Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/VII

Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris12e année, Tome 1 (p. 733-745).
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VII


comment finit l’amour de sainte-beuve



Dans cette dernière période de la correspondance entre Victor Hugo et Sainte-Beuve, — de 1831 à 1834, — le nom de madame Victor Hugo a été prononcé à peine ; on n’en sent pas moins sa présence à toutes les lignes. Nous avons nous-même cessé de parler d’elle ; il nous faut donc revenir un peu en arrière. Nous l’avons laissée, au mois d’août 1831, en pleine crise morale, profondément affectée des angoisses jalouses de son mari et du bannissement de son ami. Elle était d’ailleurs physiquement souffrante, fatiguée par l’allaitement de sa petite Adèle et par des douleurs de reins qui se prolongèrent près de deux années après ses couches. Son chagrin, en voyant souffrir, et souffrir par elle, deux êtres chers, n’était pas fait pour rétablir sa santé.

Elle ne tarda pas à être rassurée sur le compte de son mari. Victor Hugo ne voyait plus Sainte-Beuve auprès de sa femme ; il n’avait plus à s’inquiéter de regards échangés, de serrements de mains, de mots à voix basse. Dès lors, il ne pensa plus qu’à poursuivre en paix sa tâche nécessaire, son œuvre. Il se rencontrait avec Sainte-Beuve, soit rue du Montparnasse, soit chez des amis communs, soit au restaurant : Sainte-Beuve protestait de son zèle et de son dévouement, et ses lettres, on l’a vu, ses actes aussi, ne contredisaient pas ses paroles. Victor Hugo y ajoutait pleinement foi : il croyait à l’amitié, à l’honneur, au sacrifice ; il avait ce ridicule. Pour ce qui est de sa femme, il la connaissait bien, il connaissait la droiture de son caractère et l’élévation de ses idées ; il la savait incapable de dissimulation et de mensonge ; il avait en elle une confiance absolue qui ne s’est pas démentie un seul instant, dans tout le cours de sa vie. Il vivait donc maintenant tout au travail, en pleine sécurité.

Mais la bonne et grande âme de madame Victor Hugo, tranquille de ce côté, restait émue et alarmée du côté de Sainte-Beuve. L’exil qui lui était imposé, et qu’elle-même avait reconnu nécessaire, n’en était pas moins dur et devait lui être bien douloureux. Froide peut-être, – on l’a dit, – de tempérament, elle n’était certes pas froide de cœur ; il n’était guère possible de l’avoir plus sensible et plus tendre ; elle souffrait avec tous les souffrants, à plus forte raison avec ceux qu’elle aimait et dont elle était aimée. Les lettres de Victor Hugo lui-même ne laissent pas douter qu’elle n’ait été atteinte et troublée par l’ardente passion de Sainte-Beuve, et, à moins d’être de glace, quelle femme, si honnête qu’elle fut, n’en eût été touchée ? Il faut aussi se rappeler qu’on était au temps de l’amour romantique, qu’on était en 1831, l’année de Didier et d’Antony. Pour jouer ces rôles, Sainte-Beuve, s’il n’avait guère le physique de l’emploi, en avait pris du moins le langage : on se rappelle la lettre où il se dit « farouche et fatal ». Adèle Hugo, qui avait eu le roman de la jeune fille, avec toute sa poésie, pouvait rêver, dans cette atmosphère de fièvre, d’avoir le roman de la femme, sans toutefois le laisser aller au delà de ce qu’admettait sa nature calme et douce. Le moins qu’elle put faire pour le pauvre Sainte-Beuve banni, c’était de chercher à consoler son exil, et c’est probablement vers ce temps-là qu’elle commença à lui écrire. Il lui répondait, et parfois joignait sa lettre des vers dans le goût des Consolations, avec cette grave différence que ce que ces vers exprimaient maintenant, ce n’était plus l’amitié, c’était l’amour.

Rien à redire pourtant, jusque-là, à cet échange de pensées et de tendresses entre deux âmes plus ou moins blessées. Le blâme commence quand l’un des deux intéressés répand au dehors le délicat secret et manque le premier au respect qui le devrait entourer.

