Lettres à Lucilius/Lettre 115

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 411-415).
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Lettre CXV.

Que le discours est le miroir de l’âme. Beauté de la vertu. Sur l’avarice.

Ne te tourmente pas trop du choix et de l’arrangement des mots, Lucilius, non : j’ai de plus graves soins à t’imposer. Songe à la substance, et point à la forme, moins à écrire même qu’à sentir ce que tu écris, et à le sentir de manière à mieux te l’approprier, à le marquer comme de ton sceau. Toute production que tu verras soucieusement travaillée et polie part, sois-en sûr, d’un esprit préoccupé de minuties. Qui pense noblement s’exprime avec plus de simplicité, d’aisance, et porte dans tous ses discours une mâle assurance plutôt que de l’apprêt. Tu connais nombre de jeunes gens à barbe et à chevelure luisantes, sortis tout entiers d’une boîte à toilette : n’espère d’eux rien de viril, rien de substantiel. Le style est la physionomie de l’âme : s’il est peigné coquettement, fardé, artificiel, il est clair que l’âme non plus n’est pas franche, et a quelque chose d’affecté. Des colifichets ne sont point la parure d’un homme39.

S’il nous était donné de voir à découvert le cœur de l’homme de bien, quel magnifique tableau, que de sainteté et de majesté calme éblouirait nos yeux ! D’un côté la justice et la tempérance, de l’autre la prudence et la force se prêtant un mutuel éclat ; puis la frugalité, la continence, la résignation, l’indulgence, l’affabilité et l’humanité, cette vertu, le croirait-on ? si rare chez l’homme, verseraient là toutes leurs splendeurs. Et combien la prévoyance, l’élégance des mœurs et, pour couronner le tout, la magnanimité la plus haute n’y ajouteraient-elles pas de noblesse et d’autorité imposante ! Merveilleux ensemble de grâce et de dignité, qui n’exciterait notre amour qu’en nous remplissant de vénération ! À l’aspect de cette auguste et radieuse figure sans parallèle visible ici-bas, ne resterait-on pas, comme à l’apparition d’une divinité, frappé d’extase, immobile ; ne la prierait-on pas du fond de l’âme de se laisser voir impunément40 ? Puis, grâce à la bienveillance empreinte sur ses traits, ne s’enhardirait-on pas à l’adorer, à la supplier ; et, après avoir longtemps contemplé cette élévation, cette grandeur si fort au-dessus de ce qu’on voit parmi nous, ce regard d’une étrange douceur, et néanmoins brillant d’un feu si vif, alors enfin, comme notre Virgile, ne s’écrierait-on pas dans un religieux enthousiasme :

Ô vierge ! de quel nom faut-il que je t’appelle ?
Car tes traits ni ta voix ne sont d’une mortelle :
Qui que tu sois, du moins prends pitié de nos maux[1]!


On obtient d’elle aide et pitié quand on sait l’honorer. Or, ce ne sont ni les gras taureaux et leurs chairs sanglantes, ni les offrandes d’or et d’argent, ni les tributs versés au trésor d’un temple qui l’honorent, c’est la droiture et la pureté d’intention41.

