Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/VI

Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris12e année, Tome 1 (p. 319-350).
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le banissement. — la rupture


Sainte-Beuve, prévenant et persuasif, s’efforce de tranquilliser Victor Hugo et de le convaincre qu’il a en lui, Sainte-Beuve, le plus dévoué et le plus irréprochable des amis. Pour reconnaître le service que le poète lui a rendu en l’introduisant à la Revue des Deux Mondes, il va lui consacrer le premier article qu’il y écrira :

Ce mardi [19 juillet 1831].
Mon cher ami,

Buloz me tourmente pour un article ; il voudrait que je lui en fisse un sur vous. J’ai pensé que cet article biographique repris, complété, développé surtout dans les dernières parties, avec un jugement littéraire, ferait l’affaire de Buloz ; mais serait-ce la vôtre, mon ami Cela vous accommoderait-il ? Il désirerait aussi que la pièce dont j’ai cité quelques vers sur votre naissance s’y trouvât, sinon entière, du moins en grande partie ; ce serait peut-être une manière de lui payer ce que vous lui avez promis. Dans le cas où vous consentiriez, seriez-vous assez bon pour me renvoyer cette pièce ? Un mot de réponse, n’est-ce pas et dites-moi aussi, mon ami, comment vous allez, si vous êtes plus content, si les nuages s’en vont de ce front et les soupçons de ce cœur, si j’y ai toujours une place, mais une place moins cruelle pour vous et moins irritante. Mon ami, dites-moi un mot de tout cela, et croyez toujours à ma pensée qui vous suit et à mon dévouement pour tout ce qui vous touche.

Votre ami,
Sainte-Beuve


Victor Hugo répond avec mélancolie :

« Ce 21 [juillet 1831].

« J’ai les yeux si malades, cher ami, que j’y vois à peine pour vous écrire. Je reçois votre lettre en rentrant de la campagne où j’étais allé passer quelques jours dans l’espoir d’y trouver des distractions, qui m’ont fui là comme ailleurs. Je n’ai plus qu’une pensée, triste, amère, inquiète, mais, je vous jure, pleine au fond de tendresse pour vous. Voici les vers que vous me demandez. Faites-en tout ce que vous voudrez, comme vous le voudrez. Vous êtes mille fois trop bon de vous occuper encore de moi. J’en suis toujours bien fier et plus profondément touché que jamais. Mais surtout aimez-moi et plaignez-moi.

» Votre frère,
« VICTOR. «

Sainte-Beuve, dans ses lettres, semble avoir accepté, cette fois sans aigreur et sans révolte, l’obligation de ne plus venir dans la maison de Victor Hugo. Il compte, apparemment, que s’il se soumet de bonne grâce et rassure par tous les moyens son ami, l’interdiction sera levée. En attendant, il ne cesse pas de voir Victor Hugo au dehors, soit chez des amis communs, soit dans quelque restaurant où ils conviennent de dîner ensemble. Il lui témoigne les égards les plus délicats. Après un de leurs entretiens, il lui vient un scrupule

qu’il se hâte de lui exprimer :
[Août 1831].

Je réfléchis, mon cher ami, que vous m’avez dit tantôt que madame Deschamps vous avait dit que je lui avais dit que vous n’aviez pas de sensibilité. Cela est une sottise que je n’ai pu dire et que vous ne croyez pas. Cependant comme il ne faut pas laisser pousser ces mauvaises herbes de rapports sur le chemin de l’amitié, je vous dirai que c’était, je ne sais quel dimanche, chez Nodier, que, parlant à madame Deschamps de votre admirable drame[1] et répondant à ses questions, j’en vins à exprimer le jugement que voici, pour le sens : Que le personnage essentiel était un Didier, un autre vous-même, encore plus passionné que sensible, qui dit à sa maîtresse : je vous aime ardemment et non tendrement ; profond, fort, irrévocable ; que sa conduite à la fin, son refus de pardonner à la pauvre fille et de l’embrasser, brisait le cœur et l’écrasait plutôt que de le fondre en larmes. N’en concluez pas du tout que je préférasse un dénouement plus élégiaque à ce coup de massue dramatique ; mieux vaut Eschyle qu’Euripide. Mérimée disait, je crois, que c’était bien fait de tuer ce Didier qui était si dur pour cette pauvre Marion. C’est assez mon avis aussi ; et j’en tire sujet d’admirer comment vous avez d’une main intrépide mené à terme ce merveilleux et colossal caractère. Voilà tout mon jugement. Et là-dessus, soyez sûr que je n’aurai jamais qu’une façon de parler comme de penser de vous aux amis et ennemis.

s. -b

Victor Hugo a tenu compte des observations de ses amis et de Sainte-Beuve lui-même : il a modifié le dénouement de Marion de Lorme, et Didier maintenant pardonne à Marion. Sainte-Beuve demande une entrée à la répétition générale du drame et se met à la disposition de son ami pour tous les services qu’il pourra lui rendre :

Ce vendredi [5 Août 1831].
Mon cher ami,

Est-ce bien sûr qu’on donne Marion lundi ou mardi ? Vous serez bien bon de ne pas m’oublier pour la répétition générale ; je ne parle pas de la première représentation. Mais je voudrais voir la répétition, il y a un acte que je ne connais pas, tel qu’il est refait, le 5e — et il y a si longtemps que je n’ai entendu toute la pièce, qu’elle me fera une impression fraîche et presque vierge. Je voudrais bien, mon ami, pouvoir vous être bon à quelque chose dans ceci, mais je ne vois pas à quoi. Si vous aviez quelque service pour lequel je vous fusse bon, j’éprouverais une vraie reconnaissance de vous voir me le demander. J’espère que vous êtes bien, et que madame Hugo se rétablit. Je joins ici la pièce que vous avez eu la bonté de me livrer et dont j’ai fait usage. Vous recevrez cette Revue dans deux ou trois jours. Adieu, mon ami, votre succès me paraît trop certain pour ne pas vous en féliciter d’avance ; mais, allez, j’apporterai à cette pièce de bien autres émotions que des émotions littéraires.

Toujours à vous de cœur.

Sainte-Beuve

Victor Hugo, touché, lui répond « Votre lettre m’émeut aux larmes… » Il lui envoie un laissez-passer, lui demande de transmettre des places pour la première représentation à quelques amis communs et termine en lui disant : « Pardon ! vous voyez comme je dispose de vous ; c’est encore comme autrefois. »

***

Ici une lacune de quatre mois dans la correspondance. En décembre 1831, Victor Hugo publie les Feuilles d’Automne. Sainte-Beuve lui écrit aussitôt :

Ce samedi.
Mon cher ami,

Renduel m’a apporté ce matin votre livre avec la suscription que vous avez bien voulu y mettre et qui m’a fort touché. Depuis tantôt trois heures, je le lis, le dévore, me prenant aux pièces pour moi nouvelles, ou me replongeant aux anciennes. Vous ne pouvez savoir combien tout ce qu’il y a d’intime, de grave, d’irréparable dans les émotions que vous exhalez m’a été au cœur et y demeurera. J’aurais grand bonheur à en parler après Nodier, Nisard et autres qui le feront mieux, mais non plus sincèrement, plus cordialement je vous assure.

Je vous prie de croire, malgré ces absences et ces silences qui dorment comme des fleuves infranchissables entre nous, au sentiment durable et profond qui me reporte sans cesse à votre Élysée dont j’étais alors, comme ces ombres que l’antique fatalité nous montre tendant encore les bras au passé ripæ ulterioris amore. — On me dit de toutes parts que madame Hugo va mieux et que sa santé parait se réparer ; c’est pour moi une bonne nouvelle à laquelle j’ai besoin de croire. —

Adieu, mon cher ami, soyez heureux, vous et tout ce qui vous touche,

Je reste à vous de cœur.
Sainte-Beuve

Il manque ici une lettre, au moins, de Victor Hugo, à laquelle Sainte-Beuve répond tout de suite. Il s’excuse de n’avoir pas fait paraître encore son article sur les Feuilles d’Automne :

Ce dimanche [2 avril 1832].

