Lettres à Lucilius/Lettre 116

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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Lettre CXVI.

Qu’il faut bannir entièrement les passions.

« Lequel vaut mieux d’avoir des passions modérées, ou de n’en avoir aucunes ? » Question souvent débattue. Nos stoïciens les proscrivent ; les péripatéticiens veulent les régler. Moi je ne vois pas ce que peut avoir de salutaire ou d’utile une maladie, si modérée qu’elle soit[1]. Ne crains pas : je ne t’enlève rien de ce que tu ne veux pas qu’on te refuse ; je serai facile et indulgent pour ces objets d’affection que tu juges nécessaires, ou utiles, ou agréables à la vie : je n’ôterai que ce qui est vice. En te défendant le désir, je te permettrai le vouloir; tu feras les mêmes choses, mais sans trouble, avec une résolution plus ferme : tu goûteras mieux, dans leur essence même, les plaisirs. Ne viendront-ils pas mieux à toi, si tu leur commandes, que si tu leur obéis ?

« Mais il est naturel, dis-tu, que la perte d’un ami me déchire le cœur : donne à des pleurs si légitimes le droit de couler. Il est naturel d’être flatté de l’estime des hommes et contristé de leur mépris : pourquoi m’interdire cette vertueuse crainte d’une mauvaise renommée ? » Il n’est point de faiblesse qui n’ait son excuse prête, qui au début ne se fasse modeste et traitable, et de là n’arrive à de plus larges développements. Tu n’obtiendras pas qu’elle s’arrête, si tu as souffert son premier essor. Toute passion naissante est mal assurée : puis d’elle-même elle s’enhardit, elle prend force à mesure qu’elle avance : il est plus aisé de ne pas lui ouvrir son cœur que de l’en bannir. Toutes, qui peut le nier ? découlent en quelque sorte d’une source naturelle. La nature nous a commis le soin de nous-mêmes ; mais ce soin, dès qu’on y met trop de complaisance, devient vice. La nature a mêlé le plaisir à tous nos besoins, non pour que l’homme le recherchât, mais afin que les choses sans lesquelles on ne peut vivre nous offrissent plus de charme au moyen de cette alliance48. Le plaisir qui veut qu’on l’admette pour lui seul est mollesse. Fermons donc la porte aux passions, puisqu’on a moins de peine, encore une fois, à ne les pas recevoir qu’à les faire sortir49.

« Permets-moi, dis-tu, de donner quelque chose à l’affliction, quelque chose à la crainte. » Mais ce quelque chose s’étend toujours loin, et n’accepte pas tes arbitraires limites. Le sage peut, sans risque, ne pas s’armer contre lui-même d’une inquiète surveillance : ses chagrins, comme ses joies, s’arrêtent où il le veut ; pour nous, à qui la retraite n’est pas facile, le mieux est de ne point faire un seul pas en avant. Je trouve fort judicieuse la réponse de Panétius à un jeune homme qui voulait savoir si l’amour est permis au sage : « Quant au sage, lui dit-il, nous verrons plus tard ; pour vous et moi, qui sommes encore loin de l’être, gardons-nous de tomber à la merci d’une passion orageuse, emportée, esclave d’autrui, vile à ses propres yeux. Nous sourit-elle, sa bienveillance provoque nos désirs ; nous dédaigne-t-elle, c’est l’amour-propre qui nous enflamme. La facilité en amour nuit autant que la résistance : on se laisse prendre à l’une, on veut triompher de l’autre. Convaincus de notre faiblesse, sauvons-nous dans l’indifférence. N’exposons nos débiles esprits ni au vin, ni à la beauté, ni à l’adulation, ni à aucune de ces choses qui nous flattent pour nous perdre. » Ce que Panétius répondit au sujet de l’amour, je le dirai pour telle affection que ce soit. Fuyons au plus loin tout sentier où l’on glisse ; sur le terrain le plus sec, nous nous tenons déjà si peu ferme ! Tu vas m’opposer ici le banal reproche fait aux stoïciens : « Vos promesses sont trop gigantesques, vos préceptes trop rigoureux. Faibles mortels, nous ne saurions tout nous interdire. Passez-moi une douleur mesurée, des désirs que je tempère, une colère qui va s’apaiser. » Sais-tu pourquoi leur morale est impraticable pour nous ? C’est que nous la croyons telle ; ou plutôt, certes, le motif réel est tout autre. Parce que nos défauts nous sont chers, nous les défendons ; nous aimons mieux les excuser que les expulser50. La nature donne à l’homme assez de force, s’il veut s’en servir, la recueillir toute pour se protéger, ou du moins ne la pas tourner contre lui-même. Nous ne voulons pas est le vrai mot ; nous ne pouvons pas est le prétexte51.


LETTRE CXVI.

Partout d’un dieu clément la bonté salutaire
Attache à nos besoins un plaisir nécessaire.

(Voltaire, Disc. sur le plaisir.)

49. Voir Massillon. Sur la tiédeur, IIe Serm., IIe partie. Nouvelle Héloise, partie VI, Lettre vi.

50. Excusare quam excutere. Ainsi Fontenelle : Il est plus facile de s’abstenir que de se contenir.

51. Voir Lettre xcii, et de la Constance du sage, xv. Thucydide, Oraison funèb. prononcée par Périclès.

« Les bornes du possible dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons ; ce sont nos faiblesses, nos vices, nos préjugés qui les rétrécissent. Les âmes basses ne croient point aux grands hommes : de vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce mot de liberté. Par ce qui s’est fait, considérons ce qui se peut faire. » (Rousseau, Contr. social, xii.)

  1. Voir Lettre lxxxv, et De la colère, I, vii ; III, x.