Lettres à Lucilius/Lettre 89

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 276-281).
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LETTRE LXXXIX.

Division de la philosophie. Du luxe et de l’avarice.

Tu demandes une chose utile, nécessaire même à qui désire arriver vite à la sagesse : tu veux que je divise la philosophie, et que je décompose ce vaste corps en plusieurs membres. En effet la connaissance des parties nous amène plus facilement à celle du tout. Et plût au ciel, tout comme la face de l’univers se développe à nos regards, que la philosophie pût nous apparaître tout entière, spectacle beau comme l’univers. Certes elle ravirait à elle l’admiration du genre humain et lui ferait quitter tout ce qui lui semble grand aujourd’hui, ignorant qu’il est de la vraie grandeur. Mais ce bonheur n’étant point fait pour nous, force nous est d’observer ici, de la même façon que nous contemplons les secrets de la nature. L’âme du sage, il est vrai, embrasse l’universalité de ce grand tout : son œil le parcourt aussi rapidement que fait le nôtre la voûte céleste ; quant à nous, qui avons à percer tant d’épais nuages et dont la vue s’arrête à un horizon si prochain, il est plus facile de nous exposer les détails, puisque l’ensemble nous échappe encore.

Je vais donc, comme tu l’exiges, distribuer la philosophie par divisions, non par lambeaux : car c’est la division, non le morcellement qui est utile, et il est aussi difficile de saisir le trop grand que le trop petit. Le peuple se divise en tribus, l’armée en centuries. Ce qui s’élève à de hautes proportions s’étudie mieux dans le classement de ses parties, lesquelles, ai-je dit, ne doivent être ni innombrables ni imperceptibles. Car c’est un abus de diviser à l’excès comme de ne point diviser du tout ! c’est l’image de la confusion qu’un fractionnement qui réduit la chose en poussière.

Et d’abord énonçons, pour te satisfaire, en quoi la sagesse diffère de la philosophie. La sagesse est pour l’âme humaine la perfection dans le bien ; la philosophie, c’est l’amour et la poursuite de cette perfection. La première montre le but où la seconde est parvenue. Pourquoi l’appelle-t-on philosophie ? L’ étymologie même du mot l’indique clairement. Quelques-uns ont défini la sagesse la science des choses divines et humaines. D’autres y ont ajouté : et de leurs causes ; adjonction superflue, ce me semble : car les causes ici font partie des choses mêmes. La philosophie aussi a été diversement définie : on l’a nommée tantôt l’étude de la vertu, tantôt l’étude propre à corriger l’âme, tantôt la recherche de la droite raison. Il est demeuré à peu près constant qu’il y a quelque différence entre la philosophie et la sagesse : car il ne se peut faire que l’objet poursuivi et le poursuivant soient identiques. Il y a grande différence entre l’avarice et l’argent, puisque l’une désire et que l’autre est désiré ; de même entre la philosophie et la sagesse. Celle-ci est l’effet et la récompense de celle-là ; l’une est le terme où marche l’autre. La sagesse est ce que les Grecs appellent σοφίαν, expression usitée aussi chez nos pères, comme chez nous celle de philosophie. C’est ce que prouvent nos vieilles comédies nationales et les mots inscrits sur la tombe de Dossennus :

    Arrête, voyageur,
Et lis de Dossennus quelle fut la sagesse.


Bien que la philosophie soit l’étude de la vertu, dont elle se distingue comme le moyen de la fin, quelques stoïciens n’ont pas cru pourtant qu’on pût les séparer, vu qu’il n’y a pas de philosophie sans vertu, ni de vertu sans philosophie. La philosophie est l’étude de la vertu, mais par la vertu même : or la vertu ne peut exister sans l’étude d’elle-même, ni l’étude de la vertu, sans la vertu. Car il n’en est point ici comme du but qu’on s’exerce à frapper de loin : ailleurs se trouve le point d’attaque, ailleurs le point de mire ; il n’en est pas comme des chemins qui conduisent à une ville, et qui sont en dehors. On n’arrive à la vertu que par elle-même. La philosophie et la vertu ont donc entre elles un lien commun.