C’est moi, mon cher ami, qui me disposais à vous écrire pour vous demander de vos nouvelles, pour vous prier d’excuser le long retard que j’ai mis à faire une chose bien agréable pour moi et que j’espère bien vous envoyer à lire à la fin de la semaine, sans faute. Mais vous savez comme on remet involontairement et de quelle façon, malgré nous-mêmes, les jours et les semaines s’accumulent sur le plus doux et le plus facile projet. Mais je me suis promis formellement d’avoir fini pour samedi prochain ; j’en ai fait le ferme propos et vous le recevrez ce jour-là. Voilà ce que j’allais vous écrire pour m’excuser auprès de vous, quand votre bonne lettre m’est arrivée ; de tous vos compliments j’aime et je prends ce qui les dicte, ce que l’absence, je commence à l’espérer plus que jamais, laissera vif, intact et inaltérable entre nous.

Tout à vous, mon ami.
Sainte-Beuve

Peu de jours après, l’article sur les Feuilles d’Automne paraissait dans la Revue. Sainte-Beuve ne comprenait rien à tout ce qui touche au théâtre et il avait horreur de ce qu’il ne comprenait pas ; en revanche, s’il n’était pas poète, il comprenait à merveille la poésie et il savait l’admirer : il parla du livre nouveau en termes éloquents et chaleureux. Il dit sa joie sincère de voir le lyrique des Feuilles d’automne justifier les prédictions, tenir et au delà les promesses qu’il avait faites pour le lyrique des Odes et Ballades. Tout cela sans réserves, avec la meilleure volonté de servir l’œuvre et de satisfaire l’auteur. Nous n’avons aucune réponse de Victor Hugo : c’est qu’il aima mieux aller lui-même chez Sainte-Beuve pour le remercier avec effusion.

Sainte-Beuve juge le moment peut-être favorable pour retrouver l’accès de la maison interdite. Le choléra sévit à Paris : Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo ; il se dit inquiet, — il l’est sans doute, — pour la santé des êtres chers dont il est séparé ; il se borne modestement à demander la permission évidemment superflue d’envoyer chaque jour prendre de leurs nouvelles. Il espère bien que Victor Hugo, touché de sa sollicitude, lui permettra de venir lui-même. Mais « la plaie » de Victor Hugo n’est pas fermée : il éludera la question, soit dans une visite, soit dans une lettre que nous n’avons pas.


Ce samedi [8 avril 1832].
Mon cher ami,

Si j’ai regretté quelquefois l’absence qui nous sépare, comme un mur sacré, c’est dans des moments comme ceux-ci qu’elle me paraît douloureuse et presque affreuse surtout, quand une maison où il y a tant de têtes, et pour moi tant de sujets de sollicitudes, me reste chose lointaine et inconnue. Si je l’osais, mon ami, et que je puisse espérer que vous le trouvassiez bon, j’enverrais tous les matins savoir comment va toute votre chère famille ; car pour vous, je crains peu, par la raison qu’a dite Jean-paul : votre pensée intérieure, quoique déjà si magnifiquement produite, vous sert de sauvegarde par ce qui reste encore à développer. — J’ai bien à vous remercier de vos beaux volumes. Renduel a dû vous dire mon désir d’en parler. Je ferai l’article comme pour les Débats. Je ne m’y suis pas encore mis, un peu distrait que je suis mais j’y vais songer lundi. Je cherche seulement Han et Notre-Dame que j’ai eu la bêtise de prêter je ne sais à qui. Mais je voudrais bien auparavant être tranquillisé sur vous et sur les vôtres. Je serais vraiment heureux, si j’osais envoyer demander à votre portier chaque matin des nouvelles ; mais c’est enfantillage à moi de vous dire cela ; n’en riez pas trop.

Tout à vous de cœur, mon ami,
Sainte-Beuve


C’est que Sainte-Beuve ne se décourage pas ; il veut rendre à Victor Hugo encore un service littéraire. Renduel publie une édition nouvelle des romans du poète : Sainte-Beuve écrit l’article annoncé dans la lettre précédente et l’envoie, inédit, à Victor Hugo. Dans le post-scriptum de la lettre qui l’accompagne, autre invite : voilà Cousin qui, ignorant le cruel arrêt, voulait emmener Sainte-Beuve dîner chez Victor Hugo avec lui ! Hélas ! il y faudrait l’agrément de Victor Hugo…

Ce samedi 6 heures.

Voici, mon cher ami, ce méchant article que je vous ai tant fait attendre. Vous verrez que Notre-Dame la critique y a pris ses ébats sur Notre-Dame, et que c’est presque un article méchant. S’il vous paraît toutefois trop faux sur quelque point, soyez assez bon pour me le faire dire par Renduel ou par un mot de vous. S’il peut rester dans quelque journal, aux Débats ou ailleurs, seriez-vous assez bon pour demander ou faire demander comme condition qu’on m’envoie l’épreuve, car c’est très essentiel pour un article de cette sorte, si l’on ne veut pas qu’il arrive au public parfaitement ridicule. Il faut prendre garde aussi d’en perdre, car il ne m’en reste qu’une incomplète copie.

J’espère, mon ami, que vous allez bien, vous et les vôtres. Je vous serre les mains. Dites-moi que vous me pardonnez cet article.

Tout à vous de cœur,
Sainte-Beuve

Cousin que j’ai rencontré au Luxembourg l’autre après-midi m’a fait mille sortes d’amitiés et d’éloges pour vous ; il voulait presque m’emmener dîner chez vous avec lui : il m’a causé prodigieusement de Gœthe, et après Gœthe de vous.

Ce « méchant article », Victor Hugo veut user de son influence près de M. Bertin pour le faire insérer au Journal des Débats.

Sainte-Beuve lui écrit :
Ce jeudi [10 mai 1932].
Mon cher ami,

Si les Débats n’acceptent pas l’article d’emblée, je suis bien sûr que, sous un prétexte ou un autre, ils l’ajourneront indéfiniment et ne le mettront pas. Je vous avoue que, d’après la connaissance que je crois avoir de ce que c’est que la boutique d’un journal, et d’après l’espèce de défaite d’un article probablement commencé par je ne sais quel de leurs rédacteurs, il ne me paraît guère probable qu’ils consentent à l’insertion : le mieux alors serait de le leur redemander vite ; je ne vois pas pourquoi il ne passerait pas au National, où il deviendrait un bon piédestal et où ce serait une espèce de bombe dans les glaces polaires de leur littérature. Voyez si ce dernier parti vous convient ; dans ce cas, veuillez me renvoyer le morceau et j’entamerai la négociation de mon côté.

Tout à vous de cœur. J’espère que vous allez tous bien.

Sainte-Beuve


Victor Hugo répond qu’il « n’a proposé l’article aux Débats qu’avec une extrême réserve et en maintenant tous les privilèges dus au talent de Sainte-Beuve ». L’article sera accepté sans être lu au préalable :

« M. Bertin est on ne peut plus disposé à insérer, et je suis convaincu que l’article passera. Sinon, je compte sur votre bonne volonté pour le National. J’ajouterai ici, en confidence, que le désir de vous avoir aux Débats comme rédacteur littéraire me paraît très grand et perce dans tout ce qu’on me dit. Tenez ceci bien secret. Qu’en pensez-vous de votre côté ? »

Sainte-Beuve répond par la très honorable lettre que voici. Il est alors de l’opposition, et il n’entrerait aux Débats, même comme rédacteur littéraire, qu’avec un médiocre enthousiasme :

Ce vendredi [8 mai 1832].
Mon cher ami,

Renduel m’avait dit effectivement tout le soin que vous preniez par rapport à ce qui me concerne dans l’affaire de l’insertion, et en vérité vous êtes bien bon de vous occuper à ce point de moi dans une circonstance où je n’avais pour but que de vous satisfaire. Oui, mon Dieu, que M. Bertin lise l’article ; ce que je désire le plus, c’est qu’il le mette ; mais s’il ne le mettait pas, ce ne serait pas de son refus par rapport à moi, mais par rapport à l’objet voulu, que je serais contrarié. Quant à la disposition bienveillante dont vous me parlez, j’en suis sincèrement touché et reconnaissant, surtout après cette conduite assez brutale (au point de vue privé) dont je me suis avisé. Je sais mieux que personne que les Débats sont le seul journal quotidien où la littérature ait la place convenable et toute liberté ; mes petits intérêts de finances comme mes goûts littéraires seraient parfaitement d’accord là-dessus. Mais il y a autre chose ; j’ai, à tort ou à raison, des idées autres que celles des Débats sur la manière de pousser en avant la civilisation, d’émanciper le peuple ; je prends davantage les choses par le côté des sacrifices, des risques généreux, et d’une vérité et d’une équité plus inflexibles, quoique aussi sujettes à l’erreur. Travailler, même littérairement, à la réussite d’un journal dont l’effet général est contraire à ces sentiments, voilà toute la difficulté pour moi et le scrupule. Orner pour ma part et autant que je puis ce que je crois, en somme, peu bon à propager, mêler une goutte de miel de plus à l’attiédissement public, telle est encore une fois mon objection. Vous la devez sentir, mon ami. Mais je voudrais séparer de ce jugement abstrait le sentiment de profonde reconnaissance personnelle que m’inspire ce que vous me rapportez.