Non, je le répète, il n’est point de cœur qui ne s’embrasât d’amour pour elle, si elle daignait se manifester à nous : car aujourd’hui, jouets de mille prestiges, nos yeux sont fascinés par trop de clinquant ou noyés dans trop de ténèbres. Toutefois, de même qu’au moyen de certains remèdes on se rend la vue plus perçante et plus nette, si nous voulions écarter tout obstacle des yeux de notre esprit, nous pourrions découvrir cette vertu, même enfouie dans cette prison du corps, sous les lambeaux de l’indigence, à travers l’abjection et l’opprobre42. Et nous la verrions dans toute sa beauté, bien que sous les plus vils dehors. D’autre part aussi nous pénétrerions la souillure et la misère des âmes qu’a paralysées le vice, malgré l’éblouissante pompe des richesses qui rayonneraient autour d’elles, malgré les honneurs et les grands pouvoirs dont le faux éclat frapperait nos sens. Alors nous pourrions comprendre combien est méprisable ce que nous admirons, en vrais enfants pour qui le moindre hochet a tant de prix. Car ils préfèrent à leurs parents, à leurs frères, des colliers achetés avec une pièce de menu cuivre. « Entre eux et nous, dit Ariston, quelle est la différence ? Que ce sont des tableaux, des statues qui nous passionnent ; que nos folies coûtent plus cher. » Un enfant trouve sur le rivage des cailloux polis et offrant quelque bigarrure, le voilà heureux : nous le sommes, nous, des veines de ces énormes colonnes qu’envoient soit les sables d’Égypte, soit les déserts africains, pour orner quelque portique ou une salle à tenir un peuple de convives43. Nous admirons des murs plaqués de feuilles de marbre, quoique nous sachions quels vils matériaux elles cachent ; nous en imposons à nos yeux. Et revêtir d’or nos lambris, qu’est-ce autre chose que nous délecter d’un mensonge ? Car nous n’ignorons pas que cet or recouvre un bois grossier. Mais n’y a-t-il que nos murs et nos lambris qu’une mince décoration déguise extérieurement ? Tous ces gens que tu vois s’avancer tête haute n’ont que le vernis du bonheur. Examine bien, et sous cette légère écorce de dignité44 tu sauras combien il se loge de misères. Depuis que cette même chose qui occupe sur leurs sièges tant de magistrats et de juges, qui fait et les magistrats et les juges45, depuis que l’argent est si fort en honneur, le véritable honneur a perdu tout crédit : l’homme, tour à tour marchand et marchandise, ne s’informe plus du mérite des choses, mais de ce qu’elles se payent : c’est par spéculation qu’il fait le bien, par spéculation qu’il fait le mal. Il suit la vertu tant qu’il en espère quelque aubaine, prêt à passer dans l’autre camp, si le crime promet davantage. Nos parents nous élèvent dans l’admiration de l’or et de l’argent ; la cupidité qu’ils sèment dans nos jeunes cœurs y germe profondément et grandit avec nous. Et la multitude, partagée sur tout le reste, est unanime sur ce seul point, le culte de l’or. C’est l’or qu’elle souhaite aux siens ; quand elle veut sembler reconnaissante aux dieux, c’est l’or, comme la plus excellente des choses humaines, qu’elle leur consacre. Enfin nos mœurs sont déchues à ce point, que la pauvreté est une malédiction et un opprobre, méprisée du riche, en horreur au pauvre. Outre cela viennent les poètes qui dans leurs vers attisent nos passions, qui préconisent les richesses comme l’unique gloire et l’ornement de la vie. Les immortels ne leur semblent pouvoir donner ni posséder rien de meilleur46.

Sur cent colonnes d’or s’élevait radieux
Le palais du soleil[2]


Tu vois à son char

Essieu d’or, timon d’or ; et d’espace en espace
De vifs rayons d’argent qu’un cercle d’or embrasse.

Pour tout dire, le siècle qu’ils nous peignent comme le plus heureux, ils l’appellent siècle d’or. Même chez les tragiques grecs, il ne manque pas de héros qui échangent contre le profit leur conscience, leur vie, leur honneur.

Fais que je sois riche, ô Plutus !

Je consens qu’infâme on me nomme ;
Est-il riche ? est le mot de tous ; on ne dit plus :
Honnête homme ? Tant vaut la bourse, tant vaut l’homme.
Ne rien avoir, voilà de quoi l’on doit rougir.
Nul ne s’enquiert ni d’où, ni par quelle aide
Est venu ce qu’on a, mais combien on possède.
Vivre riche est mon vœu ; pauvre, mieux vaut mourir.
Heureux celui qui meurt accumulant encore[3] !
Argent, suprême bien, le monde entier t’honore,
Toi toujours beau, plus précieux
Qu’un fils chéri, qu’une mère adorée,
Que d’un aïeul la vieillesse sacrée.
Si d’un pareil éclat Vénus charme les yeux,
Elle enflamme à bon droit les mortels et les dieux.