La philosophie se compose de trois parties, selon les autorités les plus graves et les plus nombreuses : la science morale, la science naturelle et la science logique. La première forme le cœur ; la seconde étudie la nature ; la troisième éclaircit les propriétés des mots, leur composition, et les moyens d’argumentation pour que le faux ne se glisse point à la place du vrai. Au reste, il s’est trouvé des auteurs qui réduisaient cette division, et d’autres qui l’étendaient. Quelques péripatéticiens y joignirent une quatrième partie, la science civile, attendu que celle-ci exige une pratique spéciale et s’occupe de matières étrangères aux trois précédentes. D’autres y rattachent encore ce que les Grecs appellent οίχονομιχήν, la science de l’administration domestique. D’autres ont fait des genres de vie une classe à part : mais il n’est rien de tout cela qui ne se trouve dans la morale. Les épicuriens comprennent toute la philosophie sous deux titres : l’un de la science naturelle, l’autre de la morale ; quant à la logique, ils l’écartent. Puis comme la nature même des choses les obligeait à distinguer les équivoques et à signaler le faux caché sous l’apparence du vrai, ils ont à leur tour admis une partie logique sous cette autre dénomination : du jugement et de la règle, l’estimant toutefois accessoire de la partie naturelle. Les cyrénaïques ne voulurent ni de l’une ni de l’autre et se bornèrent à la morale, mais ils ne les écartent que pour les réadmettre sous des titres différents. Ils établissent en effet cinq divisions de la morale : la première, des choses à fuir ou à rechercher ; la deuxième, des passions ; la troisième, des actions ; la quatrième, des principes des choses ; la cinquième, des arguments. Or les principes des choses appartiennent aux sciences naturelles ; les arguments, à la logique, et les actions, à la morale. Ariston de Chio, non content d’avancer que les sciences naturelles et logiques sont superflues, va jusqu’à les dire contradictoires : la morale elle-même, qu’il nous laisse toute seule, perd sous sa main de ses dépendances. Il lui enlève toute la partie des maximes, qui sont, selon lui, du précepteur, non du philosophe ; comme si le sage était autre chose que le précepteur du genre humain.

Puis donc que nous avons fait trois branches de la philosophie, procédons d’abord à la distribution de la morale. On a cru devoir en former aussi trois sections, dont la première est cette étude qui rend à chacun selon son droit et estime toutes choses leur vrai prix. C’est la plus utile ; car quoi d’aussi indispensable que d’appliquer aux objets leur valeur ? La deuxième section traite des désirs, et la troisième, des actions. Car il faut avant tout juger ce que vaut la chose, en second lieu régler et tempérer le désir qui porte vers elle ; enfin établir entre le désir et l’action une harmonie telle que dans ces trois faits réunis l’homme soit constamment d’accord avec lui-même. Qu’un seul des trois vienne à faillir, les deux autres ne se répondent plus. Que sert-il en effet de bien apprécier intérieurement toute chose, si tes désirs sont trop impétueux ? Que sert de réprimer cette impétuosité et de tenir tes passions en bride, si dans l’action l’à-propos t’échappe, si tu ignores le temps, le lieu, le mode convenables pour agir ? Car autre chose est de connaître le mérite et le prix de chaque objet, autre chose de saisir les occasions ; on peut contenir la fougue de ses appétits, et ne pas savoir se porter à l’action sans s’y précipiter. Ainsi la vie concorde avec elle-même quand l’action ne manque pas au désir, et quand le désir est conçu suivant le mérite de la chose, désir plus tiède ou plus vif en raison de ce mérite même.

Les sciences naturelles s’occupent de deux ordres de substances : les corporelles et les incorporelles, subdivisées à leur tour, pour ainsi dire, en plusieurs degrés. La première classe comprend les corps engendrants, puis les corps engendrés, et, parmi ceux-ci, les éléments. Quant à l’élément-principe, quelques-uns le croient simple, quelques autres complexe, c’est-à-dire contenant et la matière et la cause de tout mouvement et les éléments dérivés. Reste la section des sciences logiques. Tout discours est ou continu, ou coupé par demandes et réponses. Celui-ci s’est appelé dialectique, et celui-là rhétorique, laquelle s’occupe des mots, de leur sens et de leur arrangement. L’objet de la dialectique est double : elle s’attache aux termes et à leur définition ou, si l’on veut, au fond et à la forme des propositions. Vient ensuite une ample classification de ces deux parties, et c’est ici que je dois m’arrêter ;

Sur la fleur des objets glissons d’un pas rapide[1]:


autrement, si je voulais donner les divisions des divisions, tout cela ferait un volume.

