Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/IX

Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris12e année, Tome 1 (p. 759-765).
◄  VIII


IX

le « livre d’amour »


Nous voici arrivés à la partie pénible de la tâche que nous avons entreprise, à la conclusion nécessaire il nous faut parler du Livre d’amour.

Rien n’est plus douloureux que de rompre cette chose sacrée, le silence autour des tombes. Mais le Livre d’amour a été publié, discuté, commenté ; tous l’ont qualifié sévèrement, mais beaucoup ont pu ou voulu y croire : on ne peut le laisser sans réponse. Les lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo, par nous retrouvées, ont été la première justification de madame Victor Hugo ; où irons-nous chercher de quoi achever la réfutation du Livre d’amour ? dans le Livre d’amour même. Il suffira d’en relever les exagérations et les impossibilités.

Le plus abominable des mensonges que renferme ce livre menteur est celui de la pièce intitulée À la petite Ad… « La petite Ad… », c’est la petite Adèle, la filleule de Sainte-Beuve. Dans des termes alambiqués et volontairement obscurs, il n’affirme pas précisément, mais il laisse entendre que sa filleule pourrait bien être sa fille. Il dit à la petite, dans un vers assez singulier :

…Enfant, toi, — je te voi
Pure et tenant pourtant quelque chose de moi…

Or, pour que la petite Adèle, née le 25 juillet 1830, fût réellement sa fille, il faudrait qu’il eût déjà possédé la mère en octobre 1829. Mais les lettres sont là : relisez les lettres désespérées de décembre 1830, et dites si c’est là le langage d’un amant heureux, père secret du dernier enfant de la maison.

Ce n’est pas le seul démenti qu’infligent les lettres à cette même poésie : À la petite Ad

Elle débute ainsi :

Enfant délicieux, que sa mère m’envoie.

Et, plus loin :

Enfant qu’avec mystère
Il me faut apporter comme un fruit adultère.

La poésie est datée : 22 août 1832. Reportez-vous maintenant à la lettre de Sainte-Beuve à Victor Hugo datée de juillet 1882, un mois auparavant ; vous y lirez :

« Je vous remercie bien de m’avoir envoyé, outre l’album, ma jolie petite filleule. »

Ainsi, ce n’était pas sa mère qui envoyait l’enfant à Sainte-Beuve, c’était son père, — le vrai. — Et il est probable que ce fut cette visite de l’enfant qui inspira à Sainte-Beuve la pièce À la petite Ad…

Est-il possible d’être pris plus cruellement en flagrant délit, la main dans le sac du mensonge ?

Les exagérations énormes démontrent avec la même évidence la fausseté du Livre d’amour. On a pu voir quel amour tendre et profond Adèle portait à ses enfants, à sa mère, quel dévouement à son mari. Erreur ! ce qui, dans ce cœur, efface tout, domine tout, ce doit être Sainte-Beuve ! Il veut bien pourtant dire à Adèle qu’il lui souffrira ses affections du passé,

… pourvu qu’entraînant et torrents et ruisseaux,
Notre amour soit le fleuve unique aux larges eaux ;
Oui, si tu m’aimes plus que l’ombre de l’amie,
Que ta mère, martyre au cercueil endormie,
Plus qu’un premier enfant, ........
Que l’époux dans sa gloire, et ta fille, et ton Dieu ;
Oui, si jusqu’à la mort ..........
Tu me redis, le front contre mon sein qui bout :
« Ami, j’ai tout senti, mais, toi, tu passes tout ! »

Ne passe-t-il pas un peu, lui, la vraisemblance ?

De même qu’autrefois, dans Joseph Delorme, il s’adressait à des maîtresses imaginaires, Sainte-Beuve, dans le Livre d’amour poursuivant sa chimère, rêve qu’il a trouvé en Adèle un amour exclusif, unique, une amante passionnée, éperdument éprise :

Est-ce moi dont, hier, en tes mains convulsives,
Serrant sur tes genoux le front trop défleuri,
Tu murmurais : « C’est lui ! c’est le trésor chéri ! »

Et lui-même, quoique si laid, quoique chauve, le voilà qui se rêve beau :

Mon visage assidu, délices de tes yeux !