J’arrangerai, à la fin, cette page que Renduel m’avait déjà demandée et vous l’enverrai pour l’ajouter, demain ou après.

J’espère que vous allez tous bien, et je suis tout à vous de cœur, mon ami.

L’insurrection de juin 1832 vient d’ensanglanter Paris ; l’état de siège a été proclamé. Ici quelques lettres dont le caractère politique fait grand honneur aux deux amis.

Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo :

[7 juin 1832] Quatre heures.
Mon cher ami,

On est décidé, au National, à rédiger une déclaration des écrivains en faveur de l’indépendance de la presse à l’occasion de l’état de siège. Lerminier rédige cette déclaration et dans les termes les plus généraux, pour comprendre les diverses nuances de l’opinion libérale. On désirerait le plus de noms honorables, voire même illustres. Ampère va demander la signature de M. de Châteaubriand ; on me prie de demander la vôtre.

On sera au National vers neuf heures. Un mot de vous ou votre présence seraient excellents, quelque chose, enfin, qui autorisât à mettre votre nom à l’acte.

À vous de tout cœur,
Sainte-Beuve

Je joins à ceci la lettre d’Ampère.

Victor Hugo répond aussitôt par ce billet :


« Ce 7 juin, dix heures du soir [1882].

» Je rentre, mon cher ami ; l’heure de rendez-vous au National est passée. Mais je m’unis à vous de grand cœur. Je signerai tout ce que vous signerez, à la barbe de l’état de siège.

» Votre ami dévoué,
» Victor.»

Quatre jours après, Sainte-Beuve réplique :

lundi, 11 juin 1832.
Mon cher ami,

Merci de votre réponse ; je ne doutais pas de votre adhésion, mais ç’a été inutile. Le premier soir, on a ajourné l’insertion, quoiqu’on eût signé une espèce de papier, mais il n’y avait pas assez de noms graves ; je n’avais pas encore le vôtre, ni celui de Béranger. Le lendemain, nouvelles signatures cette fois, j’ai mis la vôtre. Mais nouvelles chicanes, objections, discussions et ajournement d’insertion.

Je sais de vos nouvelles ce matin par Renduel ; je suis allé hier soir chez Nodier, pensant que vous y seriez peut-être. Les choses ne vont pas mal, grâce à la folie de nos gouvernants ; mais la folie de nos jeunes têtes les avait bien compromises, si les Guizot et Thiers ne les avaient raccommodées. Oh ! mon ami, si vous daignez penser une demi-heure à ces infamies, que vos poésies politiques seront belles et flétrissantes ! Comme vous les foudroierez et broierez dans leur boue, ces barbouilleurs de lois, bientôt, bourreaux… Je sais que M. de Châteaubriand a écrit ab irato quelques pages qu’il ne pourra faire imprimer pour le quart d’heure, faute de journal et d’imprimeur, mais qu’on dit étincelantes de cette belle colère qui est un de ses bons côtés quand elle touche juste.

Béranger me disait avant-hier : la République était en grand danger le 6, mais, le 7, Louis-Philippe a sauvé la République.

J’aime cette unanimité des poètes contre nos hommes d’État politiques ; savez-vous qu’à ce signe-là seul un gouvernement est jugé quand il a vous, Châteaubriand, M. de Lammenais contre lui ? – Et aussi le second rang.

Je vous aime,
Sainte-Beuve

Et, le lendemain, Victor Hugo :

« 12 juin 1832.

» Je ne suis pas moins indigné que vous, mon cher ami, de ces misérables escamoteurs politiques qui font disparaître l’article 14 et qui se réservent la mise en état de siège dans le double fond de leur gobelet !

» J’espère qu’ils n’oseront pas jeter aux murs de Grenelle ces jeunes cervelles trop chaudes, mais si généreuses. Si les faiseurs d’ordre public essayaient d’une exécution politique, et que quatre hommes de cœur voulussent faire une émeute pour sauver les victimes, je serais le cinquième.

» Oui, c’est un triste, mais un beau sujet de poésie que toutes ces folies trempées de sang ! Nous aurons un jour une république, et quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en août. Sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne de nos cheveux blancs.

» … Adieu. Nous nous rencontrerons bientôt, j’espère. Je travaille beaucoup en ce moment. Je vous approuve de tout ce que vous ayez fait, en regrettant que la protestation n’ait pas paru. En tout cas, mon ami, maintenez ma signature près de la vôtre.

» Votre frère,
» Victor.»

En répondant à propos d’un album, où le poète le priait d’écrire quelques vers, c’est maintenant Sainte-Beuve qui propose à Victor Hugo, sinon de collaborer habituellement au National, journal républicain, du moins d’y signer un article :

[juillet 1832].
.
Mon cher ami,

Je voudrais bien pouvoir écrire tout de suite, mais je ne sais rien par cœur et il faut que je choisisse dans mes rapsodies. Ne vous donnez pas la peine de renvoyer chercher l’album ; vous le recevrez demain à quatre heures.

J’ai vu hier Magnin qui m’a parlé des Tuileries et de l’article à faire contre ces dilapidations ; il en a été question au National, et Carrel a dit « Mais si Hugo voulait faire l’article lui-même, s’il le voulait signer, nous serions très heureux. » Je sais bien que vous y verrez difficulté, mais je vous redis le mot : s’il n’y avait pas trop d’objections de votre part, ce serait certainement un pied pris dans ce journal, et que Magnin et moi ferions en sorte de maintenir pour vous, lors de la représentation de vos pièces, en parlant ou faisant parler à Rolle : ce que je tâcherai de faire dans tous les cas.

Je vous remercie bien de m’avoir envoyé, outre l’album, ma jolie petite filleule.

Vous recevrez donc l’album demain.

Tout à vous de cœur,
Sainte-Beuve


Il manque ici une ou plusieurs lettres de Sainte-Beuve ; Victor Hugo y répond, des Roches :

« Ce vendredi 21 septembre [1832].

» … Nous sommes ici dans la plus grande paix qui se puisse imaginer. Nous avons des arbres et de la verdure mêlée à ce beau ciel bleu de septembre sur notre tête. C’est tout au plus si je fais quelques vers. Je vous assure que le mieux ici est de se laisser vivre. C’est une vallée pleine de paresse.

» Votre lettre pourtant m’a fait regretter Paris. Si j’avais été à Paris, nous aurions dîné ensemble dans quelque cabaret, et vous m’auriez lu votre article sur Lamartine. Vous savez combien j’aime Lamartine, et combien je vous aime. Vous êtes pour moi deux poètes égaux, deux admirables poètes du cœur, de l’âme et de la vie. Jugez combien je suis impatient de voir l’un analysé par l’autre. J’attends avidement la Revue du 1er octobre. C’est une chose singulière que vous m’ayez amené à désirer un journal au milieu de toutes ces belles prairies.

» … Adieu, mon cher ami. Je n’ai pas encore besoin de votre bonne présence au Roi s’amuse. Comptez que j’userai de vous comme vous useriez de moi. Le premier bonheur de la terre, c’est de rendre des services à un ami ; le second, c’est d’en recevoir.

» Adieu. Je vous serre tendrement les mains.
» Victor.»

« Nous nous portons tous à merveille. Ma femme fait deux lieues à pied tous les jours et engraisse visiblement. »

***

En novembre, on répète le Roi s’amuse, Sainte-Beuve écrit ;

13 novembre 1832.
Mon cher ami,

Madame Allart désirerait pour elle et quelques personnes de sa connaissance louer une loge pour le Roi s’amuse. Elle ne l’a pu au théâtre. Elle me prie de vous demander s’il y aurait moyen, par vous, d’en louer une, et comment. Veuillez me répondre un petit mot, s’il vous plaît.

De plus, j’aurais à vous demander, par grâce, deux billets pour deux amis dont je suis sûr, et je serais heureux que vous pussiez me les donner pour la première. Voilà, mon cher ami, bien des demandes. J’ai bien hâte de cette pièce c’est dans dix jours, il paraît. Je compte sur les beaux soirs d’Hernani, et plus sereins. J’ai su que vous saviez les misères d’un gentilhomme de notre connaissance[2] : un homme qui en est venu là ne fera plus que de la satire mais son enthousiasme et son génie poétique sont morts. Les génies féconds sont à l’abri de ces bassesses que j’appellerai sordides.

