

Sûr d’être écouté par eux, il se mettait à leur réciter des tirades, étant encore quelquefois au lit, et avec un feu, une chaleur qui faisaient quelquefois monter le domestique. Il s’en rendait malade. Tout cela était d’un ridicule innocent.

Voilà bien des faux-fuyants et de la menue monnaie que je vous envoie, en attendant la date très précise que j’attends et que je vous dirai dès que je la saurai.

Je suis tout à vous de respect et de cœur, chère madame et amie.

Sainte-Beuve

Madame Victor Hugo, de passage à Paris, habite Auteuil pour quelque temps, elle demande sans doute à Sainte-Beuve de la venir voir. Il lui répond :

Ce 19 septembre [1864].
Chère madame et amie,

Je vous remercie de votre amical souvenir. En temps ordinaire, je ne suis pas un travailleur, je suis un mercenaire, assujetti à un article chaque semaine et sans une minute de loisir : avec cela, la pesanteur insensible qui vient avec le temps et qu’augmente cette vie forcément sédentaire ! Mais je viens de m’accorder un congé de quelques semaines et j’en profiterai pour vous aller saluer. J’ai en effet beaucoup écrit depuis quinze ans, sous le titre de Causeries du Lundi. Cela en tout ne fera pas moins de vingt et un ou vingt-deux volumes, et il y en a dix-sept actuellement d’imprimés. Que n’ai-je pas dit, de quoi n’ai-je point parlé ? morts et vivants y ont passé, je ne m’en souviens moi-même que confusément. Mais ce que je sais, c’est que cette littérature est la mienne faite pour être vue et lue de vos amis ; j’ai tâché d’y observer toujours les convenances envers les illustres et anciennes amitiés ; mais les points de vue sont autres, les jugements sont d’un homme qui est à un autre pôle, bien que j’aie cherché de me tenir toujours dans la région de l’équité. Aussi je redouterais d’être lu et parcouru même, dans un cercle si distinct de celui où j’ai écrit. Vous me direz quels articles vous désireriez lire, et nous choisirons.

Je vous dois aussi une réponse au sujet de M. Allix ; et je vous la ferai verbale, car à tous mes petits maux, cachés ou que je dissimule de mon mieux, il se joint une grande difficulté d’écrire (j’avais ce mal dès Liège, il y a quinze ans), quand cela se prolonge et que je n’ai pas sous la main de secrétaire, ce qui est le cas en ce moment.

À bientôt donc, chère madame et amie, avec mille hommages de cœur.

Sainte-Beuve

Décidément, il redoute un peu les amis ; il est à croire cependant qu’ils n’ont pas attendu sa permission pour lire les Causeries du Lundi. Mais Sainte-Beuve sait que, dès 1864, madame Victor Hugo a mal aux yeux et que cette lecture devra lui être faite. Il ne veut pas que certains articles soient commentés et soulignés par un entourage qui le connaît bien, et dont il diffère trop sensiblement.

Sainte-Beuve avait promis à madame Victor Hugo de venir la voir, et puis il y renonce il en donne la raison dans la lettre suivante :
Ce 3 octobre [1864].
Chère madame et amie,

Vous devez me croire en faute ! J’ai eu mille ennuis et soucis, et puis j’ai reculé un peu, je l’avoue, à l’idée de certains visages que le hasard pourrait me faire rencontrer. Vous ne pouvez savoir et sentir à quel point quelques-uns de ceux qui vous approchent et qui sont du groupe de l’illustre proscrit ont été et sont pour moi des ennemis personnels, injurieux, sans que jamais je les aie offensés ni même vus. C’est le malheur des partis et des préventions politiques.

Il y a, depuis quelques mois, suspendue sur ma tête une nomination qui peut venir ou ne pas venir et dont le public et les journaux s’occupent plus que je ne le voudrais. Ce que je tenais à vous dire au sujet de M. Allix, c’est que si cette chose (que je ne sais si je dois craindre ou désirer) m’arrivait pourtant, le premier usage que je ferais de ma nouvelle position qui me mettrait sur un bon pied et dans des rapports naturels et forcés avec les membres du gouvernement, serait de parler moi-même au ministre de l’Instruction publique sur cette affaire de M. Allix. Mais les retards se prolongent et menacent de s’éterniser et voilà, en attendant, ce que je vous confie.

