Lettres à Lucilius/Lettre 85

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE LXXXV.

Que le sage s’interdise même les passions les plus modérées.

Je t’avais ménagé ; j’avais omis tout ce qui restait encore de trop difficile à démêler, satisfait de te donner comme un avant-goût de ce que disent les nôtres pour établir que la vertu à elle seule suffit à remplir toutes les conditions du bonheur. Tu veux que je réunisse tous les arguments soit de notre école, soit imaginés pour nous persifler : si je l’entreprenais, au lieu d’une lettre je ferais un livre, moi qui témoigne à tout instant que ce genre de démonstration est loin de me plaire. J’ai honte de descendre dans la lice, pour la cause des dieux et des hommes, avec une alène pour toute arme.

« Qui est prudent est aussi tempérant ; l’homme tempérant a de plus la constance ; la constance suppose l’imperturbabilité, laquelle n’admet point d’affection triste ; or qui est libre de tristesse est heureux : donc l’homme prudent est heureux, et la prudence suffit pour le bonheur. » À cette série de déductions, des péripatéticiens répondent que l’imperturbabilité, et la constance, et l’absence de tristesse s’attribuent, dans leur langage, à l’homme qui n’est troublé que rarement et médiocrement, et non pas qui ne l’est jamais ; l’exemption de tristesse, ils l’entendent de quiconque n’y est point enclin et ne se livre pas fréquemment ou avec excès à ce genre de faiblesse : car notre nature ne veut pas qu’aucune âme en soit affranchie ; leur sage, invincible au chagrin, y est toutefois vulnérable... et le reste dans le même sens, suivant l’esprit de leur secte. Ils n’excluent pas les passions, ils les atténuent.

Mais que c’est accorder peu au sage que de le dire plus fort que les plus faibles, plus gai que les plus affligés, plus modéré que les plus fougueux, plus grand que l’extrême bassesse ! Et que n’admire-t-il son agilité, que n’en est-il fier en considérant les boiteux et les estropiés ?

Elle aurait pu courir sur le front des épis,
Sans froisser ni courber ce flexible tapis,

Ou de son pied léger suspendu sur l’abîme,
Sans l’y mouiller jamais, des flots raser la cime
[1].

Voilà la vitesse qu’on estime par elle-même, et non pas celle qu’on loue comparativement aux plus lentes allures. Appellerais-tu bien portant l’homme attaqué de fièvre, même légère ? Un degré moindre dans le mal n’est pas la bonne santé.

« Le sage, disent-ils, est appelé imperturbable comme on appelle fruits sans noyau non ceux qui n’en ont point, mais ceux qui l’ont fort petit. » Erreur. Ce n’est pas la diminution, c’est l’absence des vices qui constitue l’homme vertueux tel que je le conçois ; il faut qu’ils soient nuls, non pas moindres ; si peu qu’il y en ait, on les verra croître et lui faire obstacle à chaque pas. Si une fluxion sur les yeux, grandie jusqu’au dernier période, ôte la vue, un commencement de fluxion la trouble. Donne au sage des passions quelconques, la raison, impuissante contre elles, sera emportée comme par un torrent, d’autant plus qu’au lieu d’une seule, c’est la ligue entière des passions que tu lui laisses à combattre. Or cette masse réunie, tout médiocre que soit chaque ennemi, est plus forte que le choc d’un seul, si grand qu’il puisse être. Ce sage a pour la richesse un amour qui est modéré, de l’ambition sans trop de fougue, une colère qu’on peut apaiser, une légèreté moins vagabonde et moins mobile que bien d’autres, un goût de débauche qui n’est point de la frénésie. Mieux partagé serait l’homme qui aurait un seul vice complet que celui qui, à moindre dose, les réunirait tous. D’ailleurs qu’importe le degré de la passion ? Quel qu’il soit, elle ne sait pas obéir, elle ne reçoit pas de conseil. Tout comme nul animal, soit sauvage, soit domestique ou privé, n’obtempère à la raison, parce que leur nature est d’être sourds à sa voix ; de même les passions ne suivent ni n’écoutent, si minimes qu’elles soient. Les tigres ni les lions ne dépouillent jamais leur férocité, bien qu’elle plie quelquefois ; et lorsqu’on s’y attend le moins, cette rage un instant radoucie se réveille terrible. Jamais le vice ne s’est franchement apprivoisé. Enfin, où la raison triomphe, les passions ne naîtront même point ; où elles naissent malgré la raison, malgré elle elles gagnent du terrain. Car il est plus facile de les arrêter au début que de régler leur fougueux développement[2].