Victor Hugo, lorsqu’il avait demandé à Sainte-Beuve de cesser chez lui ses visites, lui avait indiqué plusieurs raisons à donner pour expliquer son absence. Mais ces prétextes, aux yeux des habitués de la maison, devaient sembler bien insuffisants pour justifier la complète disparition de Sainte-Beuve. À cette époque, Victor Hugo qui, avant d’avoir trente ans, avait fait Notre-dame de Paris, Hernani et les Feuilles d’Automne, exerçait autour de lui une espèce de royauté, royauté aimable et fraternelle, librement consentie. Il faut lire les lettres, les vers que lui adressaient les poètes d’alors, les deux Deschamps, Gautier, Ulric Guttinguer, Fouinet, Arvers, Lamartine lui-même, pour savoir avec quelle admiration affectueuse et quel respect cordial ils lui parlent. Sainte-Beuve, pendant des années, avait été le second et l’alter ego du maître aimé : on s’adressait aussi bien à lui quand on avait quelque chose à demander à Victor Hugo. Et voilà que ces inséparables s’étaient brusquement et complètement séparés ; pourquoi ? La vanité de Sainte-Beuve ne souffrit pas qu’on en ignorât longtemps la véritable raison : la maison de Victor Hugo lui avait été fermée parce qu’il aimait madame Victor Hugo. Mais, si on l’éloignait, c’est donc qu’il était dangereux ? Il en convenait sans trop d’effort : il aimait et – il était aimé !

À défaut de documents directs, nous avons ici un précieux témoignage, celui de Fontaney, écrivain distingué d’alors, fort oublié aujourd’hui. Fontaney, collaborateur de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris, lié avec la plupart des célébrités du temps, écrivait, pour lui seul, un curieux journal, qui sera prochainement publié sous ce titre : Journal romantique, et où, de 1831 à 1837, il note chaque soir ses impressions, ses entretiens, ses visites, tous les faits littéraires, grands et petits, du jour.

Le lundi 31 octobre 1831, il écrit :

« … Puis j’allais chez Sainte-Beuve, Buloz et Bocage m’ont pris et mené dans leur cabriolet. – Je suis resté longtemps avec Sainte-Beuve. Nous avons bien causé de l’art et des artistes, et de tout. « Il est fâcheux et triste, disait-il, de vivre d’art, avec l’art !… L’art pur ne peut pas ainsi durer. » Il me reconduisait, nous parlions de Victor : « C’est un misérable », m’a-t-il dit. – Et il m’a fait d’étranges confidences « Victor s’est fait jaloux et par orgueil ! et voilà la maladie de sa femme ! » Il dit qu’il n’y a nul lien au fond de son âme, mais il n’y a que du granit, du fer ! Et lui, le pauvre Sainte-Beuve, il aimait et il s’est séquestré ensuite ! – Il y eut des explications, puis des lettres vives, il y eut absence ; alors, pour se distraire, Sainte-Beuve fit de la politique et du saint-simonisme, puis il fut rappelé, puis banni de nouveau et à jamais ; – Adèle fut enfermée ; et ils ne se voient plus ; s’ils se voyaient, il faudrait du sang, des coups d’épée.[1] »

Peu de jours après, le 4 novembre :

« … Je rencontre Victor sur le pont Royal en revenant, allant, dit-il, chez Sainte-Beuve ; – il y a évidemment à l’horizon quelque nouvel orage[2]. »

« C’est un misérable !… il n’y a dans son âme que du granit, du fer ! » Voilà en quels termes Sainte-Beuve parlait de Victor Hugo à un ami commun. Et, dramatisant la situation : « Il faudrait du sang, des coups d’épées. » Qu’on se rappelle cependant la correspondance, y trouve-t-on rien de pareil ? Sainte-Beuve, précisément vers ces jours-là, écrivait à Victor Hugo : « Je vous prie de croire… au sentiment durable et profond qui me reporte sans cesse à votre Élysée… Je reste à vous de cœur. » – Le mensonge s’ajoute à l’exagération : on n’enferme pas une maîtresse de maison, mère de quatre enfants ; les maux de reins dont souffrait madame Victor Hugo étaient une raison suffisante pour l’obliger à garder la chambre. Mais, avant tout, que penser de cette confidence si grave faite sur le pas de la porte à un visiteur qui n’est pas même un intime ? On y constatera du moins l’aveu qu’à la fin de 1831 Sainte-Beuve n’avait pas revu madame Victor Hugo.