Tout cela, encore une fois, est bien invraisemblable !

Il y a d’ailleurs dans le Livre d’amour, autre chose que les mensonges, autre chose que les exagérations, il y a les impossibilités. La plus forte est dans la note dictée pour être placée en tête du volume :

« Ces vers d’amour ont été faits, de l’aveu des deux êtres intéressés, pour consacrer le souvenir de leur lien. »

À quel homme, quelle femme de bon sens Sainte-Beuve espère-t-il faire accroire que madame Victor Hugo, femme du plus glorieux des poètes, mère de quatre enfants, dont une jeune fille de dix-sept ans, aurait pu vouloir un instant éterniser la mémoire de sa faute et consentir à la voir célébrer devant l’avenir, dans ces vers parfois ridicules, elle à qui sont dédiés les vers de Date lilia ?

Pourquoi et comment Sainte-Beuve, fut-il amené à commettre un tel livre ? Quelle passion mauvaise le conseilla et l’aveugla ? Il y en eut plusieurs. Il y eut d’abord sa haine de Victor Hugo, qui l’avait mortellement blessé et dont alors il ne se défendit plus d’envier la force morale et de jalouser le génie. Il y eut aussi son ingrate rancune contre madame Victor Hugo qui, selon lui, l’avait abandonné, délaissé, trahi. Si elle eût agi autrement, il n’eût probablement pas composé, inventé, les sept ou huit pièces du Livre d’amour faites exprès pour la nommer, la livrer et la compromettre. Mais elle avait osé s’unir à son mari pour l’expulser ; tant pis pour elle ! il la punirait en la calomniant !

Une autre raison qu’il eut de faire imprimer le Livre d’amour fut son insatiable vanité, son envie malheureuse, et jamais satisfaite, de plaire aux femmes, de séduire les femmes. Quand il leur mettrait sous les yeux, sinon la preuve, du moins l’affirmation catégorique qu’il avait possédé la plus enviable des maîtresses, la belle madame Victor Hugo, quelle est celle qui lui résisterait ? Dès que sa brochure fut prête, les premiers exemplaires qu’il en donna furent envoyés à des femmes ; on en connaît seulement trois : madame Hortense Allart, madame de Rauzan, madame d’Arbouville. Il était, en 1843, très amoureux de madame d’Arbouville et comptait bien la convaincre et la vaincre par l’illustre exemple qu’il lui mettait sous les yeux. Peine perdue ! madame d’Arbouville aimait beaucoup l’ami, admirait même le poète, mais elle regarda l’homme et ne lui céda jamais.

Une dernière raison pour laquelle Sainte-Beuve tenait au Livre d’amour comme à la prunelle de ses yeux, et là, pour le coup, il était de bonne foi, c’est qu’il s’imaginait que ce livre, qu’il estimait son chef-d’œuvre, était un chef-d’œuvre. Il croyait sincèrement que son poème serait immortel, et qu’on dirait « Adèle » comme on dit « Laure » et « Sainte-Beuve » comme on dit « Pétrarque ». Et là ce critique, d’un jugement si juste et si fin pour les autres, se trompait grossièrement pour lui-même.

Et pressait tendrement un navet sur son cœur.

Le Livre d’amour contient sans doute un certain nombre de pièces délicates, écrites un peu après les Consolations et dans le goût de ce recueil ; mais les pièces ajoutées précisément vers 1837, pour « découvrir » madame Victor Hugo, sont dans la manière piteuse et pâteuse des Pensées d’août, laborieuse, obscure et tourmentée. Nous en avons déjà cité quelques vers dont il est permis de sourire ; en voici qui pourront aussi égayer un moment ce triste sujet :

Folle dentelle au front sous les cheveux du soir…

C’est peut-être à Sainte-Beuve qu’on doit, dans une acception toute moderne, le verbe ramener :

… Déjà je me sens vieux.
Je le sens bien souvent à ma tête qui pèse,
Aux cheveux dont ma main, qui s’y baignait à l’aise,
Ramène sur mon front quelque anneau dispersé.