Excusez-moi, chère madame et amie ; ma vie n’est pas toujours agréable ; je suis en ce moment fort à bout de travail et de cet assujettissement de journal à poste fixe. Je voudrais vous expliquer bien des choses par causerie.

Je suis à vous de tout cœur et de respect.

Sainte-Beuve

La nomination que Sainte-Beuve attendait était celle de sénateur. On comprend dès lors que les amis qui approchaient madame Victor Hugo ne fussent pas d’une très grande bienveillance pour ce futur sénateur de l’Empire. Et on s’explique leurs « préventions politiques ». Il devait être nommé seulement le 28 avril 1865, c’est-à-dire sept mois après. Mais, comme madame Victor Hugo insiste,

ne s’expliquant pas cette abstention, il lui répond :
6 octobre 1864.
Chère madame et amie,

Je ferai en sorte d’être à Auteuil avant trois heures. – Il n’y a pas d’énigme à débrouiller ; je n’ai personne en vue, mais je craignais d’avoir chance de rencontrer des personnes à qui mon visage serait peu agréable, ainsi qu’eux à moi ; du moment que vous serez seule, il n’y a plus qu’à parler de vous.

Avec mes respects de cœur.

Sainte-Beuve.

Les années passent, la santé de Sainte-Beuve s’altère ; madame Victor Hugo, alarmée, veut lui envoyer le médecin qui la soigne, l’ami et le familier d’Hauteville-House, Émile Allix. Il lui répond :

Ce 20 mai 1867.
Chère madame et amie,

Je suis bien sensible à votre intérêt affectueux. Il est assez difficile d’expliquer, à un autre qu’à un médecin, mon état : il est redevenu ce qu’il était avant le trop de curiosité d’une exploration. Mais il me reste un point actif qui ne me permettra [pas] probablement de me tenir indéfiniment tranquille : il faudra recommencer à chercher. – Je serai charmé de revoir M. Allix en votre nom et au sien. – Voilà donc paru ce Guid à Paris[4] qui nous rend, par une sorte d’illusion, la présence du grand introducteur : plusieurs noms d’autrefois se sont retrouvés unis et rassemblés. Cela n’est pas sans faire un triste et dernier plaisir.

Je vous souhaite, chère et ancienne amie, tous ceux que le cœur et la famille donnent en consolation des peines, en dédommagement des années. L’affection naît et renaît d’elle-même autour de vous.

Votre respectueusement dévoué,
Sainte-Beuve.

P.-S. J’aurais bien volontiers consulté M. Segalas dont j’ai suivi les cours dans ma jeunesse : je le sais aussi habile que plein de ménagements. Mais je me suis trouvé amené à me mettre entre les mains d’un autre spécialiste des plus distingués, aussi adroit que prudent, le docteur Philips. Il m’observe et se rend compte de ce que je puis avoir : car ce n’est pas encore très clair.

Madame Victor Hugo copie et envoie dans une « lettre à tous », adressée à son mari et à ses enfants, à Hauteville-House, le passage de la lettre de Sainte-Beuve concernant Victor Hugo : bonne et loyale jusqu’à la fin, elle aura gardé toujours, elle aura sans doute emporté en mourant[5] l’espoir d’une réconciliation possible.

  1. On a dit le contraire, sur la foi du seul Sainte-Beuve. Une seule preuve semblerait attester que Sainte-Beuve, cette fois, n’a pas menti : une prétendue lettre d’Alphonse Karr à madame Victor Hugo, où il lui parle du Livre d’amour. Mais cette lettre est adressée à madame Alice Hugo. Or, Alice Hugo, ce n’est pas madame Victor Hugo, c’est madame Charles Hugo.
  2. G. Michaut, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.
  3. G. Michaut. le Livre d’amour de Sainte-Beuve
  4. Paris-Guide, publié par Lacroix, au moment de l’Exposition de 1867, avec une introduction de Victor Hugo.
  5. Elle mourut à Bruxelles, le 27 août 1868.