Fontaney n’était pas le seul pour lequel Sainte-Beuve confessait, ou plutôt proclamait son amour. Il n’en laissait rien ignorer à la plupart de ses autres amis du cercle de Victor Hugo. Il étendit même ses « aveux » hors de ce cercle, à Ampère, par exemple, à Xavier Marmier. Par bonheur, amis et étrangers, plus réservés, plus Français que cet expansif amoureux, lui gardèrent tous le secret, qu’il ne leur demandait pas, et rien n’en transpira ni auprès de Victor Hugo ni auprès de la personne directement intéressée.

Au commencement, d’ailleurs, Sainte-Beuve se contentait de laisser entendre que son amour n’était pas repoussé ; il ne prétendait pas qu’il fût partagé, et c’est dans ces termes modestes qu’il en parlait à Fontaney. Mais, au bout d’un certain temps, comme on pouvait commencer à sourire de cette passion platonique, il dut prendre les airs et se donner le rôle d’un amant heureux.

Ce fut sur un de ses amis, les plus disposés à être crédule qu’il essaya cette attitude de vainqueur. Ulric Guttinguer fut son grand confident, confident non d’un jour, mais de plusieurs années. Une singulière figure, cet Ulric Guttinguer, poète de Normandie, romantique de province. On n’admire jamais si bien que de loin ; ami de Victor Hugo, d’Alfred de Musset et de Sainte-Beuve, et justement fier de ces glorieuses amitiés, Ulric Guttinguer les flattait, les adulait, leur adressait des vers assez médiocres, plus médiocres que ceux de Sainte-Beuve. Mais il avait sur Sainte-Beuve d’autres supériorités ; il était riche, il était beau, il passait pour avoir été souvent aimé.

… Front pâli sous des baisers de femme. avait dit de lui Alfred de Musset. Beau ! aimé ! on pense s’il fut envié

de Sainte-Beuve ! Mais quoi ! Sainte-Beuve n’éclipsait-il pas d’un seul coup toutes les conquêtes départementales de Guttinguer, le jour où il put se dire à lui l’amant. – de qui ? d’une des plus célèbres beautés de Paris, femme en même temps du plus admiré des poètes !

Guttinguer fut en effet ébloui : on voit dans toutes ses lettres que c’est lui désormais qui enviera Sainte-Beuve. Son rôle en tout ceci est des plus singuliers : il était catholique et pratiquant, c’était un Don Juan dévot ; il ne peut approuver Sainte-Beuve dans son amour adultère ; il ne l’approuve donc pas, mais il l’admire ; « il prie Dieu pour qu’il lui laisse son coupable bonheur ! » D’autre part, quand il apprend que Victor Hugo a une maîtresse, il déplore avec Sainte-Beuve ses égarements ; il conjure Sainte-Beuve de ne pas l’abandonner : « Le désordre de Victor ne va-t-il pas troubler tout cet intérieur[3] ? »

Sainte-Beuve joua encore ce jeu de la confidence avec George Sand, mais sous une forme différente. George Sand l’appelait pour le consulter sur ses affaires de cœur avec Alfred de Musset ; il feignait parfois quelque embarras à venir à ses rendez-vous : c’est qu’il craignait de rendre jalouse une certaine personne… Et la bonne George Sand d’ajouter foi à cette terrible jalousie et de se résigner. Ou bien elle le prie d’obtenir de cette amante inquiète l’autorisation de voir une amie, une sœur ; « qu’il la rassure », qu’il lui « ôte tout motif de souffrance[4] », qu’il lui montre leurs lettres. Il n’en montrait que ce qu’il voulait, et, de l’autre côté, tentait sans doute d’exciter la jalousie de madame Victor Hugo, et lui parlait à mots couverts des avances de l’auteur de Lélia

Y avait-il une part de vérité dans toutes ces fausses confidences ? Nous ne voulons pas le nier. Il nous manque, par malheur, les lettres de madame Victor Hugo, si fâcheusement brûlées. Il n’est pas impossible d’y suppléer par celles de Sainte-Beuve lui-même : elles nous aideront à dégager de ses vanteries des probabilités à peu près certaines.