Aimez-moi toujours, mon cher ami : j’espère vous voir un de ces dimanches chez Nodier.

Mille amitiés.
Sainte-Beuve

Rue du Mont-Parnasse, no 1 ter.

Victor Hugo répond, le jour même :

« 13 novembre 1832.

» Toute la salle est louée, mon ami, et louée je ne sais trop comment à je ne sais trop qui. Cela s’est fait si rapidement que je n’y ai vu que du feu. On a cependant réservé quelques loges pour ceux de mes amis qui voudraient en louer, et je suis heureux de pouvoir en faire céder une à madame Allart. Elle pourra, la veille de la représentation (qui aura lieu le 22), faire retirer les coupons de la loge no 5 des secondes, côté gauche. La loge est à six places. Je vous garde une stalle et je vous donnerai les deux billets que vous désirez. Que vous êtes bon de penser à moi et de m’aimer toujours un peu !

Le gentilhomme devient, en effet, fabuleux ; mais, que voulez-vous ? Il faut le plaindre encore plus que le blâmer. Il sera bien ravi si le Roi s’amuse fait fiasco. C’est ainsi qu’il me paye les applaudissements frénétiques d’Othello.

» Vous, vous êtes toujours le grand poète et le bon ami. J’aurai grande joie à vous rencontrer un de ces dimanches soirs chez Nodier, peut-être dimanche prochain, n’est-ce pas ?

» Votre vieil ami,
» v.»

Sainte-Beuve réplique :

Ce marcredi [14 novembre 1832].

Merci, mon cher ami, de votre réponse que je transmets à madame Allart, mais voici qu’Ampère me prie de la part de madame Récamier de vous supplier pour une loge : elle a assisté à Hernani ; elle ne voudrait pas manquer le Roi s’amuse. Elle va même jusqu’à désirer la loge numéro 1 du rez-de-chaussée qu’elle affectionne singulièrement. Serez-vous assez bon pour me répondre encore à ce sujet ? Madame Récamier a pour vous et a eu pour Hernani en particulier une admiration que M. de Châteaubriand a fort partagée à cause de l’amour du vieillard.

À propos du gentilhomme, il est revenu chez Buloz hier, insistant encore pour sa note que Buloz a définitivement repoussée. Il avait promis seulement un mot dans la chronique. Je suis arrivé hier soir à la Revue, lorsqu’il était en train de fabriquer cette note et j’en ai raccommodé la phrase de peur que sa plume n’aille trop à droite ou à gauche cela lui sauvera peut-être une brouille qu’il redoute fort. Quant au gentilhomme, il est tué moralement pour moi : et il faudrait de terribles expiations à une telle conduite et une palingénésie complète pour qu’il me revît dans son boudoir-sanctuaire, ou que son nom se trouvât dans aucun morceau signé de mon nom.

Je suis occupé en ce moment d’un article sur Béranger, lequel a bien du sens et du goût. Je le voyais, l’autre jour, à Passy, et chaque fois il m’entretient longuement de vous, vous appréciant bien juste, je vous assure, et croyant de plus en plus au développement croissant de vos vastes facultés. Il comprend bien sa situation vis-à-vis des générations nouvelles et elles l’en récompenseront.

Tout à vous de cœur et à bientôt, j’espère.
Sainte-Beuve


Le Roi s’amuse, dès le lendemain de la première représentation, est interdit par le gouvernement de Louis-Philippe. Victor Hugo et ses amis s’indignent et protestent. Sainte-Beuve, qui était déjà de l’opposition, est des plus animés et des plus ardents. Il veut mettre le National, dont il est rédacteur, à la disposition de Victor Hugo et lui ménage, à cet effet, une entrevue avec son rédacteur en chef, Armand Carrel.

Victor Hugo lui écrit :


« Ce samedi soir, 1er décembre [1832].

» J’ai vu Carrel, mon cher ami, et je l’ai trouvé cordial et excellent. Il m’a dit que vous n’aviez qu’à lui apporter demain un extrait de la préface (Renduel a dû vous l’envoyer ce soir), avec une espèce de petit article où vous diriez ce que vous voudriez, que le tout serait publié lundi matin dans la partie politique du journal. Il m’a déclaré qu’il croyait que c’était le devoir du National de m’appuyer énergiquement et sans restriction dans ce procès que je vais intenter au ministère, et il a ajouté de son propre mouvement que je pouvais vous prier de sa part de faire, d’ici à cinq ou six jours, un article politique étendu sur toute la question et sur la nécessité où est l’opposition de me soutenir chaudement dans cette occasion, si elle ne veut pas s’abdiquer elle-même. J’ai grand besoin de tous ces appuis, mon cher ami, dans la lutte où me voilà contraint de m’engager et de persister, moi à qui vous connaissez des habitudes si recueillies et si domestiques.

» … Adieu, mon pauvre ami. Voilà bien des services que je vous demande à la fois, et je dois vous excéder. Mais vous êtes encore l’ami sur lequel je compte le plus, et je demande tous les jours au ciel une occasion de vous rendre les bons offices de cœur que je vous dois.

» Je me remets tout entier dans vos mains.

» Votre ami à toujours,
» Victor.»

Sainte-Beuve répond et fait sentir encore, à la fin de sa lettre, combien il lui est incommode de ne voir Victor Hugo qu’au dehors et chez des tiers :

Ce samedi [8 décembre 1832].
Mon cher ami,

Je ne reçois qu’aujourd’hui samedi 8, votre lettre de samedi il y a huit jours. Il parait qu’elle a été à Montrouge, je ne sais où ; le timbre est tombé sur l’r de rue, et on n’a lu que Montparnasse qu’on a interprété par Montrouge. Bref elle m’arrive à l’instant. Seulement, une autre fois, mettez rue tout au long.

Vous m’aurez dû trouver bien négligent, mon cher ami ; heureusement, Renduel m’avait parlé à temps pour l’insertion d’une citation au National. Je vous ai dit que cette citation avait été tronquée, et que deux ou trois phrases littéraires, très circonspectes, du commencement, avaient été mises de côté. Renduel m’avait également parlé hier de l’article politique à faire sur la question théâtrale. Ma seule objection, mon ami, à une chose qui vous serait agréable et qui me paraît si équitable en elle-même, est celle-ci : Je n’ai pas d’idées nettes sur cette question de législation théâtrale. Je suis hier allé un moment à la bibliothèque où j’ai causé avec Magnin qui m’a fait part aussi de ses doutes : il paraît même qu’il a écrit autrefois à ce sujet dans le National un article dont il n’est pas très content. L’argumentation que vous faites dans les deux premières pages de la préface est certes bien claire pour tout esprit loyal et qui incline à la liberté ; mais les distinctions qu’on peut faire entre tel et tel mode de publication persistent toujours. Rappelez-vous une conversation d’il y a quatre ans chez Gautier avec le logicien libéral Desloges, vous ne tombiez pas tout à fait d’accord. Moi, je n’ai jamais eu d’idées théoriques là-dessus, et je me réserve dans tous les cas particuliers de juger avec le sens d’équité et le sens commun. Je voudrais savoir quelles idées vous et Odilon Barrot émettrez à ce sujet. Magnin, je vous le répète, m’a paru hier dans la même situation que moi.

J’ajouterai encore une observation, mon ami ; Carrel est bien disposé, je le crois, et tient sincèrement à ce qu’il vous a déclaré. Comment se fait-il pourtant que deux ou trois phrases presque insignifiantes aient été retranchées l’autre jour ? Il y a là un défilé difficile à ce journal, où il faut passer au risque d’être coupé. Rien ne m’est plus pénible qu’une telle situation, où, peu sûr du terrain, je ne satisfais ni vous ni moi, où je dois vous paraître ami timide, tandis que je tâche de n’être qu’adroit. Je vous dis tout cela, mon ami, pour que vous me pardonniez tant de démonstrations incomplètes et mesquines et n’en imputiez rien à mon amitié.

Il me tarde de causer avec vous je vous dirais bien que j’irai demain chez Nodier ; mais je crains de ne pouvoir car je suis souffrant, et tout préoccupé d’un voyage hâtif que ma mère est obligée de faire à son pays par cette rude saison.