Pour toi, Lucilius, mon excellent ami, lis ces choses, je ne te le défends pas ; mais quoi que tu puisses lire, rapporte-le tout de suite aux mœurs. Ce sont tes mœurs qu’il faut discipliner : réveille les langueurs de ton âme, raffermis ce qui se relâche en toi, dompte ce qui résiste et fais une guerre à outrance à tes vices et aux vices du siècle. À ceux qui te crient : « Quoi ! toujours les mêmes reproches ? » Réponds : « C’est à moi de vous dire : quoi ! toujours les mêmes fautes ! Voulez-vous que les remèdes cessent plus tôt que la maladie ? Non : je les veux répéter encore ; vous les repoussez, j’insisterai d’autant plus. La cure commence à opérer, quand elle rappelle un corps en léthargie au sentiment de la douleur. En dépit de vous-mêmes je vous apprendrai à guérir. Plus d’une fois mes paroles peu flatteuses frapperont vos oreilles ; et la vérité, que chacun de vous refuse d’ouïr, tous ensemble vous l’entendrez. Jusqu’où reculerez-vous les bornes de vos possessions ? Une terre qui contint tout un peuple, est trop étroite pour un seul maître. Jusqu’où pousserez-vous vos labours, vous qui ensemencez des provinces, métairies pour vous encore trop circonscrites ? Des fleuves renommés arrosent durant tout leur cours une propriété privée ; de grandes rivières, limites de grandes nations, de leur source à leur embouchure sont à vous. C’est peu encore, si vous ne donnez à vos domaines les mers pour ceinture ; si votre fermier ne commande au delà de l’Adriatique, de la mer d’Ionie, de la mer Égée ; si des îles, jadis demeures de grands capitaines, ne sont pour vous de très-chétifs manoirs[2]. Possédez tant que vous voudrez, au loin et au large : faites un fonds de terre de ce qui s’appelait un empire, ayez à vous tout autant que vous pourrez, toujours il en restera plus qui ne sera point à vous25.

« À votre tour maintenant, vous chez qui le luxe déborde en aussi larges envahissements que chez d’autres la cupidité. Jusqu’à quand, vous dirai-je, n’y aura-t-il point de lac sur lequel le faîte de vos villas ne s’élève comme suspendu, point de fleuve que ne bordent vos édifices somptueux ? Partout où l’on verra sourdre un filet d’eau thermale, de nouvelles maisons de plaisir vont sortir du sol. Partout où le rivage forme en se courbant quelque sinuosité, vous y bâtissez à l’instant ; le terrain n’est point digne de vous, si vous ne le créez de main d’homme, si vous n’y emprisonnez les mers26. Mais en vain vos palais resplendiront-ils en tous lieux, et sur ces hautes montagnes d’où l’œil découvre au loin la terre et les flots, et au sein des plaines d’où ils s’élèvent rivaux des montagnes ; quand vous aurez construit sans fin comme sans mesure, chacun de vous n’aura pourtant qu’un corps et bien mince. Que vous servent tant de chambres à coucher ? Vous ne reposez que dans une seule. Elle n’est point vôtre, la place où vous n’êtes point.

« À vous ensuite, qui pour votre table, gouffre insatiable et sans fond, faites fouiller la terre aussi bien que les mers. Hameçons, lacets, filets de tout genre font la plus laborieuse chasse à tous les animaux ; pas un n’obtient la paix que de vos dédains. De cette chère, que vous apprêtent des milliers de bras, combien peu en effleurent vos lèvres blasées de raffinements ? De cette énorme bête, prise au péril de tant de vies, combien peu en goûte le patron, gonflé d’indigestion et de nausées ! Ces amas de coquillages, voiturés de si loin, combien peu en reçoit cet estomac que rien n’assouvit ! Malheureux ! vous ne comprenez même pas que vous avez plus d’appétit que de ventre ! »

Dis cela aux autres, de manière à l’entendre aussi toi-même ; écris-le, mais pour te lire en écrivant, rapportant tout aux mœurs et à l’apaisement de nos fougueuses passions. Étudie, non pour savoir plus, mais pour savoir mieux.


LETTRE LXXXIX.
Je songeois que de votre héritage

Vous avez beau vouloir élargir les confins,
Quand vous l’agrandiriez trente fois davantage.

Vous aurez toujours des voisins.
(J. B. Rousseau, III, Ode vi.)

 Vois, chassée à grands frais de sa rive étonnée,
La mer dans leurs villas frémir emprisonnée.

(Pétrone, ch. cxx.)

  1. Énéide, I, 342.
  2. Voy. De la Vie heureuse, XVII. Lettre XCIV; des Bienfaits, III, VIII.