Nous savons par Fontaney qu’à la fin de 1831 madame Victor Hugo n’avait pas revu Sainte-Beuve ; mais il paraît vraisemblable qu’en 1832, suppliée par lui, elle consentit à le voir au dehors. Elle voulait être, elle était toujours, la consolatrice. Quel sentiment éprouvait-elle alors pour lui ? C’était encore de l’amitié, mais cela pouvait être devenu de l’amitié amoureuse. L’amour a, selon les temps, ses façons d’être ; l’amour romantique, l’amour selon le verbe de Victor Hugo surtout, a généralement la forme d’un amour pur. Il est permis de croire qu’Adèle Hugo pouvait voir l’amour à travers doña Sol et Marion ; Catarina, dans Angelo, reste à la fois « fidèle à son amour et à son honneur, à son amant et à son mari ». L’amour sans la faute, Sainte-Beuve lui-même l’exprimait tel, non seulement dans Arthur en 1834, mais en 1834 dans Volupté. Ne le peignait-il pas d’après un modèle ? Notons que l’héroïne de volupté, madame de Couaën, a tous les traits de madame Victor Hugo ; brune comme elle ; comme elle, rêveuse, distraite, mystique, ingénue ; comme elle, la plus tendre mère. D’après Volupté, d’après les vers de Sainte-Beuve faits pour Adèle à cette époque, on peut, ce nous semble, se faire une idée de ce qu’étaient leurs rendez-vous, leurs entretiens, leurs promenades : secours apportés à des pauvres, visites aux églises, visites, à de certains jours, au cimetière. « Nous célébrerons ensemble les anniversaires de la mort de ma mère », dit madame de Couaën. Et, parlant de son mari : « Il a en vous une confiance parfaite et j’en ai une immense. » Il y a toute une conversation, qui est assurément un souvenir, et où l’on retrouve la candeur d’âme d’Adèle. Amaury dit à madame de Couaën que « les désirs diminuent et passent une fois qu’ils sont satisfaits » ; elle lui demande s’il ne pourrait pas « supposer à l’avance qu’ils sont satisfaits dès longtemps et garder tout de suite le simple et doux sentiment qui doit survivre ». Amaury est obligé de lui répondre en riant : « Est-ce donc qu’on peut supposer ces choses à volonté, enfant que vous êtes ! »

Mais, sans recourir à la fiction, Sainte-Beuve a dit lui-même, et cela dans son libelle, ce qu’a été la nature de leur amour :


Un pur et chaste amour où l’ange peut descendre.…
Qui ne veut et n’aura rien d’elle que son cœur.
......................................................................
Tu n’as jamais connu, dans nos troubles extrêmes.
Caresse ni discours qui n’ait tout respecté ;
Je n’ai jamais tiré de l’amour dont tu m’aimes
Ni vanité ni volupté.


***


Si l’on cherchait à quel moment précis placer la prétendue chute de madame Victor Hugo, on serait assez embarrassé de le trouver. On serait pourtant tenté de croire que ce pourrait être au commencement de 1833, mais il est aisé de démontrer qu’il n’en est rien. C’est en février de cette année-là, au cours des représentations de Lucrèce Borgia, que se produisit le grave incident que l’on sait : l’amour de Victor Hugo pour Juliette, après onze ans de fidélité conjugale. (Que le mari qui peut en compter douze lui jette la première pierre !) Madame Victor Hugo c’est l’usage fut très promptement informée. Espérons que ce ne fut pas par Sainte-Beuve. Qui sait si ce ne fut pas par Victor Hugo lui-même ?

Il savait sa femme par cœur, – c’est le cas de le dire, – il savait les trésors d’indulgence qu’il trouverait en elle ; un sentiment de vengeance vulgaire n’entrerait jamais dans cette âme généreuse quelque déchirement que lui put causer le cruel aveu, sa douleur même ne serait pas injuste : elle tiendrait compte à l’époux qui lui avait donné ses quatre enfants adorés des longues années où, malgré les tentations offertes au poète jeune, beau et glorieux, il s’était gardé tout entier à elle. Étant de celles qui consolent, elle était aussi de celles qui pardonnent : après quelque confession éloquente et douloureuse où ils mêlèrent leurs soupirs et leurs larmes, il est certain qu’elle pardonna, qu’elle pardonna sans condition et sans revanche.