— Je voudrais pourtant avant tout, mon ami, ne pas vous manquer, ne pas vous être inutile en cette circonstance, ne pas démériter auprès d’une amitié si glorieuse et toujours si chère, et qui, depuis qu’elle ne m’a plus échauffé directement n’a pas cessé pour cela de présider à l’astre morne et mélancolique de ma vie.

À bientôt donc j’espère, et à toujours.

Sainte-Beuve
***

Nous sommes en 1833 ; on répète, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, Lucrèce Borgia, qui va être l’éclatante revanche du Roi s’amuse. Il manque ici au moins deux lettres : l’une de Sainte-Beuve et l’autre, la réponse, de Victor Hugo. Sainte-Beuve réplique. Il semble plus que jamais dévoué à son ami ; il va jusqu’à lui promettre « de parler de son théâtre » !

Ce vendredi [8 février 1833].
Mon cher Hugo,

J’ai été bien sensible à votre bonne réponse et à ce qu’elle contenait. Je crois comme vous que c’est le coup de grâce porté à l’ancien système, mais c’est plus que cela : c’est un drame nouveau, votre drame, qui se développe aux yeux et réalise le dessein que vous en avez. Je voudrais que vous en fissiez encore un ou deux en prose, pour accoutumer tout à fait le public et lui transmettre votre pensée entière sous l’expression la plus simple. De quelle utilité d’art puis-je vous être, mon ami ? C’est votre indulgence d’autrefois qui rêve cela. Quant à l’utilité critique, je voudrais que ce fût plus vrai j’espère qu’un jour, je m’enhardirai à parler de votre théâtre, comme je me suis déjà aventuré dans votre roman, quoique mon domaine et mon habitation chérie soit ce monde lyrique où se rapportent les plus douces années de ma vie, lorsque je les passais auprès de vous. Un jour donc, je ferai en sorte peut-être, sinon de vous satisfaire, du moins de vous prouver mon effort et mon désir. En attendant, mes journées en proie aux interruptions et aux petits articles dévorent, soutirent, mon reste de vertu féconde. – À propos, ou plutôt hors de propos, Nisard, que j’ai vu au National l’autre jour, s’est montré si désolé d’être oublié, m’a-t-il dit, de vous pour un billet qu’il vous a fait demander indirectement, si peiné même et désireux de recevoir cette marque de votre souvenir, que je n’ai pu lui refuser de vous en parler ; et je le fais d’autant plus que je me rappelle qu’interrogé par vous à ce sujet, j’ai peut-être été pour quelque chose dans votre détermination négative. Il demeure rue Saint-Fiacre, no 16. J’ajouterai qu’il est assez malade de la poitrine, et très sensible par là même.

Voilà une commission faite. — Adieu, mon ami, et croyez-moi vôtre tout entier.

Sainte-Beuve


La semaine d’après, Victor Hugo envoie un exemplaire de Lucrèce Borgia à Sainte-Beuve, qui lui répond :
Ce 17 [février 1833].

J’ai reçu avec une vive reconnaissance, mon ami, votre drame et le mot si précieux pour moi qui y est écrit. À travers vos croissants succès et dans mon absence, il m’est bon de croire à un lien durable, à un nœud fidèle resté de vous à moi. Je serai heureux si je puis quelque jour vous montrer qu’il est resté bien entier de mon côté ; le temps ne ronge point ces anneaux scellés et comme oubliés au cœur, mais les fortifie.

Sainte-Beuve


Le succès de Lucrèce Borgia est triomphal ; ce qui n’empêche pas Gustave Planche, ancien ami de Victor Hugo devenu son ennemi, de l’attaquer violemment dans la Revue des deux mondes. À la suite de quelques propos tenus au bureau de la Revue, Gustave Planche croit devoir écrire à Victor Hugo une lettre où il paraît s’être mis auprès du poète sur le pied de l’égalité avec Sainte-Beuve. Victor Hugo communique à Sainte-Beuve le passage de la lettre qui le concerne :

« Ce dimanche [24 février 1833].

» Je vous envoie, mon ami, un passage de Planche auquel je ne comprends rien. Il faut qu’il soit fou de se figurer que j’établirai jamais, je ne dis pas la moindre solidarité, mais le moindre rapprochement entre vous, Sainte-Beuve, et lui.

» Vous savez bien, vous, que vous n’avez pas d’ami meilleur que moi.

» v.»


Sainte-Beuve répond par une explication quelque peu embarrassée. Il ne pouvait assurément opposer son veto à l’article de Planche, mais un mot dit à Buloz aurait peut-être empêché le directeur de la Revue des Deux Mondes de rompre avec Victor Hugo. Le rôle de Sainte-Beuve n’apparaît pas bien clair entre Victor Hugo et ses amis et ennemis. Il lui conseille de ne pas écrire à Pierre Leroux ; fera-t-il, lui, tout ce qu’il faut pour les réconcilier ?

Ce lundi [25 février 1833].
Mon cher ami,

Je conçois que vous n’ayez rien compris ; mais voici, je crois, l’explication. J’ai su avant-hier que votre frère Abel, en vous racontant ce que lui aurait dit Buloz au sujet de cet article, avait ajouté que moi-même je ne m’étais pas opposé à l’insertion. Je ne sais pas bien les termes dont il s’est servi ; mais la personne présente qui m’a touché un mot de cela, R…, a bien ajouté aussi que vous n’y aviez pas ajouté foi et aviez rejeté l’insinuation. Quoi qu’il en soit, j’ai dû savoir si cette interprétation officieuse venait de Buloz et je m’en suis expliqué avec lui devant Abel que j’ai rencontré à la Revue. Il en est résulté qu’Abel a nié avoir rien dit de tel, et je n’ai plus attaché d’importance à ce propos. Mais Planche probablement aura su cela, et il vous a écrit là-dessus.

Quant à mon opinion sur la pièce, vous la savez ; j’ai regretté l’article de Planche, mais du moment que ce n’était pas tel ou tel mot à rayer, mais l’article entier, j’ai dû m’abstenir de tout ce qui ressemblerait à un veto, dont je ne me crois aucunement le droit vis-à-vis de Planche ni de personne. J’ai tâché, dans quelques lignes de la chronique, de marquer que c’était une opinion personnelle et de rétablir le fait extérieur du grand succès de Lucrèce. Je me suis arrêté là où il y aurait eu contradiction évidente entre l’article et la chronique.

Je regrette bien tous ces nuages et tracas, croyez-le bien. Je compte sur votre amitié, supérieure à tout cela, pour ne pas nous en voir séparés. Une chose que je regrette bien encore et qu’un mot de votre lettre avant-dernière a réveillée, c’est que Leroux se croit blessé à fond par vous pour je ne sais quoi qui se serait dit par vous sur lui à Didier la veille de Lucrèce. N’écrivez pas à Leroux je lui parlerai à la rencontre et lui dirai votre souvenir spontané qui le touchera, j’espère. Pourquoi toutes ces divisions entre des cœurs amis, faute de s’entendre ? Comme je voudrais que ces épines cessassent de croître, et que tout se rectifiât entre le génie et ceux qui l’admirent

Tout à vous de cœur.
Sainte-Beuve


Victor Hugo réplique, le même jour, et sa lettre est particulièrement nette et ferme :


« 25 février 1833.

» Entre vous et moi, Sainte-Beuve, il y a une amitié scellée d’une façon trop profonde et trop durable pour que les petites affaires de l’amour-propre nous divisent jamais un seul instant. Nous sommes des amis sérieux. C’est notre devoir de ne jamais ajouter foi une minute aux commérages qu’on pourrait colporter de vous à moi et de moi à vous, tantôt bêtement, tantôt perfidement. Vous ne doutez pas, n’est-ce pas, mon ami, que jamais votre nom ne sort de ma bouche que comme il en doit sortir, avec l’effusion de l’amitié, de l’admiration et de la tendresse la plus fraternelle. Il me serait même impossible de souffrir autour de moi des hommes qui ne pensassent pas de vous comme j’en pense et qui n’en parlassent pas comme j’en parle. Vous êtes une de mes religions, n’oubliez jamais ceci, et toutes les fois qu’on essaiera de venir vous dire que j’ai parlé de vous autrement que comme d’un frère, dites simplement : Cela n’est pas. – Je ne sais pourquoi je vous écris, tout cela, car je suis sûr que c’est tout simplement votre pensée que je transcris ici ; mais puisqu’on a eu la niaiserie de prononcer votre nom à propos de la pauvre conduite de M. Buloz à mon égard, j’avais besoin de vous dire, moi, que jamais vous n’aviez été plus cher et plus présent à ma pensée qu’en ce moment où je vous vois à peine.