Mensonge donc et danger que ce moindre degré dans le mal, système à mettre au même rang que celui qui dirait : « Sois modérément fou, modérément malade. » La vertu seule garde ce tempérament, que n’admettent point les mauvaises affections de l’âme : on les expulse plus aisément qu’on ne les dirige. N’est-il pas vrai que ces vices, invétérés et endurcis, qu’on appelle maladies de l’âme, sont immodérés, comme l’avarice, la cruauté, la tyrannie, l’impiété ? Les passions le sont donc aussi : car des passions on passe aux vices. Et puis, pour peu que tu laisses d’empire à la tristesse, à la crainte, à la cupidité, à tout mouvement dépravé de l’âme, tu n’en seras plus maître. Pourquoi ? Parce que c’est hors de toi qu’ils trouvent leurs stimulants. Aussi se développeront-ils selon que ces causes d’excitation seront plus ou moins énergiques. La crainte sera plus grande si l’objet qui la frappe semble plus grave ou plus imminent ; et le désir d’autant plus vif que de plus riches avantages éveilleront nos espérances. Si la naissance des passions dans l’homme ne dépend pas de l’homme, il dépend aussi peu de lui de les avoir à tel degré. Si tu leur permets de commencer, elles s’accroîtront avec leurs causes et toujours en proportion de celles-ci[3]. Ajoutons que même les plus petites affections de l’âme ne peuvent que grandir : jamais le mal ne garde de mesure. Les maladies les plus légères au début n’en suivent pas moins leur marche, et parfois une aggravation toute minime perd le malade. Mais quelle folie n’est-ce pas de croire qu’une chose dont le commencement ne dépend point de nous, prenne fin quand il nous plaira ! Comment suis-je assez fort pour étouffer ce que je n’ai pu empêcher de se produire, bien qu’il soit plus aisé de fermer la porte à l’ennemi que de le maîtriser une fois reçu ?

On a distingué, on a dit : « L’homme tempérant et sage, tranquille par sa complexion morale et physique, ne l’est point par le fait des événements. Si en effet, dans l’habitude de son âme, il ne sent ni trouble, ni tristesse, ni crainte, une foule de causes surgissent du dehors qui s’en viennent le troubler. » Voici ce qu’on veut dire par là : Il n’est point colère et se fâche pourtant quelquefois ; sans être timide, il a quelquefois peur : en d’autres termes, la crainte n’est pas en lui comme vice, mais comme impression. Admettons l’hypothèse ; et la fréquence des impressions produira le vice ; et la colère, admise dans l’âme, refondra cette constitution morale où la colère n’avait point part. Je dis plus : qui ne méprise pas les accidents du dehors craint donc quelque chose ; et lorsqu’il faudra braver hardiment et en face les glaives et les feux pour la patrie, les lois, la liberté, il marchera de mauvaise grâce et à contre-cœur. Le sage ne tombera jamais dans cette discordance de sentiments.