Nous en avons le plus beau et le plus doux témoignage qu’ait exprimé la reconnaissance émue d’un grand poète, les admirables vers : Date lilia.


Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la. C’est elle !
La sœur, visible aux yeux, de mon âme immortelle !
Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon recours !
Toit de mes jeunes ans qu’espèrent mes vieux jours !
C’est elle ! la vertu sur ma tête penchée ;
La figure d’albâtre en ma maison cachée ;
L’arbre qui, sur la route où je marche à pas lourds.
Verse des fruits souvent et de l’ombre toujours ;
La femme dont ma joie est le bonheur suprême ;
Qui, si nous chancelons, ses enfants ou moi-même,
Sans parole sévère et sans regard moqueur,
Les soutient de la main et me soutient du cœur ;
Celle qui, lorsqu’au mal, pensif, je m’abandonne,
Seule, peut me punir et seule me pardonne ;
Qui de mes propres torts me console et m’absout ;
À qui j’ai dit : toujours ! et qui m’a dit : partout !


Chose étrange, ce qui, pour le commun des mortels, est une cause de discorde et de séparation, fut, pour ces deux êtres d’élite, un renouvellement de tendresse. Ils furent si profondément touchés l’un et l’autre, lui de son sacrifice, elle de son remerciement ! Elle lui sut gré d’avoir pu être pour lui si bonne. Ils eurent occasion, vers ce temps-là, d’échanger des lettres que nous avons sous les yeux et où se révèlent les généreux sentiments de confiance et d’abandon qui les animaient.

Victor Pavie, ami de Victor Hugo, ami aussi de Sainte-Beuve, se mariait à Angers, sa ville, et pria à ses noces Victor Hugo et madame Victor Hugo. Victor Hugo, absent de Paris, ne pouvait se rendre à l’invitation ; mais, bien que Sainte-Beuve, selon toutes probabilités, dût être invité, il désira que du moins sa femme ne manquât pas en un tel jour à un ami cher à tous deux. Elle partit donc pour Angers, accompagnée de son père, M. Foucher, convié par Victor Pavie, et de sa fille Léopoldine, alors âgée de onze ans et qu’elle ne pouvait laisser à Paris. Deux jours après elle, Sainte-Beuve arrivait, à son tour, à Angers. Elle en informait aussitôt son mari, et dans la même lettre elle lui disait :

« J’ai bien pensé à toi, mon bon cher Victor, je t’aurais voulu là près de moi. Comme j’ai senti ce vide ! C’était la première fois que je voyageais sans toi ! et l’impression a été bien pénible… » Et Victor Hugo lui répond aussitôt :

« … J’ai toute confiance en toi, à cette heure où je n’ai le cœur plein que d’amour et de dévouement pour toi et pour nos chers petits. »

Sainte-Beuve eut pour madame Victor Hugo les attentions les plus respectueuses et pour sa fille la plus tendre sollicitude. Il redevint le frère qu’il était autrefois. Elle le mande à son mari, et – voici la preuve d’innocence la plus forte qu’on puisse attendre d’une honnête femme – elle ajoute :

« Quand tu seras à Paris, je te prierai, mon ami, de lui écrire quelques lignes de remerciement pour ses soins[5]. »

Nous aurions bien mal réussi à donner une idée de ce qu’était la nature sincère et loyale de madame Victor Hugo si l’on supposait un instant qu’elle pût seulement admettre la rouerie de faire remercier son amant par son mari.

Quant à Victor Hugo, il avait assurément foi entière en sa femme. Pendant et après le séjour à Angers, voici quelques fragments des lettres qu’il lui écrivait[6] :
« 6 août… Je me suis promené toute la soirée sur la falaise. Oh ! c’est là qu’on sent des frémissements d’ailes. Si je n’avais mon nid à Paris, je m’élancerais. Mais tu es là et je reste. Et tant que tu seras là, mon ange, je resterai. Je suis donc pris pour la vie, mais j’aime la cage où tu es. »

« 13 août… Tu vois, mon Adèle, qu’aucune de ces belles et bonnes choses ne m’empêche pas de songer à toi. Tu es la plus belle des choses qui sont belles, tu es la meilleure des choses qui sont bonnes. – Avec quelle joie je te reverrai ! »