» v.»


Quinze jours après, le 10 mars, Victor Hugo écrit encore à Sainte-Beuve pour le prier d’intervenir près de Buloz, toujours en froid avec lui et qui s’en prévaut pour manquer à l’engagement pris avec son frère, Abel Hugo. La lettre se termine ainsi :

« … J’irai vous chercher, mon ami. J’irai causer avec vous de cela et de tant d’autres choses pour lesquelles j’ai besoin de vos conseils et de votre amitié. Votre amitié est encore un des meilleurs endroits de ma vie. Je n’y songe jamais qu’avec attendrissement. Je relisais l’autre jour les Consolations. Où est-il, ce beau passé ? Ce qui ne passe pas, c’est un souvenir comme le vôtre dans un cœur comme le mien. Adieu, croyez bien que je n’ai jamais été plus digne d’être aimé de vous. »

Un fait nouveau et grave s’est produit dans la vie de Victor Hugo. Son amour pour Juliette, la princesse Negroni de Lucrèce Borgia, n’a commencé que comme un caprice mais, dans ce monde retentissant qu’est le théâtre, le bruit s’en est rapidement répandu, et, dans ce même monde généralement peu scrupuleux, un blâme universel a atteint l’homme réputé jusque-là impeccable. C’est à cela que fait allusion la dernière ligne.

***

Pause ou lacune de trois mois dans la correspondance. La première lettre ensuite est de Sainte-Beuve. Il semble se lasser de son exil prolongé. Il ne se compare qu’à un banni littéraire, mais il manifeste quelque tendance à s’éloigner lui-même, sinon encore de l’ami, au moins du chef romantique, et s’accuse, en phrases quelque peu subtiles, de devenir, à la longue, « presque infidèle » :


Ce jeudi [6 juin 1833].
Mon cher ami,

J’ai répondu un mot à Lafon, beau-frère de M. Leclerc, qui avait joint à votre recommandation la sienne, ayant été mon camarade de collège : j’ai déjà sept articles promis pour différents livres, et probablement je ne les ferai pas tous de plus mon roman[3] ; il m’est donc impossible de prendre de nouveaux engagements. Redites-le à M. Leclerc, si vous le voyez. — J’ai fait part à Buloz de ce que vous me dites à son sujet : s’il comprend son intérêt et si une gauche vergogne ne le retient pas, il ira chez vous et au plus tôt : je le lui ai bien conseillé.

J’ai lu dans l’Europe votre article sur le style c’est prodigieux comme style et par tout ce qui touche le langage et le caractère de nos grands écrivains que vous peignez aux yeux par quelques traits si beaux et si choisis. C’est une merveille qu’une telle prose, et vous en jouez comme avec l’archet de Paganini. Il y a une ou deux pensées qui ne m’ont pas convaincu, celle sur le drame et son rôle en ce temps : vous savez que c’est là un de mes aveuglements et de mes doutes. Et une autre qui m’a paru trop sévère, quoique si bien dite, sur la politique et les rapports de l’art avec elle. — À propos de politique, j’avais voulu vous écrire dans ces derniers temps pour vous dire combien j’avais regretté un mot qui avait passé dans un feuilleton du National, et que tout le monde, à ce journal, avait trouvé injuste. J’espère que vous aurez ignoré cela. — Où était-il ce temps où nous allions tous ensemble en petit bataillon sacré, vous en tête, tous frères et unanimes, à ce qu’il semblait ! Comme chacun a été jeté depuis hors de la ligne et mêlé à d’autres rangs, excepté vous qui avez suivi inflexiblement votre dessein ! Moi, mon ami, qui ne puis me faire à moi seul une conviction littéraire et qui ne crois plus qu’à un certain bon sens empirique et instinct en cette matière, je me compare souvent, dans les rangs divers et mêlés où je passe, et avec les nuances que ma condition de critique me force de réfléchir, à un banni qui, hors de l’enceinte éternelle, vit tantôt chez les Volsques, et tantôt chez les Osques, et auquel l’ami du dedans doit pardonner beaucoup au milieu de ces contacts forcés, de ces courses errantes et presque infidèles qu’il ne dirige pas.

Tout à vous d’amitié.
Sainte-Beuve

Si vous aviez quelque jour de vacance, indiquez-moi un rendez-vous où je vous trouverais vers cinq heures ; nous dînerions ensemble.

Victor Hugo répond, quelques jours après. Il ne veut toujours pas comprendre le reproche muet de Sainte-Beuve :

« 12 juin [1833].

» L’amitié que j’ai pour vous, vous le savez, mon cher Sainte-Beuve, est en dehors de toutes les questions littéraires ou politiques du monde. Sans doute, ce serait un grand bonheur pour moi de savoir, sur tous ces problèmes de l’art dont la solution occupe ma vie, votre pensée en harmonie, avec la mienne, comme autrefois. Mais qu’y faire ? Nous flottons tous plus ou moins. Ce qui ne flotte et ne varie pas en moi, c’est mon admiration pour ce que vous faites et ma tendresse pour ce que vous êtes.

» Vous voulez que nous dînions ensemble. Ce sera une vive joie pour moi et je vous dirai mille choses. Je vous écrirai le premier jour que j’aurai de libre.

» Je vous serre la main. À bientôt. »

Deux mois s’écoulent. Sainte-Beuve semble à bout de patience. Il s’exprime maintenant avec des tiers sur le compte de Victor Hugo en termes qui sont loin d’être ceux d’un ami. Ces méchants propos sont rapportés à Victor Hugo, qui achève dans le moment le dernier acte de Marie Tudor. Il s’interrompt pour écrire à Sainte-Beuve :


« 20 août [1833].

» J’irai vous voir un de ces jours, mon cher Sainte-Beuve, j’ai besoin de vous parler, j’ai besoin de vous dire ce que je viens de dire à quelqu’un qui me rapportait, sans malveillance d’ailleurs, de prétendues paroles froides de vous sur moi. J’ai dit que cela n’était pas, que vous saviez bien que vous n’aviez pas d’ami plus éprouvé que moi, ni moi que vous, que notre amitié était de celles qui résistent à l’absence et aux bavardages, et que j’étais à vous, comme toujours, du fond du cœur. J’ai dit cela, et puis je me mets à vous l’écrire, afin qu’il ne s’introduise rien à notre insu entre nous, et qu’il ne se forme pas la moindre pellicule entre votre cœur et le mien.

» À bientôt. Je vous serre la main. J’ai toujours bien mal aux yeux et je travaille sans relâche.

» Victor.»


À cette adjuration cordiale Sainte-Beuve répond de la manière la plus inattendue, par une lettre sèche et dure et presque insolente, qui, brusquement, brutalement, veut rompre, et rompt, tous les liens dont il s’était dit à jamais attaché. Il nous manque les premières pages de cette réponse cruelle, nous n’en avons que la conclusion mais on verra par la réplique de Victor Hugo que Sainte-Beuve devait s’y appesantir sur des dissidences littéraires, sur de petits faits sans importance démesurément grossis ; il s’irritait contre cet ami qui avait dénoncé à Victor Hugo sa malveillance et il ne s’apercevait pas que la suite de sa lettre allait prouver que l’ami n’avait dit que la vérité : – qu’aurait-on pu rapporter d’aussi blessant que l’allusion à cette « atmosphère plus ou moins pure » qui influerait désormais sur Victor Hugo ?


Ce mercredi [21 août 1833].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les événements qui sont survenus et qui devaient faire évanouir le reste des noirs nuages, votre silence absolu sur le fond même et la réparation de notre amitié, m’ont de plus en plus confirmé dans cette idée, contre laquelle je luttais, que c’était une chose finie pour cette vie, que nous resterions amis comme tant d’autres, comme ceux dont vous avez dit :

Et puis qu’importe ? Amis, ennemis, tout s’écoule !

Cela étant (chose triste !) il n’y aurait à observer que les égards et les apparences décentes avec une bienveillance lointaine. Par malheur, la littérature, infestée de ses pirates, est là entre nous, et mille sottes nouvelles ont chance d’échouer de mes Açores à vos Amériques, et réciproquement.