Il faut prendre garde aussi, ce me semble, de confondre deux points qui veulent être établis séparément. On conclut de la nature même de la chose qu’il n’y a de bien que l’honnête, et pareillement, que la vertu suffit pour le bonheur. S’il n’y a de bien que l’honnête, tout le monde accordera que pour vivre heureusement il suffit de la vertu ; réciproquement, si la vertu seule fait le bonheur, on ne disconviendra pas que l’unique bien c’est l’honnête. Xénocrate et Speusippe tiennent que le bonheur peut à toute force être le fruit de la vertu seule, et que cependant l’honnête n’est pas l’unique bien. Épicure aussi est d’avis qu’avec la vertu l’homme est heureux ; mais qu’en elle-même la vertu n’est point assez pour le bonheur, vu qu’on est heureux par la volupté, qui procède de la vertu, mais qui n’est point la vertu même. – Inepte distinction ! car il dit lui-même que jamais la vertu n’existe sans la volupté. D’après quoi, si toujours elle lui est inséparablement unie, seule elle suffira pour le bonheur, puisqu’elle a avec elle la volupté, puisqu’elle ne va point sans elle, lors même qu’elle est seule. Autre absurdité quand on dit qu’à toute force on sera heureux par la vertu, mais non parfaitement heureux : je ne vois pas comment cela peut se faire. Car la vie heureuse comprend le bien parfait et à son comble : elle est donc parfaitement heureuse. Si celle des dieux n’offre rien de plus grand ni de meilleur ; si la vie heureuse c’est la vie divine, il n’est plus pour elle d’accroissement possible. Et encore, si la vie heureuse est celle qui n’a faute de rien, toute vie heureuse l’est parfaitement ; là se trouve le bonheur et le bonheur suprême. Douteras-tu que la vie heureuse ne soit le souverain bien ? Donc, si elle possède ce bien, elle est souverainement heureuse. Le souverain bien n’étant point susceptible d’augmenter, car qu’y aurait-il au delà du terme le plus élevé ? il en est de même de la vie heureuse qui ne le serait pas sans le souverain bien. Que si tu fais l’un plus heureux que l’autre, tu mets à plus forte raison une infinité de degrés dans le souverain bien, ce bien au-dessus duquel je ne conçois aucun degré. Qu’un homme soit moins heureux qu’un autre, naturellement il ambitionnera cette vie plus heureuse que la sienne. Or l’homme vraiment heureux ne préfère rien à son sort. Il est de même peu croyable qu’il reste quelque chose que le sage aime mieux être que ce qu’il est, ou qu’il ne préfère pas ce qui serait meilleur à ce qu’il a. Car assurément, plus il sera sage, plus il se portera vivement vers la meilleure des situations et voudra la conquérir à tout prix. Or comment serait heureux l’homme qui peut encore, que dis-je ? qui doit encore désirer quelque chose ?

Je vais dire d’où vient cette erreur : on ne sait point qu’il n’y a qu’une vie heureuse. Ce qui fait d’elle la meilleure situation possible, c’est sa qualité et non sa grandeur. Aussi est-elle la même, longue ou courte, répandue ou concentrée, qu’elle se partage entre une infinité de lieux et de devoirs, ou qu’elle se replie sur un seul objet. L’estimer par nombre, mesure et parties, c’est lui ôter son excellence. Or qu’y a-t-il d’excellent en elle ? qu’elle est une vie pleine. Le terme du manger comme du boire est, je pense, la satiété. L’un a mangé plus, l’autre moins ; qu’importe ? les voilà tous deux rassasiés. L’un boit davantage, l’autre moins ; qu’importe, si tous deux n’ont plus soif ? Celui-ci a vécu plus d’années que celui-là : il n’importe, si les nombreuses années du premier n’ont point comporté plus de bonheur que le peu d’années du second. L’homme dont tu dis : « Il est moins heureux, » ne l’est pas du tout ; ce titre d’heureux n’admet pas de diminutif.

« Qui est courageux est sans crainte ; qui est sans crainte est sans tristesse ; qui est sans tristesse est heureux. » Ce syllogisme est de notre école. On cherche à répondre à cela : que nous nous emparons d’un fait erroné et contestable comme d’une chose avouée, en disant que l’homme courageux est sans crainte. Car enfin, cet homme ne craindra-t-il pas des maux imminents ? Ne pas les craindre serait pure folie, aliénation d’esprit plutôt que courage. Il craindra, sans doute très-légèrement ; mais il ne sera pas tout à fait hors de crainte. « Parler ainsi, c’est toujours retomber dans l’abus de prendre pour vertus des vices moindres. Car celui qui craint, quoique plus rarement et moins que d’autres, n’est point pur des atteintes du mal ; seulement elles sont plus légères. » – Encore une fois, je tiens pour insensé quiconque n’appréhende pas tout mal imminent. – « Vous dites vrai, si c’est un mal ; mais s’il sait que ce n’en est point un, s’il ne juge comme mal que la turpitude, il devra envisager le péril d’un œil calme et dédaigner ce que d’autres peuvent craindre ; ou bien, s’il est d’un fou et d’un homme hors de sens de ne pas avoir peur du mal, plus on sera sage, plus cette peur sera forte. » À votre sens, l’homme courageux se jettera donc au-devant des dangers ? « Point du tout. Il ne les craindra pas, mais il les évitera : la prudence lui sied, si la crainte ne lui sied point. » Eh quoi ! la mort, les fers, les brasiers, tous les traits de la Fortune ne l’effrayeront pas ? « Non : il sait que ce ne sont point des maux, mais des semblants de maux ; il voit dans tout cela des épouvantails. Représente-lui la captivité, les fouets sanglants, les chaînes, l’indigence et ces membres que déchirent la maladie ou les cruautés des hommes, évoque d’autres fléaux encore, il les comptera parmi les terreurs paniques. C’est aux peureux à en avoir peur. Regardes-tu comme mal ce à quoi l’homme doit souvent se porter de lui-même ? »