« 16 août… Je suis à la Roche-Guyon et j’y pense à toi. Il y a quatorze ans, presque jour pour jour, j’étais ici, et à qui pensais-je ? à toi, mon Adèle ! Oh ! rien n’est changé dans mon cœur. Je t’aime toujours plus que tout au monde, va, tu peux bien me croire. Tu es presque ma vie. »

« 17 août… Je suis heureux que tu te sois un peu amusée à Angers. Je n’ai le cœur plein que de pensées d’amour pour toi et pour tous nos petits bien-aimés. »

Ce voyage d’Angers, en 1835, fut peut-être une des dernières rencontres heureuses et de parfait accord entre Sainte-Beuve et madame Victor Hugo. Par l’opposition la plus imprévue, ce qui avait été pour elle une cause de rapprochement avec son mari devint une cause de refroidissement avec Sainte-Beuve. Voici à quelle occasion.

Victor Hugo, à son retour à Paris, avait fait commencer l’impression de son nouveau recueil, les Chants du Crépuscule, et, selon sa constante habitude, il lisait à ses amis, sur les épreuves, nombre de ces poésies. C’était la première fois que Sainte-Beuve manquait à pareille fête, ce qui n’était pas sans lui causer quelque dépit. Très friand de ces primeurs, il s’en informait avec une curiosité inquiète auprès des amis plus heureux. Il y avait Louis Boulanger et Robelin qui le tenaient au courant et lui citaient les plus belles pièces, Napoléon II ou la Cloche. On lui disait aussi les vers d’amour, qui, sans dédicace et sans nom, ne s’en adressaient pas moins évidemment à Juliette ; ce dont il s’indignait vertueusement. Mais ce dont il s’irrita bien davantage, ce fut des deux poésies écrites pour madame Victor Hugo ; elles donnaient un démenti trop clair à ses prétentions et à ses sous-entendus ; et, quand un ami lui récitait ces premiers vers :

Toi ! sois bénie à jamais,
Ève qu’aucun fruit, ne tente !
Qui, de la vertu contente,
Habites les purs sommets !
Âme sans tache et sans rides !…


l’ami n’ajoutait sans doute aucune réflexion ; mais il était bien certain qu’il pensait : « Qu’est-ce donc que vous nous disiez ?… »

Les Chants du Crépuscule parurent en octobre 1835. Sainte-Beuve, atteint à son endroit le plus sensible, dans sa terrible vanité, ne put s’empêcher de laisser percer son aigreur dans l’article qu’il consacra au nouveau livre dans la Revue des Deux Mondes. Il était bien obligé de reconnaître et de louer les indéniables beautés de l’œuvre ; il mêla du moins aux éloges plus d’une critique acerbe, plus d’une insinuation méchante. Mais où éclate sa rage secrète, c’est dans la dernière page, sorte de post-scriptum de l’article :

« Les douze ou treize pièces amoureuses, élégiaques, qui forment le milieu du recueil dans sa partie la plus vraie et la plus sincère, sont suivies de deux ou trois autres, et surtout d’une dernière, intitulée : Date lilia, qui a pour but en quelque sorte de couronner le volume et de le protéger. On dirait qu’en finissant le poète a voulu jeter une poignée de lis aux yeux. Nous regrettons que l’auteur ait cru ce soin nécessaire. Le manque de tact littéraire… lui a inspiré d’introduire dans la composition de son volume deux couleurs qui se heurtent, deux encens qui se repoussent. Il n’a pas vu que l’impression de tous serait qu’un objet respecté eût été mieux honoré et loué par une omission entière[7] »

Le « tact moral » de Sainte-Beuve aurait bien dû l’avertir lui-même de la haute inconvenance qu’il commettait en intervenant sur un sujet si délicat : cette allusion à un « objet respecté » était de sa part le manque de respect le plus grave. En voulant blesser Victor Hugo, c’est madame Victor Hugo qu’il blessait. Quand elle avait pardonné, quand elle acceptait avec émotion, comme une réparation et comme un hommage, non pas cette poignée, mais ce bouquet de lis, de quel droit ce défenseur imprévu le refusait-il pour elle ? Victor Hugo, en lisant l’article de Sainte-Beuve, n’eut qu’à hausser les épaules ; on sut alors que madame Victor Hugo en fut au plus haut point froissée. « Froissée » n’est pas le mot quand on parle d’elle : elle en fut profondément affligée. Ce n’était plus là le Sainte-Beuve de 1830, le Sainte-Beuve des Consolations ; elle jugeait la petitesse de celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore. Quelque chose s’était rompu dans l’union de leurs âmes, et, dans ces chaînes-là, quand un anneau se défait, les autres suivent. Elle dut faire doucement des reproches à Sainte-Beuve de la faute qu’il avait commise et se montra sans doute avec lui plus froide et moins expansive. Elle prit de là une teinte de mélancolie : sa vie de cœur était-elle finie ?