Faire sa première communion, c’est

Sur sa langue sans fraude appeler son sauveur.

Ce sont là des vers simplement comiques ; il y en a qui sont épouvantables, comme :

Elle sait que de place on a changé deux fois…
Dès qu’on fut de voiture au logis descendu…


« Ces vers-là sont trop mauvais pour que Sainte-Beuve n’ait pas menti », disait spirituellement Théophile Gautier. Tels quels, ces vers-là ont pourtant réussi à faire illusion à nombre d’esprits superficiels qu’a trop facilement convaincus leur étrange et impudente assurance. Heureusement, le raisonnement le plus simple suffit à faire tomber ces affirmations téméraires.

En composant le Livre d’amour, Sainte-Beuve n’avait pas seulement pour objet de séduire quelques femmes crédules, il espérait bien tromper la postérité elle-même et établir devant l’avenir qu’il avait été l’amant heureux de la femme du grand poète. Dans ce dessein, quoiqu’il fît semblant, auprès de quelques amis, auprès d’Arsène Houssaye, par exemple, de vouloir anéantir tous les exemplaires de son libelle, il prit des précautions inouïes pour en garantir à jamais la durée. Dans un testament confié, en 1843, à M. Juste Olivier, il lui recommande de prendre possession après sa mort de tous les exemplaires du Livre d’amour ; dont il lui fait le compte minutieux. « Ma volonté expresse, dit-il, est que ce livre ne périsse pas. » De plus, il en fait relier un certain nombre dissimulés à la fin d’autres volumes. Nous avons eu dans les mains un de ces exemplaires, relié à la suite de Calixte, le roman de madame de Charrière, et à la prémière page duquel il avait écrit :

Cela et serva hune libelhum ut in posterum remittatur[1].

Sur l’exemplaire de M. Paul Chéron, que possède la Bibliothèque nationale, on lit :

Lege atque tace, et fidei tax commissum secreto in posterum serva[2].

C’est donc avec un soin minutieux, avec une vigilance passionnée que Sainte-Beuve s’est efforcé d’assurer l’existence de ce livre qui pourtant, nous l’espérons bien, ne déshonorera que lui. Mais quelle garantie cette postérité aura-t-elle de la véracité de l’auteur ? Il parle seul, il raconte seul, il affirme seul. À côté du témoignage intéressé de l’amant, il y en a un qui serait bien convaincant, et, il faut le dire, bien nécessaire, l’aveu, le témoignage de l’amante. Ah ! ce témoignage-là, il clorait la bouche aux plus incrédules !

Qu’à cela ne tienne ! Sainte-Beuve a reçu, nous dit-on, de trois à quatre cents lettres ou billets de madame Victor Hugo. Ces lettres, il les a religieusement conservées toutes et précieusement serrées dans une cassette de bois jaune. Oh ! voilà qui est bien ! parmi ces trois ou quatre cents lettres amicales et même tendres, il y en aura bien une dizaine, il y en aura bien trois ou quatre, il y en aura bien une, où nous allons trouver la preuve attendue, la preuve indiscutable. Nous ne demandons pas à y lire : « Ô mon trésor chéri ! » Mais nous en trouverons au moins une où Adèle fera allusion à quelque bonheur récent, à quelque rendez-vous de délices, une où elle dira : « Je t’aime » ; une où elle dira « tu » ? Et cette lettre-là, cette preuve-là, Sainte-Beuve l’aura fait relier avec l’exemplaire de la Bibliothèque ? il l’aura fait copier, autographier, authentiquer par-devant notaire ?

Eh bien, non ! toutes ces lettres, ces trois ou quatre cents lettres, Sainte-Beuve les traite fort négligemment. Dans ses premières instructions testamentaires à Juste Olivier, il lui dit qu’il « pourra les détruire ». Plus tard, il ordonne qu’après sa mort elles soient remises à son ami Paul Chéron en bloc, sans réserve, avec cette simple indication : il en fera ce qu’il voudra, – et cette seule interdiction : on n’en livrera rien à aucun membre ou ami de la famille de madame Victor Hugo.