Envers vous, j’aurai toujours, croyez-le, à moins de bouleversement insensé, tous les égards respectueux qu’on doit à un talent si puissant dans un homme qu’on a beaucoup aimé et loué, les égards qu’on se doit à soi-même en lui. Tout ce qui me paraîtra vraiment glorieux à vous, bon à vous et aux vôtres, n’aura jamais de témoin plus charmé que moi. Au milieu de vos distractions de travail, de vos soins de famille, et dans cette autre atmosphère plus ou moins pure qui a sans doute ses influences diverses, ce que je vous demande en grâce c’est le plus d’oubli, le plus de surdité et de silence sur moi qu’il se pourra. Quant à cette amitié idéale, religieuse et désintéressée, indépendante du temps et de l’espace, de la vue et de la parole, et dont votre lettre conserve encore l’empreinte, je crois qu’il est l’heure de s’avouer sensément qu’elle a cessé de régner car toutes choses qui ont un côté humain, faute de pratique, tombent à la longue en désuétude ; ce n’est pas de ma faute, je vous l’assure, qu’elle y est tombée si je savais en ce moment-ci comment la relever autrement qu’en paroles fictives, je le ferais.

En ces termes du moins, je reste et resterai autant que qui que ce soit, votre dévoué ami.

Sainte-Beuve


Sainte-Beuve, qui croyait connaître Victor Hugo, s’attendait sans doute à ce qu’il répliquât à son injurieuse réponse, soit par un silence dédaigneux, soit par quelques paroles hautaines où serait acceptée fièrement la rupture. Il reçut la lettre suivante :

« 22 août [1833].

» Je veux vous écrire sur-le-champ, sur l’impression de votre lettre. Je devrais peut-être attendre un jour ou deux, mais je ne pourrais. Vous connaissez bien peu ma nature, Sainte-Beuve, vous m’avez toujours cru vivant par l’esprit, et je ne vis que par le cœur. Aimer, et avoir besoin d’amour et d’amitié, mettez ces deux mots sur qui vous voudrez, voilà le fond heureux ou malheureux, public ou secret, sain ou saignant, de ma vie, vous n’avez jamais assez reconnu cela en moi. De là, plus d’une erreur capitale dans le jugement, si bienveillant d’ailleurs, que vous portez sur moi. Vous secouerez même peut-être la tête à ceci. Cela est bien vrai pourtant. Vous m’écrivez une longue lettre, mon pauvre et bon ami, pleine de détails littéraires et de petits faits grossis par l’éloignement qui s’évanouiraient et nous feraient rire tous les deux après une demi-heure de causerie. J’en suis tellement convaincu que je suis sûr que vous en conviendrez vous-même après deux minutes de réflexion et que je ne m’y arrête pas. Je vous l’ai déjà écrit une fois, je crois, Sainte-Beuve, il n’y a pas de question littéraire entre nous. Il y avait un ami et un ami. Rien de plus et rien de moins. J’avoue que l’absence a produit sur nous deux des effets inverses. Vous m’aimez moins qu’il y a deux ans, moi je vous aime plus. En y réfléchissant, on voit que c’est tout simple. C’est moi qui étais le blessé. L’oubli lent et graduel de part et d’autre des faits qui nous ont séparés tourne pour vous dans mon cœur et contre moi dans le vôtre. Puisque la vie est ainsi faite, résignons-nous.

» Tout était encore tellement adhérent à vous de mon côté, que votre lettre, en m’annonçant que je n’ai plus en vous un ami, me laisse tout à vif et tout déchiré. La plaie saignera longtemps. Adieu, je suis toujours à vous du fond du cœur. Ma consolation dans cette vie sera de n’avoir jamais quitté le premier un cœur qui m’aimait.

» Boulanger ne m’avait rien dit. Je vous l’aurais nommé. »

En lisant cette noble et douce réplique, Sainte-Beuve, qui, à défaut de cœur, avait certes la plus fine intelligence, dut sentir avec confusion tout ce qu’il y avait d’ingrat et d’odieux dans sa dernière lettre. Il comprit quel triste rôle il s’était donné. À tout prix, il fallait réparer, se réhabiliter : il écrivit à Victor Hugo une lettre qui, malheureusement, nous manque tout entière, mais où il devait s’excuser, s’humilier, demander grâce. La réponse de Victor Hugo nous permet d’en juger :


« 24 août [1833].

» Mon ami, merci de votre lettre. Merci même de la première, puisqu’elle me vaut la seconde. Vous ne savez pas quel mal vous m’aviez fait et quel bien vous me faites. Mon Dieu ! que ne peut-on voir le fond de mon cœur, qui est à vous plus que jamais ! L’absence ne tue aucune effusion chez moi, l’amitié pas plus que l’amour. Je croyais que vous le saviez. Il y a douze ans, dix-huit mois de séparation n’avaient rendu chez moi l’amour que plus religieux et plus profond. Mon cœur n’a pas changé. Je suis encore l’homme obstiné en tout, qui aime même sans voir. Je souffre, mais j’aime. - Croyez-vous que je n’aie pas bien souffert à votre endroit depuis deux ans ? Vous vous êtes souvent mépris chez moi à un certain calme extérieur.

» Ce que vous désiriez, je le désirais bien aussi, allez ! Nous dînerons ensemble une fois la semaine. Nous ne laisserons aucune poussière s’amasser sur nos souvenirs et sur nos autels cachés.

» … J’ai besoin de vous aimer et de me savoir aimé de vous. Cela est entré dans ma vie.

» J’ai une pièce[4] à finir et à livrer sous dédit d’ici au 1er septembre. Vous savez comme le travail me tient, quand il me tient : il faut donc que je finisse. Après quoi j’irai vous trouver ou je vous écrirai pour vous demander un jour de causerie et d’effusion. Je suis allé vous voir, il y a quelque temps. L’avez-vous su ? Oh ! Sainte-Beuve, deux amis comme nous ne doivent jamais se séparer. Ils font une chose impie. Je suis bien profondément à vous, allez ! »

Sainte-Beuve écrit une nouvelle lettre de remerciement, – qui nous fait encore défaut ; – Victor Hugo, tout aux dernières scènes du drame qu’il doit livrer le 1er septembre, répond par ce billet :


« 28 août [1833].

» Je veux seulement vous dire, mon ami, que je travaille, que je pense à vous, que je suis à vous du fond du cœur.

» À bientôt. Aimez-moi.

» v.»


Tout est donc, pour le moment, renoué ; Sainte-Beuve va déployer plus de zèle et de dévouement que jamais : il admirera Marie Tudor, une pièce de théâtre, une pièce en prose !… Victor Hugo l’a invité à venir en entendre la lecture chez lui :


« 1er octobre [1833].

Je vous écris de la campagne, mon ami, mais je serai à Paris lundi prochain, 7. Plusieurs de nos amis me demandent ma pièce. Je la leur lirai à sept heures du soir, place Royale. Voulez-vous en être ? Vous serez bien reçu du fond du cœur. Ce sera une soirée qui nous rappellera des jours plus heureux.

» Je vous serre la main. Nous choisirons, ce jour-là, le jour que vous me demandez pour dîner ensemble.

» Votre vieil ami,
» Victor.»

Le lendemain de la lecture, Sainte-Beuve écrit :

Ce mardi [8 octobre 1833].
Mon cher ami,

Voilà le billet de Magnin qui vous rend grâces et qui est empêché pour cette soirée : ainsi usez-en à votre convenance. – Hier, tout ce que j’ai entendu de la pièce me fait augurer un succès assuré. Je ne sais où la mauvaise humeur pourrait se prendre. Il n’y a dans tout ce que j’ai entendu que cette façon triomphante qui m’ait fait un doute. Ne serait-il pas possible de mettre un mot tout simple : d’une si solide manière, quelque chose qui n’arrêtât pas ? Au reste, c’est la queue du chien d’Alcibiade, et je compte vous aller serrer la main de joie après un bon et vrai succès : le dialogue est bien franc, domestique et naturel.

Tout à vous, mon ami.

Sainte-Beuve


Pendant les dernières répétitions de Marie Tudor, les deux amis se virent et dînèrent ensemble. Sainte-Beuve s’entremit pour la distribution des billets. Comme autrefois, et pour la dernière fois, il assista, il combattit à la première représentation. Le drame, applaudi au théâtre, fut très discuté dans la presse. Quelques jours après la « première », Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo :


Ce mardi [26 novembre 1833][5].
Mon cher ami,

Il y a bien longtemps que j’avais l’idée de vous écrire pour vous rejoindre depuis ce soir où je vous ai quitté sans vous retrouver le lendemain. Mais j’ai eu mille occupations et tracas ; j’en ai eu aussi de tous ces sots vacarmes qu’on suscitait, au théâtre et ailleurs, à un triomphe qui aurait dû être facile, Marie Tudor étant celle de vos pièces où il y a le plus d’action dramatique ininterrompue, le moins de longueurs et autres inconvénients de scène précédemment reprochés. Je voudrais bien causer un de ces soirs avec vous, et, pour cela, que vous dîniez avec moi au même rendez-vous que les dernières fois ou ailleurs. Vous seriez bien bon de me dire un de ces jours de la semaine prochaine où vous pensiez être libre. Moi, je le serai toujours.