Tu demandes : Qu’est-ce que le mal ? C’est de céder à ce qu’on appelle maux, et de livrer lâchement cette indépendance pour laquelle il faut tout souffrir. C’en est fait de l’indépendance, si on ne brave les vaines menaces qui nous imposent leur joug. On ne mettrait pas en problème ce qui convient à l’homme courageux, si l’on savait ce que c’est que courage. Ce n’est point témérité irréfléchie ni amour des périls, ni manie de rechercher ce que tous redoutent ; c’est la science de distinguer ce qui est mal et ce qui ne l’est pas. Le courage n’excelle pas moins à se protéger lui-même qu’à supporter ces choses qui ont une fausse apparence de maux. « Mais enfin, si le fer est levé sur la tête de l’homme courageux ou va creusant tour à tour telle et telle partie de son corps ; s’il voit rouler sur ses genoux ses entrailles ; si par intervalles, pour qu’il sente mieux ses tortures, on revient à la charge ; si de ses viscères, de ses plaies ressuyées on tire encore de nouveau sang10, n’éprouve-t-il, dis-moi, ni crainte ni douleur ? » Il souffre sans doute, car le plus grand courage ne dépouille point la sensation physique ; mais il ne craint pas, il n’est pas vaincu, il regarde d’en haut ses souffrances. Veux-tu savoir quel esprit l’anime ? Celui d’un ami exhortant son ami malade.

« Ce qui est un mal est nuisible ; ce qui nuit fait que l’homme vaut moins : ni la douleur, ni la pauvreté n’altèrent ses mérites ; donc elles ne sont point des maux. » Cette proposition, nous dit-on, est fausse ; car il y a telle chose qui peut nuire à l’homme sans qu’il en vaille moins. La tempête et les mauvais temps nuisent au pilote, et ne lui ôtent rien de son talent. Certains stoïciens répondent que le talent du pilote se perd dans la tempête et le mauvais temps en ce qu’il ne peut plus accomplir ce qu’il se propose et suivre sa direction : il tombe au-dessous non point de son art, mais de son œuvre. Sur quoi le péripatéticien : « Voilà donc aussi le sage qui vaut moins si la pauvreté, si la douleur, si d’autres crises semblables le pressent : elles ne lui ôtent pas sa vertu, elles en empêchent l’action. » L’objection serait juste, s’il n’y avait disparité entre le pilote et le sage. Celui-ci se propose, dans la conduite de sa vie, non d’accomplir quoi qu’il arrive ce qu’il entreprend, mais d’agir en tout selon le devoir ; le but du pilote est de vaincre tous les obstacles pour mener son navire au port. Les arts ne sont que des agents : ils doivent tenir ce qu’ils promettent ; la sagesse commande et dirige. Les arts sont les serviteurs de la vie ; la sagesse en est la souveraine.

Il y a une autre réponse à faire, ce me semble ; savoir : que jamais ni l’art du pilote ne perd à la tempête, ni l’application de cet art. Le pilote ne te promet point une heureuse traversée : il te promet ses utiles services, son habileté à conduire un vaisseau, laquelle brille d’autant plus que des contre-temps fortuits lui suscitent plus d’obstacles. Celui qui peut dire : « Neptune, jamais tu n’engloutiras ce vaisseau sans que je tienne mon gouvernail droit11, » a satisfait à l’art ; ce n’est pas l’œuvre du pilote, c’est le succès que compromet la tempête. « Comment ? il ne nuit pas au pilote l’accident qui l’empêche de gagner le port, qui rend ses efforts impuissants, qui le reporte en arrière ou le tient immobile, ou enlève ses agrès ? » Ce n’est pas comme pilote, c’est comme navigateur qu’il en souffre. Loin que cela déconcerte son art, il en ressort davantage : car en temps calme, comme on dit, le premier venu est pilote. Le gros temps fait tort au navire, non au pilote en tant que pilote. Il y a en lui deux personnes : l’une qui lui est commune avec tous ceux qui montent le bâtiment où lui-même compte comme passager ; l’autre qui lui est propre et qui le constitue pilote. La tempête lui nuit sous le premier rapport, non pas sous le second. Et puis son art existe pour le service d’autrui : ce sont les passagers qu’il intéresse, comme l’art du médecin s’applique à ceux qu’il traite. La sagesse est un bien tout à la fois commun aux hommes avec lesquels vit le sage, et personnel au sage. Ainsi peut-être la tempête contrarie le pilote en paralysant le ministère qu’il a promis aux passagers ; mais le sage ne reçoit d’échec ni de la pauvreté, ni de la douleur, ni d’aucun des orages de la vie ; car ils n’enchaînent point tous ses actes, mais seulement ceux qui touchent ses semblables : lui-même agit toujours sans toujours réussir[4], et n’est jamais plus grand que quand le sort lui fait obstacle : il remplit alors la vraie mission de la sagesse, qui est le bien, avons-nous dit, et des autres hommes et du sage.