Quand ces derniers vers, qui sont d’Euripide, furent récités au théâtre, le peuple entier se leva tout d’un élan pour proscrire et l’acteur et la pièce ; mais Euripide, se précipitant sur la scène, pria les spectateurs d’attendre et de voir quelle serait la fin de cet admirateur de l’or. Bellérophon, dans cette tragédie, était puni comme le sont tous ses pareils dans le drame de la vie. Car jamais l’avarice n’évite son châtiment, bien qu’elle-même déjà se punisse assez. Oh ! que de larmes, que de travaux elle impose ! Qu’elle est misérable par ses désirs, misérable par ses profits ! Et les inquiétudes journalières qui torturent chacun selon la mesure de son avoir ! L’argent tourmente plus ses possesseurs que ses aspirants. Combien ils gémissent de leurs pertes, souvent grandes par le fait, plus grandes par l’imagination ! Enfin, le sort ne fît-il point brèche à leur bien, pour eux ne point gagner c’est perdre. Le monde pourtant les dit heureux et riches, et souhaite d’amasser autant qu’ils possèdent. Je l’avoue. Mais quoi ? Est-il condition pire à tes yeux que d’être à la fois misérable et envié ? Ah ! si l’on pouvait, avant d’aspirer aux richesses, entrer dans la confidence des riches ; avant de courir après les honneurs, lire dans le cœur des ambitieux, de ceux qui ont atteint le faîte des dignités ! On changerait certes de souhaits, à les voir en former sans cesse de nouveaux, tout en réprouvant les premiers. Car il n’est point d’homme que sa prospérité, vînt-elle au pas de course, satisfasse jamais. Il se plaint et de ses projets d’avancement et de leurs résultats : il préfère toujours ce qu’il a quitté47.

Tu devras à la philosophie l’avantage, au-dessus duquel je ne vois rien, de ne jamais te repentir de toi-même. Ce qui peut te mener vers cette félicité solide que nulle tempête n’ébranlera, ce ne sont point d’heureux enchaînements de mots, des périodes coulantes et flatteuses. Que les mots aillent comme ils voudront, pourvu que l’âme garde son harmonie, qu’elle reste grande ; qu’insoucieuse des préjugés, s’applaudissant de ce qui la fait blâmer des autres, elle juge de ses progrès par ses actes, et ne s’estime riche en doctrine qu’autant qu’elle est libre de désirs et de craintes.


LETTRE CXV.

39.  Forma viros neglecta decet. (Ovide, Ars amandi.)

40. Voir Lettre LXXXIX au début ; Platon, Phèdre, x. Cicéron, Tusc., V, II, et des Devoirs, I, v. « Cette éternelle beauté pour qui les disciples de Platon se hâtaient de quitter la terre, ne se montre à ses amants ici-bas que voilée ; elle s’enveloppe dans les replis de l’univers comme dans un manteau : car si un seul de ses regards tombait directement sur le cœur de l’homme, il ne pourrait le soutenir, il se fendrait de délices. » (Chateaubr., Génie du Christian.)

41. Voir Lettre xcv.

Sous des traits languissants, sous des dehors infâmes
Peuvent se dérober de magnifiques âmes.

(Pot- de-vin , Sat., A. Barbier.)

43. Voir de la Constance du sage, xii ; 15e Fragm. en prose ; Pope, Essai sur l’homme, II.

J’ai vu mille peines cruelles
Sous un vain masque de bonheur.
Mille petitesses réelles
Sous une écorce de grandeur.
Mille lâchetés infidèles
Sous un coloris de candeur.

(Gresset, la Chartreuse.)

L’argent seul au palais peut faire un magistrat.

(Boileau, Sat. VIII.)

46. Voir Pétrone, c. lxxxviii.

47. Voir Lettre xxxvi.

  1. Énéide, I, 326.
  2. Ovid. Métam., II, 107.
  3. Les dix premiers vers sont tirés de divers endroits d'Euripide et de Sophocle.