Tout à vous de cœur.

Sainte-Beuve

Je présente mes respects à madame Hugo.

Victor Hugo répond :

« 27 novembre [1833].

» Le jour que vous voudrez, mon ami, dimanche excepté. Indiquez-moi le jour seulement deux ou trois jours d’avance, et l’heure précise, et le lieu où je vous trouverai. Je serai heureux de vous voir et de causer avec vous. Je m’abriterai près de votre amitié pendant quelques instants.

» Victor Hugo.

» Renduel vous a-t-il remis votre Marie Tudor ? »

***

En janvier 1834, Victor Hugo publia son Étude sur Mirabeau, et Sainte-Beuve en rendit compte. Son article était tout plein d’éloges pour la beauté de la forme et l’élévation des idées mais, obéissant, malgré lui, sans doute, à sa pensée secrète, il y laissait échapper certaines appréciations peu bienveillantes, non pour le génie de l’écrivain, mais pour le caractère de l’homme : c’était l’article d’un admirateur, ce n’était pas l’article d’un ami. Victor Hugo sentit dans son cœur la nuance ; il en fut, non pas choqué, mais affligé. Comme on ne lui reprochera pas, à lui, dans toute cette correspondance, d’avoir jamais manqué de franchise, il voulut s’en ouvrir sur-le-champ à Sainte-Beuve, et il lui écrivit :


« [4 février 1833].


» Mon ami,

» Il faut être bien sûr des droits que donne une amitié comme la nôtre pour vous écrire ce que j’ai sur le cœur en ce moment. Mais j’aime encore mieux cela que le silence qui se peut mal interpréter. J’ai lu votre article, qui est un des meilleurs que vous ayez jamais écrits, et il m’en est resté, comme de notre conversation de l’autre jour chez Güttinguer, une impression pénible dont il faut que je vous parle. J’y ai trouvé, mon pauvre ami (et nous sommes deux à qui il a fait cet effet), d’immenses éloges, des formules magnifiques, mais au fond, et cela m’attriste profondément, pas de bienveillance. J’aimerais mieux moins d’éloges et plus de sympathie. D’où cela vient-il ? Est-ce que nous en sommes là ? Interrogez-vous consciencieusement, et dites-moi si j’ai raison. Si j’ai tort, dites-le-moi aussi, et aussi durement que vous voudrez. Je serais si heureux que vous me prouvassiez que j’ai tort.

» Avant de clore cette lettre, j’ai voulu relire pour la quatrième fois votre article, et mon impression m’est restée. Victor Hugo est comblé, Victor Hugo vous remercie, mais Victor, votre ancien Victor, est affligé.

» Je vous serre bien la main.

» v.»


À la veille de se détacher tout à fait, Sainte-Beuve est encore dans les dispositions les plus bénignes. Il accepte le reproche amical de Victor Hugo, il s’en justifie longuement, éloquemment, et proteste avec chaleur de son dévouement toujours entier :

[Ce 6 février 1833].

J’ai reçu avec un plaisir mêlé de douleur votre lettre, mon ami ; votre confiance et votre susceptibilité affectueuse m’ont été au cœur et je me suis demandé si j’avais pu vouloir les blesser, tout en me réjouissant de les trouver en vous si vigilantes et si sincères. Mais non ; ce manque de sympathie dont votre amitié s’inquiète, je n’en suis pas coupable, et si je n’ai pas été d’accord avec vous, ç’a été sur des opinions et des jugements extérieurs ; dans la conversation chez Guttinguer (en me la rappelant bien) il est bien vrai qu’il y a eu contradiction entre nous, mais rien de fondamental dont je me souvienne, une variation sur le plus ou moins de bêtise ou d’esprit de M. Lucas de Montigny, et ensuite sur la plus ou moins grande difficulté du drame en nos jours. Si ma contradiction vous a semblé autre chose qu’une pure controverse d’esprit, j’aurais été bien trahi par moi-même, par mon accent, et mes paroles. Quant à l’article sur Mirabeau, je conviens que l’admiration que j’ai pour certaines de ces grandes pages n’entraîne pas ma sympathie autant que d’autres écrits de vous où je suis à la fois étonné et convaincu… Je ne veux pourtant pas que vous disiez que vous n’y voyez pas de bienveillance. J’avoue qu’il y a dans cette nécessité de critique à laquelle je me livre toujours à mon corps défendant et qui finit par devenir mon métier, une attitude sévère et judicatrice qui ne va pas de moi à vous : mais sur ce chapitre de Mirabeau, j’ai cru devoir dire toute cette protestation contre la manière de construire les grands hommes, ce qui s’adresse à beaucoup d’autres, Lerminier, Michelet lui-même, etc., – presque tout le monde de ce temps-ci. Et je reconnais de plus que mon idée n’a que la valeur d’un amendement ou sous-amendement, c’est-à-dire ne doit servir qu’à tempérer la manière historique sans la changer. Quelques pages de votre étude sur Mirabeau prêtaient suivant moi à l’application de cette critique que j’avais à cœur de faire depuis longtemps ; et voilà que j’ai pris la chose de ce côté.

Mais la sympathie pour l’homme, mon ami, le souvenir de liens que rien n’a pu rompre et le sentiment de ces liens dans le présent, ce sont là des parties inviolables ; je m’interdirais plutôt d’écrire que d’y porter atteinte ; si j’ai offensé en vous et affligé l’amitié, qu’elle me pardonne et croie à tout plutôt qu’à l’oubli et à l’égarement de la mienne ; qu’elle croie à l’erreur d’esprit, à la nécessité d’écrire vite qui ne laisse voir qu’une face de l’idée, à une veine de contradiction comme on en a parfois avec ses meilleurs amis, avec ses opinions les plus familières qu’on s’ennuie d’entendre appeler justes, en un mot à je ne sais quoi, excepté à la diminution d’une amitié, à qui j’ai dû tant de bonheur, à qui j’en devrai tant encore et qui est mon premier titre, après tout, dans les lettres comme elle a été le premier grand sentiment dans ma vie.

Tout à vous toujours,
Sainte-Beuve


Aussitôt reçue la lettre de Sainte-Beuve, Victor Hugo lui adresse, tout joyeux, ce billet :


« 7 février [1834].

» Je voudrais vous avoir là pour vous prendre la main. Votre lettre est bonne. Je vous remercie, mon ami. J’ai à peine le temps de vous écrire quatre lignes, mais je ne veux pourtant pas laisser ce jour finir sans vous dire que vous allez me faire passer une bonne nuit.

» v.»
***

Que survint-il dans les deux mois qui suivirent cette dernière reprise de bon accord et d’harmonie ? Y eut-il entre les deux hommes quelque pénible explication où s’échangèrent de mutuels reproches ? Y eut-il de la part de Sainte-Beuve résolution soudaine, pour une cause ancienne ou nouvelle ? On ne sait, mais le certain, c’est qu’à la fin de mars une lettre de lui, une autre lettre violente, rompit tout. Nous ne l’avons pas, celle-ci, mais elle devait être plus offensante encore que celle du 21 août, et il n’est pas douteux qu’elle ne fût irréparable. La rupture, cette fois, s’imposait définitive ; la récidive ne laissait plus rien à espérer. Victor Hugo, navré, fit à cette lettre la réponse triste et digne que voici :


« Mardi soir, 1er avril [1834].

» Il y a tant de haines et tant de lâches persécutions à partager aujourd’hui avec moi, que je comprends fort bien que les amitiés, même les plus éprouvées, renoncent et se délient. Adieu donc, mon ami. Enterrons chacun de notre côté, en silence, ce qui était déjà mort en vous et ce que votre lettre tue en moi. Adieu.

» v.»
  1. Marion Delorme
  2. Alfred de Vigny.
  3. Volupté
  4. Marie Tudor
  5. La lettre est adressée à « Monsieur Victor Hugo, place Royale, no 8, au Marais ».