Mais de plus, il ne tombe même pas dans l’impuissance de les servir, lorsque pour son compte il est victime de quelque fatalité. L’humilité de sa fortune l’empêche-t-elle d’enseigner d’exemple l’art de gouverner les peuples, il enseignera comment se gouverne la pauvreté ; son œuvre s’étend à toutes les circonstances de la vie. Et il n’y a ni condition, ni événement qui exclue son action : il remplit alors ce même rôle qui lui interdit de remplir les autres. Également propre à toutes deux, la bonne fortune il la réglera, la mauvaise il la vaincra. Il a exercé sa vertu de manière à la déployer dans les revers comme dans le succès, à n’envisager qu’elle, non la matière qu’elle doit mettre en œuvre. Voilà pourquoi ni pauvreté, ni douleur, ni rien de ce qui pousse les esprits ignorants hors de la voie et dans l’abîme n’arrête le sage. Tu crois que le malheur l’accable ? Le malheur lui sert. Ce n’était pas d’ivoire seulement que Phidias savait faire des statues ; il en faisait de bronze. Tu lui aurais donné du marbre, ou toute autre matière vile au prix du marbre, qu’il en eût tiré, selon qu’elle s’y fût prêtée, des chefs-d’œuvre. Ainsi le sage signalera sa vertu, s’il le peut, dans la richesse ; faute de mieux, dans la pauvreté ; dans sa patrie, s’il y habite ; sinon, sur la terre d’exil ; comme général ou comme soldat, en santé comme en maladie. Quelque destinée qui lui advienne, il en fera sortir de mémorables résultats. Certains hommes domptent les bêtes sauvages et soumettent au joug les plus féroces, celles dont la rencontre nous glace de terreur. C’est peu qu’ils les dépouillent de leur caractère farouche, ils les apprivoisent jusqu’à la familiarité. Le lion souffre de son maître qu’il porte la main dans sa gueule ; le tigre se laisse embrasser de son gardien ; un nain d’Éthiopie fait mettre à genoux et marcher sur la corde un éléphant[5]. De même le sage est expert dans l’art de dompter les maux. La douleur, l’indigence, l’ignominie, la captivité, l’exil, monstres affreux partout ailleurs, dès qu’ils approchent ne sont plus intraitables.

LETTRE LXXXV.

10. M. de Maistre a cru voir là, comme dans la Lettre Lxxviii, un souvenir des tortures infligées sous Néron aux chrétiens ; et il a remarqué une imitation évidente de Sénèque par Lactance, qui dit à propos des martyrs de Dioclétien : « La seule chose qu’évitent les bourreaux, c’est que les chrétiens ne meurent dans la torture ; ils ont grand soin que leurs membres reprennent de la force pour d’autres souffrances, et puissent fournir de nouveau sang au supplice. » (Divin. Instit. , V, II.)

11. Voir Consol. à Marcia, vi. « Que la fortune heurte votre vaisseau par tous les endroits et le couvre de toutes ses vagues, elle ne vous empêchera pas de tenir le gouvernail droit. (Balzac, Consol. à M. de La Valette.)

  1. Énéid., VII, 808. Barthélémy.
  2. Voir De la colère, I, VII et VIII.
  3. Au texte: cum causis crescent, tantique erunt quanti (ou quanto) fient; ce qui n'offre pas de sens. J'ai lu quantæ.
  4. Je lis avec deux Mss. non in effectu. Lemaire: et in effectu.
  5. Voy. Suét., Galba, VI, et Pline, Hist. nat., VIII, II.