Nous ne faisons pas là de vaines conjectures qu’on lise avec nous ces fragments des lettres touchantes qu’en 1836, elle écrivait à son mari encore en voyage :

« 5 juillet … Je suis bien vieille par les goûts et assez triste quoique sans chagrins. Que peut-on de mieux dans cette vie ? Je n’ai au monde qu’un désir, c’est que ceux que j’aime soient heureux ; le bonheur de la vie est passé pour moi, je le cherche dans la satisfaction des autres. Il y a bien de la douceur malgré tout là dedans, aussi tu as bien raison quand tu dis que j’ai le sourire indulgent ; mon Dieu, tu peux faire tout au monde, pourvu que tu sois heureux, je le serai. Ne crois pas que ce soit indifférence, mais c’est dévouement et détachement pour moi de la vie. D’ailleurs, jamais je n’abuserai des droits que le mariage me donne sur toi. Il est dans mes idées que tu sois aussi libre qu’un garçon, pauvre ami, toi qui t’es marié à vingt ans, je ne veux pas lier ta vie à une pauvre femme comme moi. Au moins, ce que tu me donneras, tu me le donneras franchement et en toute liberté. Ne te tourmente donc pas et crois que rien dans cet état de mon âme n’altérera ma tendresse pour toi, si solide et si complètement dévouée quand même[8]… »

« 16 août… T’amuses-tu bien ? es-tu heureux ? Tu sais que je veux que tu sois ainsi. Tu es fait pour la joie, la gloire, le triomphe et tout ce qui est resplendissant. Ne manque pas ta destinée, mon ami ; tu sais que la seule chose que je ne te pardonnerais pas, ce serait d’être peu heureux… – Adieu, mon ami, mon véritable ami, crois que tu ne trouveras pas plus de dévouement dans aucun cœur que dans le mien[9]. »

Sainte-Beuve, dans l’état présent de son esprit, était-il capable de comprendre la douleur résignée d’Adèle et de la réconforter ? Il était trop préoccupé de lui-même et de l’attitude à garder vis-à-vis de ses confidents. Il constatait cependant avec chagrin le ralentissement de cette affection si tendre et si dévouée. Dans le même temps où madame Victor Hugo écrivait à son mari, il écrivait, lui, à Ulric Guttinguer :

« Ce bonheur dont vous voulez bien vous inquiéter dure toujours, mais si lointain, si rare et si sevré[10] ! »

Au commencement de 1837, Sainte-Beuve publia une nouvelle intitulée Madame de Pontivy, écrite, disait-il, pour essayer de ramener Adèle ; mais cette histoire banale, et d’un sentiment assez grossier, était plutôt faite pour la détacher davantage. Sainte-Beuve la voyait avec colère, à mesure qu’elle s’éloignait de lui, se rapprocher de son mari.

Enfin, le jour vint où il la trouva dressée contre lui, à côté de son protecteur naturel, pour lui signifier une rupture définitive, non plus seulement avec lui, mais avec elle.

***

Victor Hugo ignora longtemps l’existence du Livre d’amour. Ce ne fut qu’après son retour en France qu’un jour, un visiteur le croyant informé, lui révéla le libelle dont il possédait un exemplaire. Indigné, le poète des Châtiments écrivit sur l’heure ces vers vengeurs :


à s-b.


Que dit-on ? on m’annonce un libelle posthume.
De toi. C’est bien. Ta fange est faite d’amertume ;
Rien de toi ne m’étonne, ô fourbe tortueux.
Je n’ai point oublié ton regard monstrueux.
Le jour où je te mis hors de chez moi, vil drôle,
Lorsque sur l’escalier te poussant par t’épaule.
Je te dis : N’entrez plus, monsieur, dans ma maison !
Je vis luire en tes yeux toute ta trahison.
J’aperçus ta fureur dans ta peur, ô coupable.
Et je compris de quoi pouvait être capable
La lâcheté changée en haine, le dégoût
Qu’a d’elle-même une âme où s’amasse un égout,
Et ce que méditait ta laideur dédaignée ;
On devine la toile en voyant l’araignée.
21 octobre.