La logique la plus élémentaire, le juge d’instruction le moins avisé, conclura qu’il n’y avait dans ces lettres rien, absolument rien, de nature à confirmer ou à prouver les vaniteuses allégations du Livre d’amour. Mais Sainte-Beuve, en donnant toute latitude à ses amis pour qu’elles fussent détruites ou non, comptait bien qu’elles le seraient : existantes, elles ne prouvaient rien ; détruites, elles laisseraient tout supposer.

On sait ce que sont devenues ces lettres. Paul Chéron, en mourant, les avait transmises à son fils, le docteur Chéron, qui, en 1885, après la mort de Victor Hugo, trouva le dépôt quelque peu embarrassant. Que faire de ces lettres qu’on ne pouvait rendre à la famille ? Le docteur Chéron consulta quelques amis : on lut ces lettres et, dans le moment, on jugea sans doute inutile de laisser cette trace de l’intimité, même innocente au fond, que madame Victor Hugo avait entretenue avec Sainte-Beuve à l’insu de son mari. Les lettres furent, en conséquence, brûlées.

Il ne survit aujourd’hui qu’un seul témoin impartial qui se souvienne de ces lettres, c’est l’honorable M. Henri Havard, l’inspecteur des Beaux-Arts. Il déclare hautement qu’il n’en résultait en aucune façon que Sainte-Beuve eût été l’amant de madame Victor Hugo. Quelles étaient donc celles des lettres qu’il eût été fâcheux de laisser connaître ? M. Havard s’en rappelle deux qui ne sont pourtant pas bien graves. – Lors de la première communion de Léopoldine, on avait invité à Fourqueux tous les amis de la maison, et Sainte-Beuve n’était plus du nombre. Madame Victor Hugo lui écrit l’heure de la cérémonie et lui demande d’aller à la même heure prier dans une église où ils se sont retrouvés plusieurs fois. Ceci rentre dans l’ordre mystique des promenades aux cimetières et des visites aux églises que nous avons signalées. – L’autre fait est moins sérieux encore. On avait fait, avec Châtillon et d’autres amis, une partie d’ânes dans la forêt de Montmorency. Il y avait un âne rétif dont personne ne voulait ; Victor Hugo, seul, avait prétendu qu’ayant dompté Pégase, il dompterait bien un âne. Mais l’âne, plus fougueux que le « cheval de gloire », avait vivement envoyé le poète s’étaler à quinze pas sur le sol. Madame Victor Hugo racontait cette déconfiture à Sainte-Beuve et, plaisantait agréablement son mari. Ce n’est pourtant pas bien méchant.

En somme, voici en quels termes M. Havard, qui ne nous démentira pas, résume l’impression générale qu’il a gardée des lettres de madame Victor Hugo : « rien des sens, rien du cœur ; tout était dans l’imagination. »

***

Nous terminons ici l’enquête, ou, si l’on veut, le plaidoyer, auquel nous avons été amené malgré nous pour défendre une mémoire chère et sacrée. Vraiment on devrait bien laisser dormir en paix les pauvres mortes ! celle-là surtout qui a été toute sa vie si indulgente et si bonne, celle que nous désignent, pour être bénie, ces vers :

Si, quand la diatribe autour d’un nom s’élance,
Vous voyez une femme écouter en silence,
Et douter, puis vous dire : – Attendons pour juger.
Quel est celui de nous qu’on ne pourrait charger ?
On est prompt à ternir les choses les plus belles.
La louange est sans pieds et le blâme a des ailes…

Pourquoi l’a-t-on accusée, elle qui n’a jamais accusé personne, elle qui ne croyait pas, qui ne voulait pas croire au mal ? Et encore, si le mal lui était prouvé, elle tâchait de l’excuser, et, si c’était impossible, elle le plaignait. Nous avons épargné à son calomniateur les reproches sanglants et les dures épithètes, parce que nous savons bien qu’elle-même, elle aurait pardonné à ce triste orgueilleux, à ce pauvre méchant.


gustave simon
  1. « Cache et conserve ce petit livre pour qu’il soit transmis à la postérité. »
  2. « Lis et tais-toi, et garde en secret pour la postérité ce que je confie à ta fidélité. ».