Ces vers ne furent rendus publics que longtemps après la mort de Victor Hugo, et seulement – d’après sa volonté – le jour où les pièces calomnieuses du Livre d’amour furent imprimées avec de plus calomnieux commentaires.

La question alors se posa de savoir quand et à quelle occasion s’était passée la scène que révèlent les vers : et les amis de Sainte-Beuve prétendirent qu’elle n’avait jamais été que dans l’imagination du poète. C’est Sainte-Beuve lui-même qui, dans une de ses lettres à Ulric Guttinguer, confirme et précise le fait. Il aurait eu lieu en octobre 1837, avant le départ de Sainte-Beuve pour Lausanne.

La scène a-t-elle été aussi violente que le disent les vers ? il faut sans doute faire la part de l’hyperbole poétique. Madame Victor Hugo y était-elle présente ? c’est peu probable. Ce qui est sûr, c’est que Victor Hugo y parlait aussi au nom de sa femme. Quel en était le motif ? Il ne peut pas y en avoir deux ; une seule cause a pu réunir les deux époux dans une irritation commune l’honneur de la femme en jeu. Une demi-confidence faite par Louis Boulanger à Vacquerie avait déjà jeté quelque jour sur la situation. En 1837, les propos et les vanteries de Sainte-Beuve commençaient à se répandre un peu trop au dehors ; il avait été amicalement prévenu que, s’il n’y mettait pas fin, on serait obligé d’informer Victor Hugo. Il ne tint pas compte de l’avis, et Victor Hugo, mis en effet au courant, ne pouvait plus avoir qu’une pensée : sévir. Cependant sa colère n’aurait peut-être pas ému Sainte-Beuve plus que de raison ; ce qui l’exaspéra, ce fut de se dire que madame Victor Hugo était d’accord avec son mari, qu’ils s’étaient rapprochés dans le même sentiment de réprobation contre lui et que l’arrêt d’expulsion était cette fois approuvé, sinon prononcé par elle aussi bien que par lui. Blessé au cœur, il précipita avec une sorte de rage son départ, jusque-là toujours retardé, pour Lausanne, où il allait faire pendant une saison son cours sur Port-Royal. Il quitta Paris « sombre et trois fois sombre ».

C’est plus de six mois après (18 mars 1838) que Sainte-Beuve, dans cette lettre à Guttinguer, constate, en l’expliquant à sa façon, la scène de la rupture :

« Du côté de la place Royale, j’ai éprouvé ce que deux mots de conversation pourront seuls vous expliquer ; d’une part une noire et grossière machination qui sont son cyclope ; de l’autre une inouïe et vraiment stupide crédulité, qui m’a donné la mesure d’une intelligence que l’amour n’éclaire plus[11]. »

Sainte-Beuve appelle « noire et grossière » machination la révolte d’un époux offensé, et madame Victor Hugo, jusque-là si hautement louée et flattée, du moment qu’elle ne l’aime plus, devient subitement « stupide ».

Il ne pardonne pas, et, six semaines après, il écrit encore :

« Ai-je éprouvé la vérité de ce mot de La Rochefoucauld « On » pardonne tant que l’on aime » ? Cependant il me semble que c’en est fait de l’amour, au moins de ce côté-là[12]. »

Enfin, trois ans après, en 1841, dans son Journal inédit, se demandant s’il aime encore Adèle, il se répond :

« Non, je la hais[13]. »

Ainsi finit l’amour de Sainte-Beuve.

  1. Inédit
  2. Inédit
  3. G. Michaut, le livre d’amour de Sainte-Beuve
  4. Correspondance de George Sand et de Sainte-Beuve.
  5. Inédit
  6. lettres publiées dans France et Belgique.
  7. Portraits contemporains
  8. Inédit
  9. Inédit
  10. G. Michaut, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.
  11. G. Michaud, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.
  12. Id., Ibid.
  13. Id., Ibid.